Le sergent Estera et moi-même traversons donc le fluide vers la mystérieuse Saldana, dont je ne connais, pour l’instant, que le nom et la situation politique complexe. Lorsque mon corps se rematérialise, je me retrouve dans une salle plutôt sombre, qui semble creusée à même la roche. Une roche aux couleurs de l’argile, d’un brun tirant vers le rouge, à quelques égards. Estera ne tarde pas à se reformer à côté de moi, et lui aussi, bien qu’habitué des lieux, s’attarde à regarder les alentours… Comme s’il s’attendait à être assailli d’ennemis sitôt le seuil du fluide franchi. Je fronce les sourcils, avant de m’adresser à lui.
« Risquons-nous quelque chose, dans l’immédiat ? »Il me rend mon regard, et pose une main sur mon épaule, avec un sourire qui se veut rassurant.
« Ça fait quelques semaines que je ne suis plus venu ici. Qui sait dans quel état se trouve ce monde, maintenant. »Je me prends à penser que si l’urgence est si forte, que si la menace de la guerre civile est si proche du fluide, ils auraient dû mettre en œuvre bien plus de défenses pour empêcher d’éventuels insurgés de traverser le fluide vers Tulorim. Mais peut-être n’est-ce pas la conquête, la raison et la nature de cette guerre. Peut-être ignorent-ils tout de l’utilisation des fluides, et de l’existence des faeras en ce monde. Peut-être cherchent-ils simplement à se défaire de l’influence de Tulorim. Cela me semblerait étrange, tout de même, que ce fluide ne soit l’objet d’aucune convoitise. Si ce que les miliciens m’ont dit est exact, c’est un sbire d’Aerq, allié d’Oaxaca, qui manœuvre le tout dans l’ombre, fomentant la révolte pour servir ses desseins.
Pour l’heure, rien ne permet de répondre à ces questions. Même mon accompagnant, coutumier du monde, semble perdu et indécis sur la situation, et sur le comportement à adopter. Une chose est sûre : la salle est vide. Éclairée de torches et de trous carrés percés à même les murs, épais, donnant directement sur l’extérieur, mais à une telle hauteur qu’on ne voit rien de cet extérieur en question, elle n’abrite qu’Estera et moi. Et n’a pour seule issue qu’une porte, vers laquelle l’humain s’approche, pour y frapper vivement de ses poings.
« Ouvrez-nous. Ohé ! Sergent Estera de Tulorim. Laissez-nous entrer. »Un court instant de silence, rompu par le bruit de chaines et de loquets faisant vibrer la porte, qui finit par pivoter sur ses gonds pour s’ouvrir, et laisser ma vue apercevoir ce qu’il a au-delà : deux soldats tulorains, en livrée noire et blanche, aux couleurs de la cité neutre des humains d’Imliftil. La cité que je sers, officiellement, par le biais de la milice. Celui qui a ouvert la porte s’efface au profit de l’autre, qui accueille Estera en lui donnant l’accolade. Apparemment ils se connaissent. D’une quarantaine d’années, le soldat arbore une barbe brune et des cheveux courts. Ses yeux émeraudes, si communs au peuple de Whiel, confirment son origine. Il finit par les fixer sur moi. Estera prend la parole pour me présenter.
« Voici Cromax… »Mais je l’interromps presque aussitôt, pour m’introduire moi-même… à ma manière.
« Cromax, oui. Sergent attitré de la milice de Tulorim, récemment promus sur la surveillance de la situation de guerre civile sur Saldana. Quelle est-elle, actuellement ? »Poser des questions pour qu’on n’en retourne pas trop… Tactique habile, que j’espère voir fonctionner. Les informations que j’ai données sont inexactes, et imprécises… Je ne suis pas encore sergent, et notre rôle ici est de mettre fin à la guerre, pas juste de surveiller celle-ci. Mais comme l’approche doit rester discrète, autant ne pas tout révéler au premier venu. Même s’il connaît Estera. Le sergent sait la supercherie, mais entre dans mon jeu en restant coi. Le soldat, lui, s’y engouffre avec la plus grande naïveté, et d’un ton formel, me fait rapidement un rapport de la situation.
« Nous ne sommes plus guère présents qu’ici, et dans une ou deux Ardis mineures des alentours. Les contacts avec les autres villes ont été rompus depuis le putsch. Ni commerce, ni diplomatie. Au moins nous laissent-ils tranquille ici. La forte présence de colons de Tulorim encourage les esclaves locaux à… rester paisibles. Mais le Seigneur Melchial craint un rassemblement massif pour faire tomber l’Ardis aux mains des rebelles. Aucun rapport d’éclaireur n’indique que ça arrive mais… tout le monde s’y prépare, ici. Comme si c’était inévitable. »La situation, bien que critique, n’est pas aussi désespérée qu’elle aurait pu l’être. Les Tulorains ont encore un pied à terre plutôt sûr. Au moins un. Et c’est déjà pas mal, apparemment, vu le ton employé par le garde. Je porte mon regard sur Estera.
« Hé bien, il était temps qu’on arrive, alors. »Il opine du chef, et s’adresse au barbu à nouveau.
« Melchial est présent ? Il faudrait qu’on ait un entretien au plus vite avec lui. »Le soldat confirme d’un mouvement de tête que c’est possible de le voir… Et nous fait signe de le suivre, sans répondre de la capacité dudit Melchial à avoir une entrevue avec nous. Nous sortons de la salle du fluide pour nous retrouver dans une autre pièce, toute militaire, elle aussi creusée dans la même roche rougeâtre, mais cette fois décorée de pavois et tapisseries dans les tons rouges et ocres. Une salle des gardes, sans doute, munie de plusieurs lits, tables et chaises, coffres… Et de plusieurs soldats, en poste ou en pause. Au moins l’endroit est gardé.
Nous ne nous attardons cependant pas ici, nous laissant mener à travers des couloirs vers l’extérieur. Enfin… l’extérieur du bâtiment, qui se trouve être l’intérieur d’une gigantesque grotte naturelle, où est construite la ville. D’où le nom d’Ardis, sans doute. Une ville souterraine. La température y est assez fraiche, et l’ombre omniprésente. Ce qui est plutôt agréable et rare, j’imagine, sur une planète désertique. Le soldat nous mène par le chemin le plus court jusqu’à la demeure de Melchial : un castelet de pierres séparé de la ville par un pont-levis donnant sur une crevasse sans fond. Plutôt accueillant. Le pont est baissé, mais gardé par deux mastodontes en armure de plates. Lourds et lents… mais bien protégés, pour le coup. Nous pénétrons l’édifice sans qu’ils ne nous demandent de compte. Sans doute mon escorte aide-t-elle à cette facilité.
Nous arrivons dans une salle à manger toute en longueur, munie d’une longue table rectangulaire en bois brut, ornée de quelques chandeliers d’argent éclairant les lieux, avec l’aide d’un lustre métallique où de nombreuses chandelles brulent. Assis dans une chaise proche d’un trône de bois orné de coussins de velours vert, un homme d’un page assez avancé nous regarde arrivé. Lui-même vêtu de vert, et drapé dans une cape de velours vert cerclée d’or, l’humain a une mine dure, mais ses traits se rapprochent plus du politique que de l’homme d’armes. Cheveux noirs aux mèches tirant sur le gris plaqués sur l’arrière de son crâne, barbe rasée de frais, il nous regarde arriver de ses yeux noirs sévères.
Le garde s’arrête à l’entrée de la pièce, et nous laisse, Estera et moi, y pénétrer sans nous suivre. Le Sergent décide de prendre la parole d’un ton strict, dénotant un peu de celui qu’il a directement utilisé avec moi, plus familier.
« Sire Melchial, Sergent Estera de la milice Tuloraine, au rapport. »Comme en écho, mais d’un ton moins guindé, je réplique :
« Sergent Cromax, de la même milice. »Le dirigeant de la ville se frotte le menton, et d’une voix grave et basse, nous invite à nous asseoir à sa table.
« Veuillez-vous asseoir. Que me vaut le plaisir de votre visite ? »Plaisir ? Il n’a nullement l’air ravi. Et quelle question, aussi, quand on sait que sa ville est menacée de guerre civile. Estera poursuit, plus habitué à la personne qui nous fait face que moi.
« Nous sommes venus prendre compte de la situation de Saldana, sire. Nous sommes dépêchés par Tulorim pour mettre fin à la guerre. »Il met à mal mon mensonge d’une balayette orale… mais peut-être ne vaut-il mieux pas mentir, à un tel personnage. Pas directement, du moins. Soucieux de ne pas perdre la face, je jette un coup d’œil vers le couloir, où le barbu n’est plus. Ouf, nous sommes seuls avec le dirigeant. Et… deux autres soldats en armure lourde semblables à ceux de l’entrée, qui surveillent la scène dans des renfoncements de la pièce. Je viens seulement de les remarquer.
Melchial se fend d’un éclat de rire sinistre, qui témoigne de tout sauf de la joie. Dédain, désespoir, ironie… Il ne tarde pas à confirmer mon impression.
« Deux pauvres sergents de milice, qui mettraient fin à une guerre civile que moi-même je ne peux gérer ? Vous êtes insouciants et idéalistes, jeunes gens. Mais je ne peux qu’accueillir avec bienveillance ce type d’initiative. »Bienveillance… on repassera. Il a l’air sinistre. Et ses encouragements n’encouragent que le désespoir d’une situation qui parait, du coup, inextricable. Estera ne se laisse cependant pas plus démonter par la pique que moi, et rétorque d’un ton décidé :
« Je suis sans doute le mieux placé pour m’occuper de la gestion de cette guerre. Et le Sergent Cromax est un élément solide de notre milice, n’ayant échoué aucune mission, et brillant par ses actes héroïques dans tout Yuimen. Mais c’est un fait, sans votre aide, nous n’irons pas loin. Je viens vous demander votre soutien logistique pour mener à bien notre mission. »Le dirigeant soupire, las.
« Et des hommes, et des armes, des transporteurs, vivres, équipements et pots de vin ? Que croyez-vous donc que je sois capable de vous fournir. Et pourquoi le ferais-je, quand je sais que tout ce dont je me séparerai me manquera lorsque l’offensive finale sera lancée contre Ard’Ùlan ? Quant à votre expertise sur le sujet, nul doute qu’elle est réelle… C’est de l’ardis dont vous aviez la garde que tout est parti. La première à tomber. Souhaitez-vous poursuivre dans votre échec ? Voulez-vous encore jeter l’opprobre sur votre père ? »L’insulte est vicieuse. Assez subtile pour ne pas être prise pour un affront direct, mais blessante et dépréciatrice, c’est sûr. Le sergent ne se laisse pas démonter pour autant, bien que sa mine soit bien plus sombre, et que ses mâchoires se crispent nerveusement, le temps qu’il trouve ses mots pour répondre…
« Rien n’indique pour l’instant qu’une attaque aura lieu. Quant à votre participation, elle ne sera que minime. Je ne vous déferai d’aucun homme, ni d’aucun matériel, si ce n’est vivres et transports pour voyager dans le désert. Et surtout, tout ce que vous saurez nous dire sur l’évolution de la guerre civile. »Nous serons donc vraiment deux pour résoudre cette histoire… Et pas un de plus. Les officiels locaux semblent charmants, vraiment. J’interviens à mon tour, plus provocateur que mon comparse.
« Il serait dommage que dans nos rapports, il soit état de fait de votre inaction pour sauver ce monde des rixes dont il est victime. Et quand bien même ça serait impossible, autant nous laisser essayer, non ? ça ne vous coutera pas grand-chose, et vous pourrez vous gausser, si nous réussissons, de cette paix retrouvée, sans avoir quitté votre petit abri bien confortable. »Le regard noir qu’il me lance veut tout dire, mais… il cède à nos prérogatives, et met fin à la discussion pour la reporter à plus tard… Le temps sans doute pour lui de préparer ce dont nous avons besoin, et son argumentaire face à nos demandes. Ce type de personne ne fait rien spontanément.
« Bon. Vous reviendrez ici à l’heure du déjeuner. Je vous donnerai ce dont vous aurez besoin. Veuillez rompre. »Et sans un mot de plus, sous cette froideur tombée, nous quittons la pièce.