Il me faut sept jours, au lieu des cinq prévus, pour parvenir enfin à la citadelle de Clair de Lune. Bien qu'en théorie il suffise de suivre le fleuve vers l'aval depuis Mertar, le relief tourmenté de la région contraint le voyageur à moult détours et il est aisé de s'égarer dans des culs de sacs ou des vallons filant en définitive dans d'autres directions. Malgré mes quelques errements, c'est après ce court voyage sans autres histoires que je découvre enfin ce haut-lieu de notre ordre aux allures de palais bien plus que de forteresse. Ses bâtiments aux formes arrondies, ouvragés de nombreuses arches arachnéennes, illustrent magnifiquement les antiques arts des bâtisseurs Elfes. Sa position au milieu du fleuve tumultueux en fait un lieu à la fois sauvage et paisible, en parfaite harmonie avec son environnement, mais aussi un lieu difficile d'accès. Seuls deux étroits pont-levis solidement défendus par des fortifications permettent d'y entrer, reliant la forteresse aux deux rives du fleuve et rendant par là même un siège fort délicat puisqu'il faudrait bloquer les deux rives pour qu'il soit efficace. Lorsque je m'approche du pont de la rive ouest, sur laquelle je me trouve, quatre Elfes en armes se placent en travers du passage, pas ouvertement menaçants mais néanmoins vigilants. L'un d'eux me hèle tandis que j'avance vers eux:
"Salutations voyageur. Que nous vaut votre présence à nos portes?"
Les gardes nous observent, mon Ithilartëa et moi, avec une certaine inquiétude mêlée d'admiration, sans doute n'ont-ils pas souvent des visiteurs aussi rares qu'un Silnogure ou aussi somptueusement armés que je le suis, mieux vaut que je les rassure avant qu'ils ne rameutent toute la garnison:
"Bonjour, guerriers de l'Opale. Je me nomme Tanaëth Ithil et je suis des vôtres. C'est par ma seule volonté que mes armes se meuvent. Veuillez je vous prie informer Messire Illinwë de mon arrivée, il vous confirmera mon identité."
"Vous êtes le seigneur Ithil?! C'est un honneur de vous rencontrer, Messire. Venez, le Commandeur Illinwë attendait votre arrivée avec impatience."
"Tout l'honneur est pour moi, Fils de Sithi. Nous aurons le temps de faire plus ample connaissance, je l'espère, mais pour l'heure je vous suis, il serait peu courtois de faire patienter ce cher Sylayëm."
Conduit par mon guide, je découvre avec admiration l'intérieur majestueux de la citadelle, elle n'a rien à envier à l'Opale de Lune des environs d'Hidirain et me rappelle étrangement à quel point notre ordre est ancien et ancré dans l'histoire Sindel. Il fallait avoir une foi inébranlable en ce qu'il représente pour bâtir une telle oeuvre des millénaires après l'Exode et malgré l'inquisition terrible menée par les Ithilausters sur Yuimen. Nous ne sommes plus que l'ombre de ce qu'étaient les Danseurs d'Eden, d'une certaine façon, mais ici comme en Hidirain souffle un vent de renouveau. La fierté d'appartenir à cet ordre ancestral brille à nouveau dans les regards, l'espoir de retrouver un jour notre place parmi les nôtres s'est embrasé et, bien qu'il y ait quelque chose d'écrasant dans le rôle que j'ai accepté d'endosser, c'est aussi et surtout exaltant, galvanisant.
Nous retrouvons le Commandeur dans une salle d'entraînement, en compagnie d'une Sindel que je reconnaîtrais entre mille d'un seul coup d'oeil: Llyann'tar Thelwë. Je marque une halte en la découvrant ici, voilà bien une chose à laquelle je ne m'attendais pas, une surprise qui emplit mon coeur de joie et fait naître un franc sourire sur mes lèvres. Elle et Sylayëm ne tardent pas à réaliser ma présence et interrompent leurs passes d'armes, ce dernier se contente de sourire en inclinant le visage mais Llyann se jette si impulsivement dans mes bras que nous manquons de peu tomber à la renverse. Je la fais tournoyer dans les airs en riant avant de la serrer contre moi avec force, Dieux que cela fait du bien de la revoir! De tous les êtres vivants sur Yuimen elle est celle dont je me sens le plus proche, la seule peut-être à qui je voue une confiance absolue, malgré les circonstances troubles de notre première rencontre. Je ne peux oublier les paroles du Gentâme, qui la rendaient responsable de mes ennuis, mais quelle importance aujourd'hui? Je sais que cela n'avait rien de volontaire, le véritable fautif n'est autre que son père, Averenn, mon ennemi mortel depuis plus de trente années. Nous finissons par nous détacher l'un de l'autre et je vais serrer amicalement les poignets de Sylayëm, un salut de guerriers, je le connais somme toute assez peu mais j'ai néanmoins appris à l'apprécier durant mon séjour en Hidirain et je connais son dévouement sans faille à la cause de notre Ordre.
Nous bavardons un moment de tout et de rien, puis Llyann me conduit dans l'une des tours où se trouvent, m'apprend-elle, des appartements pour les visiteurs. Ces derniers sont vastes et lumineux, pourvus de tout le confort que l'on pourrait exiger et même, summum du luxe, de grandes baignoires alimentées en eau chaude par un ingénieux système. Je hausse un sourcil lorsque Llyann referme la porte derrière elle, apparemment elle n'a pas l'intention de quitter la pièce dans l'immédiat car elle me sourit d'un air narquois:
"Enlève tes frusques crasseuses, tu as vraiment besoin d'un bain."
Elle exagère, je me suis lavé chaque jour dans les eaux glaciales du torrent, mais je la sais têtue et sa présence ne me dérange pas, nous avons laissé notre pudeur quelque part dans les tréfonds du Rock Armath. Je me contente d'un haussement d'épaules et obtempère, amusé de voir qu'elle juge avoir elle aussi besoin de se décrasser. Lors de nos dernières rencontres il y avait Ethël entre nous ou, plutôt, ma naïveté de croire que je pourrais l'épouser et vivre en paix à Hidirain, entouré d'une famille comme le commun des gens. Mais aujourd'hui ces illusions se sont estompées, je sais que je n'endosserai probablement jamais un tel rôle. Je suis un combattant, la Lame de Sithi, ma vie est et sera d'errances et de combats, elle s'achèvera sous une lame quelconque, demain, dans un siècle ou un millénaire, qu'importe? Seul le présent compte, vivre maintenant, intensément, libre et entier, c'est la seule manière que j'aie trouvée pour éviter de sombrer dans les ténèbres. Plus tard, blottie contre moi, Llyann murmure:
"Il faut que nous parlions, Tanaëth. J'ai reçu des nouvelles du Naora et j'ai appris que mon père se trouvait à Kendra-Kâr. Sylayëm y a envoyé Kay de Kallah pour découvrir ce qu'il manigance, une décision que je ne suis pas certaine d'approuver mais il n'avait personne de plus qualifié qu'elle pour cette tâche."
"Hum. C'est risqué, oui, ton père n'est pas un adversaire à sa portée. Enfin, il a pris la décision qui lui semblait la meilleure, reste à espérer que Kay soit prudente. Et ces nouvelles du Naora, quelles sont-elles?"
"La situation générale est de plus en plus tendue, les Ithilausters dressent les Sindeldi les uns contre les autres afin d'asseoir leur pouvoir. Ils ont nommé un couple de régents mais ce ne sont que des marionnettes entre les mains de l'Ithil Taerym qui étend sa domination jour après jour. La reconstruction de Tahelta traîne faute de fonds, la colère gronde au sein du peuple qui pense que les prêtres s'accaparent les richesses du pays."
"Ce qui n'aurait rien de bien étonnant, ils ne se sont jamais privés..."
"Non, c'est certain. Mais il semblerait que cela ait empiré. D'après ta parente Ylis la situation est devenue vraiment explosive, il suffirait de peu de choses pour qu'une guerre civile éclate. Et s'il y a une personne en qui j'ai confiance pour analyser ce genre de choses, c'est bien elle."
Je ne connais cette lointaine parente que de nom, je sais qu'elle dirige une citadelle de notre Ordre au Naora, l'Aura de Syriën, dissimulée dans les montagnes au nord de Tahelta, mais c'est à peu près tout. Toutefois je sais pouvoir me fier au jugement de Llyann qui, elle, l'a rencontrée voilà bien des années de ça.
"Il y a autre chose...cela fait maintenant un certain temps que tes parents ont disparu et tu n'es pas retourné au Naora depuis de nombreuses années. Les vautours commencent à se disputer ton héritage, dans peu de temps il sera accaparé par le clergé, si tu veux faire valoir tes droits tu ferais bien de ne pas trop tarder."
"Je risque le bagne si je retourne à Nessima, Llyann, j'en ai été banni. Enfin, j'ai bien une idée pour résoudre ce problème, mais les inconnues sont si nombreuses que cela reviendrait à jouer à pile ou face."
"Tu oublies ma mère. Son appui te sera acquis, or c'est une amie proche d'Asuran 'tar Thinel, elle saura le convaincre de lever sa plainte. Et s'il la lève, ton bannissement appartiendra au passé."
"Elle ne le convaincra pas si aisément que tu sembles le penser, mon refus d'épouser sa fille cadette l'a profondément offensé, il a fait des pieds et des mains pour me faire bannir. Il aurait cependant échoué si ton père ne s'en était pas mêlé, qu'il s'en mêle cette fois encore, ce qui est plus que probable, et c'est à Raynna que je finis."
Lyann me sourit d'un air matois et remarque doucement:
"Mon père est sur Nirtim, actuellement. Il se préoccupe beaucoup de l'influence que nous pourrions acquérir au sein du royaume Kendran, en partie parce qu'il craint que nous incitions le prince Naémin à revendiquer ses droits. Rares sont les Ithlausters à le vouloir pour roi, il paraît que ce jeune Sindel n'est guère malléable. Nous pouvons faire en sorte que mon père ait de bonnes raisons de s'inquiéter et qu'il demeure dans la région. Si tu agis rapidement tu le prendras de court, il ne s'attend certainement pas à ce que tu aies l'audace de retourner à Nessima."
"Mmm. Admettons. Reste qu'il connaît mon appartenance à l'Opale et qu'il pourrait aisément m'accuser d'hérésie. Enfin, il lui faudrait de solides preuves, si je parvenais à faire rétablir mes droits, mais c'est tout de même un risque à ne pas négliger. Et cela ne résout pas le problème d'Asuran. Je ne vois qu'une chose susceptible de l'apaiser, en fait."
Le sourire de mon amie devient ouvertement moqueur alors qu'elle réplique:
"Il n'y en a qu'une, en effet: il faut que tu honores l'engagement de tes parents et que tu épouses sa fille."
"En admettant que Tsirith ne soit pas déjà mariée depuis des années."
"Elle l'est, elle habite Balsinh maintenant."
"Eh bien, voilà qui règle la question."
"Pas tout à fait. Il a une autre fille, l'aînée, qui est toujours célibataire."
Je dois me creuser les méninges pendant quelques instants pour me souvenir d'elle, de son nom du moins car je ne me rappelle pas l'avoir déjà croisée. Avec la réminiscence de son nom m'en viennent d'autres, qui me font légèrement grimacer:
"Sylënn? Par Sithi, elle a la réputation d'être plus froide qu'un glaçon, ce n'est pas elle qui a humilié armes à la main je ne sais combien de prétendants devant toute la ville?"
"Précisément. Elle n'a aucune intention d'épouser qui que ce soit mais, comme elle est très sûre d'elle et de ses talents martiaux, avec raison d'ailleurs, elle a promis à son père qu'elle se marierait avec celui qui parviendrait à la dompter armes au poing."
"Hum. Elle est pourrie ton idée, Llyann. Si je gagne j'hérite d'un glaçon qui n'a aucune envie d'un mari, et si je perds je serais la risée de toute la ville. J'ai connu plus réjouissant comme plan..."
"Cesse de faire l'enfant, Tanaëth, tu sais comme moi que tu n'auras pas de meilleure opportunité."
J'en maugrée de dépit, sachant fort bien qu'elle a raison, mais l'idée de m'engager dans une union pour des motifs aussi triviaux et bassement calculateurs n'a rien pour m'enchanter. S'il n'y avait que la question de mon héritage ma réponse serait un non franc et définitif, mais un tel mariage serait aussi un atout considérable pour un futur retour des Danseurs au Naora. L'oncle de Sylënn est l'un des cinq Ithil Aenors, un allié de poids et ce n'est pas le seul membre influent de la famille Thinel. cela ne me plaît pas, mais je serais un imbécile de laisser mes états d'âme me détourner de mon devoir. J'ai fait un serment à notre Mère, il est temps de faire le nécessaire pour être en mesure de l'honorer un jour. Résigné, je finis par soupirer:
"Est-ce qu'on t'a déjà dit que tu n'étais qu'une vile manipulatrice?"
"J'ai été à bonne école et...arrête, il faut qu'on se prépare, Sylayëm nous attend pour le banquet!"
"Eh bien il attendra un peu, il faut que je fasse quelques réserves de chaleur Elfique si je dois passer le reste de ma vie avec une incarnation de Yuia!"
Le banquet attendra probablement plus qu'un peu mais tant pis, il faut bien qu'il y ait quelques menus avantages à être responsables de l'Opale.
|