Légende de la création du temple d’Oranan
Rana, alors que les dieux et déesses s’incarnèrent, fut la seule à refuser de prendre forme sur le monde. Renonçant à marcher parmi les hommes, elle conserva sa forme immatérielle pour parler à tous ceux qui voulaient l’entendre : elle fut le souffle, le murmure qui transmit, jour après jour, la sagesse aux êtres que créèrent les dieux. Balayant les terres et les mers, elle emportait avec elle l’ignorance, l’obscurité des esprits, et déposait en chacun les graines d’une clairvoyance nouvelle. Partout ceux qui l’adoraient, les êtres les plus réceptifs à son message, s’en allaient par les chemins parler à leurs semblables, enseigner, diffuser la bénédiction de la Déesse. Car tel était son commandement : aller de par les chemins, vers tous horizons, pour porter la sagesse à tous ceux dont l’âme ne vibrait pas à son souffle. Portés par le vent, ses fidèles étaient sans attaches, sans toit, sans feu. Suivant l’exemple de leur déesse, ils avaient refusé de voir leur foi s’élever en autels, temples et autres manifestations matérielles de dévotion, comme le firent les premiers êtres pour honorer les Dieux qui marchaient parmi eux.
En des temps anciens, dans les plaines de l’actuelle Ynorie, au sein d’une tribu de nomades dont le nom s’est perdu dans les mémoires, et que seuls les Dieux connaissent encore, naquirent des jumeaux. Le jour où ils poussèrent leur premier cri, une terrible tempête balayait la plaine, menaçait d’emporter les frêles abris où se terraient les membres de leur tribu. L’homme sage qui parmi ces hommes et ces femmes faisait office de prêtre et de guérisseur, déclara que le souffle de Rana bénissait les deux enfants. Pourtant, la naissance fut la cause d’un grand chagrin pour la famille : un des bébés, une fille, était en pleine santé, d’une incroyable vigueur, tandis que son frère, plus chétif, avait des jambes semblables à deux moignons, atrophiées. En ces temps rudes, il était de coutume d’abandonner les enfants trop faibles pour survivre, les bouches inutiles à nourrir, à la faveur des dieux. Ainsi voulut-on faire avec le garçon. Mais jamais son père ne put quitter l’abri de sa yourte. A chacune de ses tentatives, une violente bourrasque les ramenait, lui et l’enfant, à l’abri. A la onzième tentative, le prêtre-guérisseur parla, et tous convinrent avec lui que c’était la volonté de Rana que l’enfant vive. Aussi les siens l’élevèrent-ils sans jamais lui reprocher son handicap, tant était grande la crainte du courroux de la Déesse.
A l’âge où hommes et femmes entrent dans la vie d’adulte, sa sœur était devenue une guerrière reconnue et admirée, mais également respectée, car son âme vibrait au chant de Rana, et déjà le vent la poussait sur les routes pour porter la bénédiction de la Déesse. Son frère avait grandi, mais toujours chétif, être sans jambes que tous aimaient, mais qui ne pouvait espérer plus que d’aider les anciens, parfois infirmes comme lui, aux menues tâches du quotidien. Rares étaient ses paroles, ses réflexions, et lors des veillées, il ne chantait pas. Parfois les membres du clan se demandaient s’il n’était pas un simple d’esprit, et toujours le prêtre-guérisseur rappelait la tempête le jour de sa naissance, et le refus de la Déesse de le voir abandonner.
Un matin, sa sœur prit le chemin, comme nombre de fidèles, pour porter le message de Rana à travers le monde. Ce matin là, le jeune infirme pleura sans pouvoir se retenir, car sa sœur avait toujours été proche de lui, et pleine d’attentions. Ce fut également un déchirement pour elle, et ce fut le cœur gros de sanglots qu’elle quitta les siens ; mais l’appel de la Déesse était impérieux, se laisser porter par le vent exigeait le renoncement. Le lendemain de ce départ, le frère disparut. Toute la tribu se mit à sa recherche, car les siens supposaient qu’il n’avait pu aller loin, mais leurs efforts furent vains : ils ne retrouvèrent aucune trace de l’enfant.
Lorsque plusieurs années après ce triste évènement, le vent ramena la sœur vers les siens, elle apprit la triste nouvelle, mais n’en fut pas le moins du monde éprouvé, car la Déesse lui avait toujours soufflé qu’un jour, elle reverrait son frère, et elle avait une confiance inébranlable. Après quelques jours, elle reprit sa route, poussée par un vent du sud. Sa joie était grande, car elle sentait que Rana lui promettait une récompense pour sa fidélité. De longs jours, elle marcha, jusqu’à atteindre un petit bois.
Là, près d’une source, vivait son frère depuis qu’elle avait quitté la yourte de leurs parents. Leurs retrouvailles furent la source d’une immense allégresse, et la sœur découvrit alors quels étaient les projets de la Déesse pour cet enfant que le destin aurait sans doute promis à l’abandon. Sa jeunesse silencieuse n’était pas le signe de sa faiblesse, mais au contraire de sa force : il parlait peu, car il écoutait beaucoup. Comme sa sœur, son âme vibrait du souffle de Rana. Cette dernière, en entendant les paroles de son jumeau, comprit que chez lui le don dépassait tout ce qu’elle avait connu chez les fidèles que sa route avait croisé. En effet, la Déesse avait béni cet enfant, et jamais aucun de ses serviteurs n’eut un talent semblable. Car il savait écouter ce que le vent lui murmurait, mais il connaissait également les mots pour transmettre la sagesse : sa parole touchait l’esprit de ses semblables, simple et pure. Le soir où sa sœur était partie, de chagrin il avait rampé hors de la yourte pour la suivre, pour lui aussi se mettre au service de Rana, et porter la parole. Il se traina à s’ouvrir les coudes, déchirer ses vêtements, meurtrir son ventre. Des bêtes fauves vinrent l’entourer, mais il ne renonça pas, ne se plaignit pas un instant, et continua sa lente et douloureuse progression. Au matin de cette nuit terrible, où les épreuves se succédèrent sans jamais l’ébranler dans sa détermination, une brise le souleva, pour le déposer près de ce bois, de cette source, où sa sœur l’avait retrouvé. Saisons après saisons, il se nourrit de ce que le vent lui prodiguait, se vêtit des étoffes portées par les bourrasques, bâtit une cabane des branches arrachées par les tempêtes. Jamais il n’eut faim, jamais il n’eut froid, jamais il ne se sentit seul, car son âme vibrait comme aucune autre au gré du souffle.
Fidèle à son serment, sa sœur repartit annoncer la bonne nouvelle aux siens. Ceux-ci vinrent pour ramener l’enfant au sein de la tribu. A l’orée de la forêt, ils ne trouvèrent pas un enfant au bout de leur chemin, mais un homme, qui sut par ses mots les convaincre de s’en retourner, car là où la Déesse l’avait porté, il devait demeurer. La sœur au gré de ses rencontres raconta l’histoire de l’infirme bénit par la déesse. Les marcheurs d’abord, vinrent éprouver les paroles de ce jeune homme, et tous repartirent, convaincu que son âme plus qu’une autre vibrait au souffle de la Déesse. Le récit qu’ils faisaient de la révélation qu’ils avaient eu à sa rencontre cheminèrent parmi les peuples, et nombreux furent ceux qui s’engagèrent sur les chemins, en pèlerinage, pour écouter à leur tour les mots soufflés par Rana.
Le temps passa, le garçon devint un homme, puis un vieillard, mais jamais ne quitta la source près de laquelle il avait été porté, la nuit où sa sœur partit. Sa vie fut longue, bien plus longue que celles des siens, il pleura la mort de ses parents, la mort de sa jumelle, et de bien des amis encore. Sentant les dernières années venues, l’Elu de Rana – comme l’appelaient alors ceux qui avaient écouté son enseignement – conserva auprès de lui trois fidèles parmi les plus sensibles au souffle de la Déesse, pour leur transmettre tout son savoir, afin qu’ils le remplacent, auprès de cette source, et qu’ils enseignent à ceux qui viendraient les trouver.
Les Trois protestèrent qu’ils n’étaient pas dignes. D’autres, ne comprenant pas ce choix, et jugeaient que les fidèles de Rana se devaient de se laisser porter au gré du vent, que l’Infirme ne pouvait aller à l’encontre de la volonté de la Déesse. L’Elu savait que ce qu’il faisait était juste. Il parla aux Trois, et ses paroles furent pleines de sagesse, mais les Trois ne pouvaient écouter. Un soir où l’Elu dormait, ils prirent leurs bagages, leurs bâtons de marche, et s’en allèrent dans la nuit, reprendre leur mission. Jamais ils ne purent s’éloigner de plus de dix pas de la source, car un vent puissant les repoussait sans cesse. Ils luttèrent toute la nuit, et la tempête les balaya comme des fétus de paille. La Déesse exprimait sa volonté, comme le jour de la naissance de l’Elu, et les Trois comprirent qu’ils étaient dans l’erreur. Alors ils restèrent auprès du vieillard jusqu’à sa mort, et de sa bouche apprirent les enseignements de la Déesse. Lorsque l’Infirme rendit son dernier souffle, une bourrasque emporta son corps, qui disparut. Mais dans le bois où il avait vécu, son esprit veillait encore.
Au fil des siècles, les Trois se succédèrent, formant leurs successeurs, et accueillaient parmi eux des êtres désireux de consacrer leur vie à Rana. Nombreux étaient encore ceux qui parcouraient les routes pour porter la sagesse de la Déesse, dont les paroles allaient aux cœurs des fidèles, et plus nombreux encore étaient ceux qui prenaient le chemin pour se rendre auprès de la source, en ce lieu consacré où Rana consentit à ce que se réunissent ceux dont l’âme vibre à son souffle.
Le pèlerinage devint un élément central du culte, et le temple gagna de l’importance. Les ynoriens et les pèlerins bâtirent Oranan, la cité du temple, consacrée à Rana ; les prêtres du temple s'accordent sur l'origine du nom de la ville en lien avec les prières des fidèles, et l'invocation de la déesse : "Ô Rana". Comme ceux qui portaient autrefois sa parole, les fidèles les plus dévoués doivent abandonner leurs biens, leurs attaches, pour se mettre en marche, se retrouver en un même lieu, et bénéficier des enseignements de la Déesse, pour revenir chez eux porteur de son message.