...Juste avant que le Conjurateau ne puisse répondre, ce fut Endar qui s'approcha d'eux, annonçant qu'en tant que Sauveur d'Aliaénon, il daignait se rajouter à leur groupe pour leur apporter une connaissance pointue de guide dans ces Landes. La jeune fille n'en revenait pas. N'était-ce pas un brin... orgueilleux ? Si elle avait bien compris, Aliaénon avait été fortement altérée, en particulier dans sa géographie, depuis que les Sauveurs avaient participé à la Guerre et à l'éveil des Titans. Prétexter qu'il saurait les orienter était quelque peu gratiné. Mais son attention fut attirée par autre chose.
Car le Conjuradin s'exprimait avec des lettres d'or qui flottaient dans l'air. Rien de bien rassurant, ni de très habituel : c'était sans conteste un satané arcaniste qui savait “sans faire exprès” déclencher des explosions, mettre une cité en flammes, faire jaillir des geysers et dire finalement que c'était pas sa faute. Du moment qu'il se contentait des lettres dorées dans l'air, ceci dit...
Il leur indiqua le chemin pour la Tour d'Orsan. Yurlungur opina du chef et, suivant les Conjardiniers, tout le groupe se mit en marche dans un long couloir creusé dans la roche. Cette cité était, tout comme ses habitants, pour le moins étrange : mais la jeune assassine ne s'était guère attendu à autre chose de la part d'un peuple qui avait décidé de se laisser guider par un “Archisorcier”. Il fallait être un peu timbré pour s'appeler comme ça, de base.
Et, laissant passer devant le reste du groupe, Yurlungur s'approcha d'Endar, deux bons mètres les séparant du plus proche aventurier, tandis que le vrombissement constant couvrait à merveille toutes les paroles qu'ils pourraient s'échanger à un ton suffisamment bas, tandis qu'ils commençaient à monter un long escalier en colimaçon.
« Vous connaissez bien la route jusqu'à la Tour d'Orsan ? »
Question piège. Y était-il déjà allé depuis leur arrivée commune sur Aliaénon, ou autrefois ? Mais afin que la réponse ne puisse pas être trop vaseuse, elle précisa :
« J'aurais quelques questions à vous poser. Quels dangers particuliers nous guettent entre ici et la Tour ? Combien de jours nous prendra le voyage, environ ? »
Sa mine était des plus sérieuses. Si l'Elfe leur devait bien quelque chose, à s'être ainsi imposé à leur groupe, c'était de leur apporter de vraies informations, ou de reconnaître qu'il s'était vanté. Et effectivement, si Endar avança qu'il connaissait “un peu” les Landes, il admit ne s'être jamais rendu à la Tour d'Orsan, soit-disant parce que Vallel ne l'aurait jamais laissé approcher. Ben voyons. Comme si, il y a cinq ans, les yuiméniens s'étaient seulement rendus dans les lieux où ils étaient acceptés. Leurs missions supposent implicitement de prendre quelques libertés, fussent-elles potentiellement fatales...
Et le reste de ses explications se révéla fort pauvre : une forme de déception à moitié cachée se lisait sur le visage juvénile de l'adolescente. Il jouait avec le fait qu'elle avait elle-même parcouru les Landes pour pouvoir sortir la description “rien de nouveau”, tout en parlant de prédateurs dangereux... probablement. En revanche, il semblait supposer que ceux-ci n'attaqueraient pas facilement un groupe ou discret, ou suffisamment nombreux. À plus forte raison les deux. Cela étant, il estimait la durée du voyage à cinq ou six jours, dépendamment de leur capacité à se déplacer de nuit.
Yurlungur fit la moue. Si elle comme le Shaakt savaient se mouvoir dans l'obscurité comme en plein jour, ce n'était guère le cas d'Ariane comme elle avait pu le constater à ses regards qui fixaient un mur en s'adressant à elle, ni probablement de Jorus, qui avait allumé une torche afin de pénétrer dans la grotte où ils avaient trouvé Simaya. Et la vision nocturne n'était guère une capacité commune chez les Elfes pâles comme Kívan. Tant pis.
Endar continua en avançant que, pour lui, le principal danger se trouverait à la Tour d'Orsan. Les créatures de Vallel qui seraient encore là-bas seraient sans doute bien plus mortelles que toutes les bêtes sauvages qu'ils pourraient croiser dans les Landes. Mais il supposait être suffisamment fort pour s'en sortir et, alors, son regard dériva jusqu'à elle, porteur d'un intérêt certain. Elle le sentait parcourir sa silhouette comme un cambrioleur contemple un trésor qu'il s'apprête à dérober. C'était pour évoquer Simaya - encore - et surtout la réaction de Xël, afin d'expliquer sa colère. L'expression de Yurlungur se durcit. Ce n'était pas un sujet à rappeler. Mais il expliqua que lui comme le mage avaient protégé Simaya il y avait cinq ans : cependant, pour sa part, il reconnaissait l'utilité de l'assassine et, surtout, préférait cela à des hésitations constantes.
Le compliment était grossièrement visible, mais il toucha tout de même un peu la jeune fille, dont le visage se détendit. S'il le pensait réellement, il aurait pu essayer de lui venir en aide tout à l'heure, de la défendre face à Elurien... mais d'un autre côté, Yurlungur avait eu bien moins de rancœur contre lui qu'envers Xël ou Sirat, l'un pour l'avoir enfoncée, l'autre parce qu'elle s'attendait justement à ce qu'il tente davantage.
Mais un tel compliment n'appelait qu'à une question, sur le Sans-Visage. Se positionnant ouvertement absolument contre la Divinité, il lui demandait directement si elle comptait se joindre à lui pour la détruire ou au contraire rejoindre les rangs des adorateurs du Sans-Visage.
Une telle interrogation était absurde. Elle savait déjà quelle était l'opinion d'Endar là-dessus, puisqu'il venait de la lui donner et n'avait donc aucun intérêt à révéler qu'elle serait opposée à lui si jamais elle avait décidé d'aider le Sans-Visage. Mais elle haussa simplement des épaules, répondant :
« Je n'ai pas suffisamment d'informations pour me faire une idée raisonnable. Ni même une idée d'une façon de le détruire, puisque c'est pour cela que nous avons été envoyés ici... Pour l'heure, l'objectif est de retrouver Naral et de le ramener sain et sauf à la Tour d'Or, point. »
C'était clair, au moins. De toute façon, elle doutait qu'Endar sache réellement comment détruire une telle entité. Mais, haussant un sourcil à son attention, elle demanda :
« Pourquoi, vous pensez qu'il est responsable de la disparition de notre elfe ? On risque de tomber sur lui à Orsan ? Enfin, je veux dire... Il y a cinq ans, il était du côté de Vallel ? »
Ce n'était pas une information qu'elle avait eue, simplement que Naral avait causé le désastre des troupes oaxaciennes, mais qui sait... Endar répliqua par la négative. Le Sans-Visage, comme tous les Dieux, n'intervenaient que par des intermédiaires mais il était envisageable qu'il soit, ou plutôt l'un de ses adorateurs, responsables de la disparition de Naral. Cela ne répondait pas à la question.
Mais le Shaakt ne s'en rendit pas compte et compara le Sans-Visage à Zewen - ce Dieu que Sirat vénérait. Pour lui, ces deux divinités intervenaient trop dans leurs existences et feraient mieux de leur laisser plus de libertés. Yurlungur ne put s'empêcher de sourire, alors qu'un contre-argument lui venait.
« Je ne sais pas ce qui est préférable entre l'asservissement et le chaos. Car si le Sans-Visage a apporté le premier, c'est l'éveil des Titans qui a engendré de nombreux troubles, comme par exemple la transformation des Pâles de Treeof qui a failli les mener à une guerre civile... »
Elle reprit néanmoins une expression plus sérieuse pour demander :
« Comment le Sans-Visage asservissait-il les peuples ? S'il n'intervenait que peu, il ne pouvait à ce point les soumettre, je veux dire... »
L'évocation de ce Zewen était exactement dans cet ordre d'idée, mais elle se sentait un peu bête d'avoir à reconnaître qu'elle ne savait pas trop ce que c'était que ce Divin alors que Sirat et Endar semblaient le savoir pertinemment, aussi ses joues rosirent-elles légèrement.
« C'est Sirat qui m'a parlé pour la première fois de ce Zewen qu'il sert, il y a six mois, à Treeof. Mais même aujourd'hui, je ne sais rien sur lui, si ce n'est qu'il s'agit d'un dieu... »
Son regard se fit plus défiant.
« La comparaison est donc assez obscure, pour moi. »
Peut-être l'Humoran le lui avait-il déjà expliqué, ceci dit. Mais elle avait oublié. Au lendemain de la bataille, sa fatigue avait été intense et si elle gardait de ces événements de nombreuses images gravées dans son esprit - cette bête féroce dans la Forêt, Guigne emportant Elisha'a au loin, Talia à terre baignant dans son sang, et le regard de Kiyo... - de nombreuses paroles lui étaient complètement sorties de l'esprit.
Le Shaakt remit en question que le seul éveil des Titans avait pu amener à la guerre civile au Royaume Pâle, avançant que le mal venait de plus loin. Et concernant Zewen, il le présenta comme le maître du Temps et du Destin, souhaitant écrire par avance les destinées des héros, refusant que l'Histoire ne se plie pas à leurs prévisions.
Enfin, revenant au Sans-Visage, qui selon lui partageait la même mentalité, il expliqua que le Sans-Visage avait transmis des informations erronées aux peuples, leur enjoignant de considérer les Titans comme une menace, informations devenues mythes, le temps passant. Sa domination était singulièrement différente puisqu'il les avait simplement achetés, en quelque sorte, via les cités qu'il leur avait offertes. Yurlungur fronça les sourcils.
« ... Et ? En quoi est-ce un mal d'avoir fait construire ces cités ? Qu'a réellement apporté l'éveil des Titans à ce monde ? »
C'était une question que l'Elfe ne s'était visiblement pas posée. Mais de ce qu'elle en avait entendu, Yurlungur ne considérait pas ce réveil comme quelque chose de fondamentalement bon : au contraire, cela avait apporté plus de désordre et d'instabilité que jamais à Aliaénon. Alors qu'autrefois, le Sans-Visage leur avait construit des cités et orienté leurs décisions de façon à garder ces Titans endormis ? Le résumé qu'elle en avait était plutôt accablant pour les Titans, et bien moins pour le Sans-Visage.
« Je veux dire... De ce que j'ai vu, ceux-ci ne sont guère disposés à traiter avec les mortels ou à régler leurs soucis. C'est sans doute assez commun de la part des dieux, mais leur seule essence ne fait pas d'eux des êtres bénéfiques. »
Mais elle souhaitait encore répondre à ce qu'il avait interprété des troubles dans la Forêt d'Émeraude - auxquels il n'avait par ailleurs même pas assisté, ce qui ne l'empêchait pas d'émettre un avis dessus. Détournant le regard, elle exprima sa pensée :
« Les événements de Treeof ont simplement démontré l'inaptitude de la Reine Sheeala à gouverner. Le mal n'était pas plus profond que leur métamorphose : la différence engendre la haine, mais vous le devez savoir, vous qui êtes un Shaakt au milieu d'un groupe d'aventuriers humains... »
Elle lui sourit gentiment.
« N'avez-vous pas perçu les regards de certains d'entre eux lorsque vous vous êtes montré, juste après l'assaut du Dragon noir ? Et ce, malgré tous vos titres et l'explication de votre présence. »
Ç'avait été assez clair. La différence, c'était suffisant : qu'importe l'essence des êtres, il suffisait qu'ils aient l'air d'être dangereux, que ce soient les Shaakts face aux humains ou les Carnivores face aux Végétariens.
Endar répliqua que c'étaient les intentions du Sans-Visage qui étaient condamnables, puisqu'il avait agi dans son seul intérêt. Elle sourit intérieurement. Mais à quoi s'attendait-il ? Les créatures qui n'agissaient que par pure compassion étaient rares : et si les actes faits afin de conforter sa propre position, son pouvoir, son influence ou que savait-elle encore était motif de blâme, ni lui ni elle n'avaient voix au chapitre.
En revanche, même s'il reconnaissait que les Titans n'étaient ni bénéfiques, ni maléfiques, il pensait que la magie dont ils étaient composés pourrait aider les peuples d'Aliaénon si ceux-ci s'y penchaient un peu et apprenaient à les étudier. Elle fronça les sourcils. Fadaises. Même Simaya Sombreroc, la plus puissante mage connue de ce monde, n'avait pas réussi à communiquer avec eux. Ils n'avaient que rendu la magie plus instable et altéré ce monde, pas nécessairement dans le bon sens.
Enfin, concernant Sheeala, celle-ci faisait pour lui le bouc émissaire parfait dans les événements précédents. L'estimait-il plus que la Trinité ? Étonnant. Mais même une si excellente diplomate n'avait su répondre aux inquiétudes de son peuple et permettre à une paix durable de s'installer... Et si l'on se méfiait de lui, il supposait que c'était davantage à cause de son caractère même que de sa race. Cela n'était pas forcément un bon point pour lui, m'enfin.
Mais Endar se méfiait quant à lui de ceux qui étaient apparus sur Aliaénon de façon tout à fait fortuite. Elle hocha de la tête en lançant un regard vers Ariane et Kívan. Ils n'avaient pas l'air bien méchants, pourtant... Mais une confiance aveugle était bien la dernière chose qu'il fallait accorder à l'un des aventuriers de ce groupe. Et le Shaakt en vint à elle, expliquant qu'il la trouvait bien changée et évoqua un... entraînement.
Elle sourit, innocemment. Savait-il ? Non, impossible. Il ignorait probablement la seule existence des Ombres, leur histoire, leurs secrets, que Yurlungur n'avait elle-même fait qu'effleurer. Elle répliqua sobrement :
« Allons, un entraînement ? C'est simplement que j'avais intérêt, à l'époque, à me donner un air innocent et inoffensif, mais cette couverture n'a plus lieu d'être. »
C'était partiellement vrai. Mais l'Elfe avait visé juste : l'idéal serait qu'elle fasse mine de ne pas comprendre ce qu'il disait. Même s'il se doutait de quelque chose, cela lui envoyait un signal clair : qu'il ne s'avise pas de se mêler de ses affaires, ou il finirait par le regretter. Un Shaakt, s'il avait été élevé dans la société des siens, devait probablement comprendre ce genre de messages implicites, qu'elle avait appris à décrypter auprès des mafieux de Dahràm. Elle secoua la tête en signe de dénégation.
« Qu'importe. Six mois sur Aliaénon m'ont sans doute changée, oui. »
Mais ils arrivaient à la sortie : le ciel s'ouvrit, noir et brumeux. Les Landes désertes qui les entouraient étaient baignées de vapeur vertes et blanches, les roches s'élevant en faibles pics noirs qui tranchaient sur cet horizon comme des éclairs immobiles. Et derrière eux, une immense Tour de la même roche que cette Lande de magie et de mort se dressait, terrible et incompréhensible, au milieu de ce désert sombre et stérile.
Ils se mirent alors en marche vers le Nord, comme indiqué par les Conjurôdeurs. En lançant un regard vers Ariane, Yurlungur sentit une pointe de culpabilité. Elle avait plus ou moins entraîné la jeune femme avec elle dans cette aventure, sans vraiment lui laisser le choix, alors que le prudent aurait été de se rendre directement à la Tour d'Or. Et à présent, ils se rendaient dans le fief de Vallel, sans même l'avoir prévenue... Elle devait lui dire.
La mine un peu soucieuse, elle se rapprocha de la coureuse des plaines.
« J'en ai appris un peu sur la Tour d'Orsan. Il se trouve que ce lieu était autrefois, comme notre voisin de cellule l'a sous-entendu, un territoire sous le contrôle d'Oaxaca : plus précisément, c'était Vallel, l'un de ses lieutenants, qui a choisi cette Tour comme laboratoire pour expérimentations. »
Le ton était donné. Elle fit la moue : en vérité, ses informations étaient parcellaires et surtout assez anciennes.
« Il est peu probable que l'idéologie des habitants ait énormément changé. Enfin, je n'ai aucune certitude là-dessus, nous devrons aviser sur place. »
Ariane, naturellement, demanda qui dirigeait actuellement la Tour. Yurlungur secoua négativement la tête.
« Malheureusement non. Certains aventuriers ici n'ont de la Lande noire qu'une connaissance vieille de cinq ans. Et... »
Elle sembla un peu hésitante, lançant un regard vers les guides qui les regardaient partir, juste derrière.
« Je n'ose pas trop demander à l'un des Conjuribeurres. Les lettres qui volent, là... » Elle fit semblant d'écrire dans l'air avec son doigt. « Ça ne m'inspire pas trop confiance. »
Ariane leva un sourcil à la mention des Conjuguateurs : preuve comme quoi elle aussi ne leur faisait pas confiance, avec leurs symboles tracés magiquement. Mais elle souhaitait néanmoins directement leur poser la question, tant qu'à faire et, retournant vers eux rapidement, Yurlungur se rapprochant pour écouter depuis juste derrière - bien protégée de ces Conjarretières par le gros chat, Al-Ayrad.
Celui-ci répondit que c'était le lieu de la Lande noire qui était encore le plus sous l'influence de Vallel, bien que celui-ci ait disparu. Cela sembla préoccuper un peu Ariane, alors qu'elles se remettaient en chemin, aussi Yurlungur préféra-t-elle parler avec davantage de sérieux. Inutile de se laisser aller à un sentimentalisme creux, porté par des prétextes comme : “je veux pas aller là-bas parce que c'est dangereux, y'a des gens qui sont du côté d'Oaxaca”. D'une part, elle doutait que tous soient restés fidèles après la défaite lors de la Guerre, d'autre part, c'était précisément dans ce lieu qu'elle pensait que Naral avait pu disparaître.
« Il faudra être prudent... Mais ça ne m'étonnerait vraiment pas que Naral ait rencontré des soucis là-bas. Si j'ai bien compris, il y a cinq ans, il a plus ou moins été responsable de l'échec de la conquête de ce monde par Vallel. »
Mais afin de contrer la mine déconfite d'Ariane face à cette information apportée par le Conjudiciaire, elle sourit et lui confia :
« Merci de nous accompagner malgré tout. Je sais que ça ne faisait pas partie du contrat de départ... Enfin, ne vous inquiétez pas de trop. On finira bien par retrouver notre elfe. »
Malgré tout, elle était plutôt optimiste. Leur groupe ne lui semblait pas incompétent, Xël et Sibelle, ses principaux adversaires, n'allaient pas l'accompagner, et les chances de trouver Naral ou au moins une piste jusqu'à lui étaient grandes à Orsan. Mais Ariane souhaitait en savoir plus sur Naral, ignorant tout sur lui. Yurlungur leva les yeux au ciel, cherchant l'inspiration. Ce curieux personnage avait un physique pour le moins inoubliable...
« Un Elfe... Hinïon, je dirais ? Il a les cheveux roses, ou violets, assez long. »
Elle ne se souvenait plus précisément de la couleur : c'était sans doute un peu des deux. Elle glissa, avec un air peu convaincu :
« Typiquement le genre des Elfes d'arborer de telles coiffures. »
Puis, reprenant un ton plus sérieux, elle continua :
« Ce sont les traits distinctifs principaux. Il se trouve qu'il est... » Elle hésita. « Disons, parfois accompagné par un dragon tout aussi mauve que sa chevelure. C'est l'intermédiaire entre le Conseil d'Or, les représentants des peuples d'Aliaénon qui siègent à la Tour d'Or, et les dragons. »
C'était un exposé relativement synthétique de la situation, à son goût. À partir de ça, il n'y avait pas de difficulté à imaginer quel rôle il avait pu jouer lors de la Guerre - même si Yurlungur ne savait pas précisément ce qu'il s'était passé il y a cinq ans.
Après une longue marche d'une petite heure, ils arrivèrent en vue de la bifurcation : alors, Jorus s'approcha d'elle, souhaitant clarifier les choses sur ce qu'il s'était passé à la grotte. Elle fronça les sourcils à la mention de ce lieu. N'en aurait-elle donc jamais fini ? Faudrait-il que tous les aventuriers viennent lui dire face à face qu'ils l'avaient trouvée trop directe - trop sanguinaire - trop terrible - trop horrible - trop tranchante - pour qu'elle ait enfin la paix ?
Mais Jorus souhaitait surtout la remercier d'avoir agi. Il considérait qu'elle avait su prendre la bonne décision, puisque leur situation était plus qu'incertaine et qu'elle avait su gérer le danger. En somme, il trouvait qu'elle, au moins, avait fait quelque chose. Elle le regarda un instant ébahi. Il... la remerciait ?
C'était tout bête, mais c'était aussi inédit.
Généralement, les gens lui criaient dessus.
Ou alors, comme Endar, ils souhaitaient la flatter. Essayer d'obtenir quelque chose d'elle, essayer de savoir d'où est-ce qu'elle tenait ça, essayer de la mettre dans leur poche pour l'utiliser plus tard.
Mais ces remerciements... C'était étrange.
Ils semblaient sincères.
Et ça - ça ! - ça, quand même, c'était quelque chose.
Si bien qu'elle baissa les yeux, rougissante, et répondit d'une toute petite voix :
« Oh... Merci... C'est gentil... »
Elle se balançait d'un pied sur l'autre : c'était un drôle de malaise que celui du vainqueur qui ne s'y attendait pas, qui profitait tout autant qu'il souffrait de cette attention nouvelle et ô combien plaisante. Les mains dans le dos, évitant le regard de Jorus, elle ne pouvait cacher ce sourire, simple et confus, qui s'était posé sur ses lèvres comme une fleur qui bourgeonne.
Et Jorus confirma. Il expliqua d'une façon assez maladroite - mais qui l'était tout juste pour qu'elle comprenne que ce n'était pas une pure flatterie - qu'il ne faisait pas ça pour l'amadouer mais parce qu'il le pensait. Et il expliqua que, sans savoir pourquoi, il avait instantanément eu une sorte de confiance étrange en elle.
Elle savait d'où cela venait. C'était le pouvoir de la bague d'Aethalin... Qu'elle avait reçu des mains mêmes de son précédent propriétaire. Et dire qu'elle n'avait pu lire sa lettre d'invitation qu'à son arrivée sur Aliaénon... Cela lui semblait si lointain. Mais Jorus était presque candide, à s'exprimer ainsi. Dans tous les cas, le pouvoir de sa chevalière devait rester inconnu de tous : inutile d'attirer les regards dessus. Et puis, s'il pouvait croire que c'était parce qu'elle était réellement digne de confiance, c'était tant mieux.
Elle reprit un air plus sérieux, bien que son cœur était intérieurement gonflé d'une joie secrète et puissante - invincible.
« Je vous cherchais, je ne me baladais pas simplement... Et puis, je pense que la plupart des gens me voient comme une fillette, donc ils se méfient moins de moi que d'un adulte... »
Elle haussa des épaules. Un sourire fugace apparut sur les lèvres, pour s'évanouir aussitôt alors qu'elle le chassait. Peut-être Jorus ne le remarquerait-il même pas...
« Ça explique peut-être aussi un peu leurs réactions quand je montre que je sais agir, parfois de façon assez directe. »
Elle releva son regard vers lui, un sourire amical sur les lèvres. Il n'y avait pas de raison qu'elle ne lui rende pas la pareille : et elle avait pu observer un peu la façon dont il avait lui-même trouvé des mouvements à faire.
« Mais vous m'aviez l'air assez débrouillard dans la grotte, aussi, pour détourner l'attention du gros rat d'Endar, si je me souviens bien. J'espère qu'on formera une bonne équipe à la Tour d'Orsan. Vous savez qu'on risque d'y croiser des sbires de Vallel ? »
Voilà, la chose était dite : il n'y avait pas de raison qu'il ne soit pas au courant. Si Jorus se défendit, lui aussi confus de recevoir un tel compliment, prétextant la chance, elle se contenta de sourire. La chance n'expliquait pas tout : d'ailleurs, dans des situations aussi délicates que celle-ci, seuls les véritables talents n'étaient pas bloqués par l'angoisse inhérente à un geste aussi critique que le sien.
Et puis, pour Vallel, il savait déjà et considérait être bien entouré, en lui donnant un coup amical dans l'épaule. Mais comme Endar, il se méfiait de Kívan, apparu soudainement au beau milieu du combat, espérant qu'on l'ait prévenu par rapport au danger que la magie comportait ici. Et il précisa qu'il n'aimait pas la sorcellerie... Jorus était tout simplement parfait. Yurlungur leva rapidement la main en signe d'apaisement.
« C'est bon, je lui ai dit. Bah, il n'a pas l'air méchant, ni très dangereux. S'il ment en racontant qu'il vient du conseil d'Or, on finira bien par le découvrir, et ça bardera pour lui. »
Elle sourit à l'attention de Jorus.
« Et, crois-moi, il n'a pas intérêt à user imprudemment de sa magie. C'est pas quelque chose que je serais prête à pardonner. »
Elle agita le bras.
« Enfin, il se montrera réfléchi, j'espère. »
Mais une telle formulation fit poser au jeune homme une question - si elle avait déjà eu des soucis avec la magie. Elle haussa un sourcil, le toisant d'un air peu amène. Rappeler des souvenirs peu plaisants était son premier mauvais mouvement lors de la discussion : l'expression de la jeune fille avait de quoi le lui indiquer.
« Moui. Mais ça ne regarde que moi. »
Heureusement, il ne prit pas mal cette réponse et sourit simplement. Ils arrivaient à la bifurcation : les deux groupes pouvaient à présent se séparer. Yurlungur était prête à prendre le chemin de gauche, vers Orsan, regardant avec une neutralité impassible Xël, Sibelle et Sirat s'éloigner. Enfin débarrassés des deux premiers... Et avec un groupe de qualité.
Elle parcourut du regard les quatre autres aventuriers, et le lion. Oui, cette expédition à Orsan promettait d'être un beau voyage.
(((4000 mots
Départ vers l'Ouest, vers Orsan.)))
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