C'était la première fois d'Evelyn se rendait à l'auberge de l'Au-Delà, et elle jeta avec curiosité un œil alentour alors qu'elle passait la porte. La salle était propre et spacieuse, avec un parquet bien balayé et des murs de pierre épaisse. Le jour filtrait à travers des fenêtres à petits croisillons, donnant une atmosphère chaleureuse à la pièce. Le jeune homme qui la précédait fit un petit signe de la main au tavernier derrière son comptoir, qui lui répondit d'un sourire aimable. I semblait bien connaitre les lieux.
Le duo s’installa à une table vers le centre de la pièce. Si Evelyn, légèrement mal à l'aise, se tenait droite et avait sagement posé ses mains sur ses genoux, le jeune homme s'était pour sa part à demi affalé sur son tabouret, son coude reposant sur la table. Cependant, l'ensemble donnait plus une impression de nonchalance affectée que de réelle négligence.
"-Que prendrez-vous? Lui demanda-t-il.
-Hmm... Je ne sais pas. Que prenez vous? Je ferais pareil.-Vous m’excuserez, mais je ne compte pas manger. Nous sommes au beau milieu de l'après midi.-Oh."
Un silence embarrassant s'installa, que le jeune homme brisa avec indulgence.
"- Ils font un excellent ragoût, ici.Parfait. Je prendrais ça." Pendant que son interlocuteur passait la commande, Evelyn en profita pour se maudire plusieurs fois avec application et s'adresser silencieusement quelques jurons bien sentis. Une fois cette importante tâche accomplie, elle essaya d'établir un plan d'action.
(Il faut que j'arrive à le faire parler de sa baraque, des habitudes de sa famille et de ce genre de choses. Pour ça, il va falloir que je sois sociable. Allez Evelyn, c'est pas la mer à boire. Imagine que tu es en représentation.)
Quand le jeune homme se retourna vers elle, elle était aussi prête qu'elle pouvait l'être.
"-Merci pour le repas. A qui ai-je l'honneur?- Silan Vertefrot. Et comment vous prénommez-vous?- Evelyn. -Eh bien Evelyn, continua-t-il aimablement,
j'avoue être moi aussi satisfait de cette opportunité de me délasser un peu. Serait-ce trop m'avancer que de présumer que vous avez beaucoup voyagé? Je suis friand de récits exotiques!"
Il s'interrompit tandis que l'aubergiste déposait sur la table deux verres d'hydromel. Evelyn haussa un sourcil ; visiblement, son interlocuteur ne regardait pas à la dépense... ou avait des goûts trop raffinés pour se contenter d'une simple bière.
"- Assez, oui. J'ai fait partie durant plusieurs années d'une troupe itinérante qui parcourait Imiftil." Elle s'interrompit pour boire une gorgée d'hydromel, savourant avec curiosité le goût sucré teinté d'une pointe d'amertume, seule indication de l'alcool présent dans le breuvage.
"Ce récit manquera peut-être d'exotisme à vos yeux, mais ne manquera pas de vous distraire, j'en suis certaine. Notre troupe se trouvait de passage dans un petit village sur la côte..." Evelyn entreprit alors de narrer à Silan la méprise qui s'était installée entre les habitants du village, qui attendaient une troupe renommée de comédiens pour célébrer le mariage de leur chef, et l'ancienne troupe de la jeune fille qui n'en revenait pas de l'accueil grandiose qu'on leur réservait. Le malentendu avait été levé avec l'arrivé des troubadours attendus. La troupe avait du fuir le village en catastrophe, en plein milieu d'un riche diner qu'on leur avait servi, alors que la moitié d'entre-eux étaient sérieusement éméchés et pouvaient à peine mettre un pied devant l'autre.
Au fur et à mesure de l'avancée de son récit, la jeune fille se sentait plus à l'aise. Ce genre de conversation avait de nombreuses similitudes avec un spectacle de rue ; il s'agissait simplement de capter l'attention par les mots plutôt que par les acrobaties, et si elle avait parfois du mal à s'exprimer de manière claire et attrayante et qu'elle butait sur certains de ses mots, Evelyn ne s'en sortait finalement pas si mal, ne s'interrompant qu'à l'arrivée de son plat. Silan semblait beaucoup apprécier le récit décousu, riant parfois aux éclats à certaines descriptions.
"... heureusement, le village suivant n'était qu'à deux jours de route. Mais dans notre précipitation, nous avions laissé la moitié de nos affaires à l'auberge... Il a fallu tout racheter!- Voilà un malentendu bien cher payé!" Conclut complaisamment Silan.
"Un autre verre, je vous prie", lança-t-il à l'attention de l'aubergiste. Ce n'était pas la première fois qu'il renouvelait sa commande et, si Evelyn prenait soin d'économiser son verre pour éviter l'ivresse, il ne semblait pas se préoccuper de la légère rougeur qui envahissait déjà ses joues et du petit flottement qui accompagnait ses gestes.
- Exact... Répondit la jeune fille.
Je dois avouer que ce genre de mésaventures m'a quelque peu découragée d'une vie d'itinérance. On voit du pays, mais on découvre toujours sans jamais réellement se familiariser avec rien."
(A vrai dire, je ne reste ici que parce que Joli-Coeur me ferait égorger si j'osais poser un pied à la campagne... Et ce n'est pas comme si mes expériences citadines étaient concluantes...) Songea en elle même la jeune fille. Mais elle se garda bien de faire part de cette remarque à son interlocuteur.
"Mais vous aviez au moins le frisson de la découverte! La vie calme et posée que je mène ne se compare pas avec les aventures que vous avez dû vivre! Objecta-t-il.
- Je ne refuserai pas d'échanger ma vie d'aventures contre votre vie calme et posée..." Silan soupira.
- "Je dois vous paraître bien capricieux, n'est-ce pas?
- Un peu. Qu'avez-vous à reprocher à votre vie, au juste?
- La monotonie? L'emprise d'un père sur la vie de son fils? Un destin de commerçant tout tracé?" La conversation prenait une tournure inattendue. Prise d'une intuition, Evelyn continua sur sa lancée.
"Vous êtes adulte, non? Qu'est ce qui vous empêche de voler de vos propres ailes?" Nouveau soupir de la part de Silan. Le sujet avait l'air de beaucoup l'affecter.
- J'aimerai pouvoir dire que je suis capable de vivre d'amour et d'eau fraiche, mais ce n'est pas le cas. Or, si je quitte la maison, mon père me coupera les vivres. La vie flamboyante d'aventurier devient bien moins flamboyante sans argent..." Haussement d'épaules désabusé de la part d'Evelyn.
"C'est juste..." Elle sirota sa boisson, pensive.
"Vous comptez donc passer votre vie dans l'ombre de votre père?- Pas vraiment. Je cherche un moyen de récupérer les fonds nécessaire à ma... reconversion." Oh. Là, ça devenait intéressant. Une idée était en train de naitre dans l'esprit de la jeune artiste, une idée folle, une idée qui pouvait rendre ce projet de cambriolage enfin crédible. Elle baissa les yeux sur son assiette maintenant bien moins remplie qu'au début de la conversation pour se donner le temps de mettre en forme son plan.
"C'est quand même bizarre, comme situation. Je ne veux pas faire de supposition hâtive, mais vous ne m'avez pas l'air particulièrement désargenté, ce qui me laisse supposer que votre famille est aisée. Et vous n'arrivez pas à trouver de quoi vous émanciper?-Ce n'est pas que je n'aie jamais envisagé de, hm... Obtenir de manière anticipée la part de l'héritage qui me revient. Mais je ne peux pas juste puiser dans les coffres de la famille ; père a bien des défauts, mais l'imprudence n'en fait pas partie. - Alors vous conserverez votre vie... Quels étaient les termes déjà? Calme et rangée, c'est ça!" Elle finit son verre d'un geste ample, se leva, et continua :
"Merci pour le repas, messire. S'il vous vient à nouveau l'envie d'entendre mes récits, n'hésitez pas!" C'était le point crucial de la soirée, et il était nécessaire que le conversation se termine sur une note aussi abrupte, alors que Silan était bien absorbé par l'ennui que lui procurait sa situation. Si Evelyn ne s'était pas trompée, et si elle avait suffisamment fait culpabiliser le pauvre garçon, alors elle devrait à présent pouvoir récolter les fruits de cette longue conversation qui avait semblé ne mener nulle part pendant un bon moment. Avec un sourire et un clin d’œil, elle se détourna et se dirigea vers la porte de l'auberge.
(D'ici quelques secondes... Quelques secondes... Pourquoi il ne m'appelle pas? Allez Silan, bouge toi... Oh non, il ne me rappelle pas. Bravo Eve, tu as encore foiré une belle occasion. Mais quelle idio...)"Attendez!" Une vague de soulagement déferla sur la jeune fille. Elle le tenait.
"- Oui?
L'expression du visage de Silan était étrange, pensive mais altérée par quelques verres de trop. On avait l'impression qu'il n'assumait pas ce qu'il allait dire.
"Qu'est ce qui est le plus méprisable, à votre avis? Renoncer à ses aspirations et ses rêves par crainte de défier une autorité abusive, ou obtenir par ses propres moyens une part méritée d'un patrimoine afin de s'émanciper?" Le choix des mots du jeune homme avait de quoi faire sourire, tant il était partial. Evelyn revint vers la table et se rassit. Elle devait avouer que Silan avait quelque chose de touchant dans sa rébellion d'enfant gâté. Il n'avait besoin que d'un petit coup de pouce pour prendre sa décision, et la jeune fille comptait bien le lui donner.
"- Voulez-vous que je vous raconte une autre histoire, messire? Une histoire moins heureuse que celle que vous avez entendu tout à l'heure.
-Euh... Oui?" Le changement apparent de sujet le déconcerta.
"-Je n'ai pas toujours été maîtresse de mes actions. La troupe de comédiens dont je faisait partie ne m'avait pas forcément demandé mon avis avant de me recruter, quand j'étais gamine. J'ai passé des années à les suivre sans trop me poser de questions, mais j'en ai vite eu marre. Et même après ça, il m'a fallu encore plusieurs années pour réunir le courage de les lâcher. En y repensant, je sais pas si cette dernière phase d'hésitation a vraiment été nécessaire. J'aurais pu être libre bien plus tôt... si j'en avais eu les tripes." Une pointe de culpabilité perça l'estomac d'Evelyn. Utiliser ainsi son histoire à des fins tire-larmes pour pervertir un membre sans doute estimé de la bourgeoisie locale n'était pas moralement confortable. Mais la perspective de décevoir à nouveau Joli-Coeur n'était pas envisageable, et la jeune fille estima que sa survie valait bien le sacrifice de certaines valeurs.
Cette deuxième histoire eût un effet bien différent de la première ; pas de rires, cette fois-ci, mais une expression de détermination nouvelle sur les traits de Silan. Il ne prit pas immédiatement la parole, semblant méditer sur ce qui venait de lui être raconté.
"Je dois vous paraître bien timoré, à hésiter ainsi alors que vous avez-vous même fait des choix autrement plus difficiles." Ne sachant que dire, Evelyn eût un léger haussement d'épaules.
"Je crois que j'ai eu de la chance de vous rencontrer. Je ferais ce qui est nécessaire pour m'assurer un avenir autonome.
-Je vous comprend, mais... Vous savez comment faire? Si votre père est aussi prudent que vous le décrivez, accéder à ses coffres risque d'être compliqué. Vous avez certes vos entrées dans la maison, mais votre père semble se méfier de vous. Vous avez un plan?- Pas vraiment... L'art de la rapine ne m'est pas familier. Il me faudrait bénéficier des lumières d'un esprit instruit dans ce domaine." Il la dévisagea.
"Vous avez besoin d'argent, non?-Qu'est ce qui vous fait croire que je m'y connais en... rapine, c'était votre mot?" Esquiva la jeune fille en croisant les bras.
Silan parti d'un petit rire.
"- Vous êtes tout du moins plus débrouillarde que moi, et je ne peux m'empêcher de penser qu'une jeune personne livrée à elle-même dans les rues d'une grande ville à parfois besoin de recourir à certaines méthodes moralement ambiguës pour survivre.
-Vous êtes... étonnamment lucide. Ou alors vous avez une très mauvaise image des petites gens, au choix."Il étendit la main par dessus la table, attendant qu'Evelyn fasse de même.
"Je ne peux pas vous garantir au butin de légende, mais vous ferez certainement plus d'argent ainsi qu'avec vos tours et vos récits. Qui sont excellents au demeurant, mais vous m'avez compris."
Evelyn ne put s'empêcher d'afficher un sourire sarcastique. Le jeune homme était moins sot et moins déconnecté de la réalité que prévu.
"Marché conclu." dit elle en serrant sa main tendue.