Bien des heures plus tard, après un sommeil réparateur, je rejoins Ylis dans la salle du conseil de la citadelle. L'Elfe Grise est fièrement assise sur le siège seigneurial et me dévisage avec un mélange de curiosité et de réserve calculatrice lorsque je m'avance vers elle. Elle est seule dans la vaste salle d'une blancheur immaculée, colorée seulement par une immense bannière aux armes des Danseurs accrochée au mur derrière elle ainsi que par quelques rares meubles de bois noir: une grande table ovale derrière laquelle la Sindel se tient, entourée de sept sièges qui ne se différencient du "trône" que par des dossiers plus bas. Les dernières lueurs du jour dispensent une luminosité légèrement orangée dans la pièce grâce à plusieurs fenêtres ogivales, créant une atmosphère chaleureuse que semble démentir l'éclat dur et résolu qui brille dans le regard de la maîtresse des lieux. Nous nous faisons face sans prononcer un mot durant de longues secondes, puis la voix de l'Elfe brise soudain le silence, calme et posée mais révélant pourtant une subtile tension sous-jacente:
"J'ai entendu bien des choses, vous concernant, Messire Ithil. Vous auriez été choisi pour être le dirigeant de notre ordre voilà presque trois ans, par décision du conseil de l'Opale de Lune, en Hidirain, est-ce exact?"
J'incline lentement le visage sans détacher mon regard du sien et rétorque fermement:
"C'est exact, Dame Ithil."
La Sindel se penche légèrement vers moi, les yeux plissés comme pour mieux lire en mon âme:
"Connaissez-vous seulement notre histoire, nos traditions? Si oui, vous devez savoir que le conseil d'Imfitil n'a pas autorité pour nommer notre guide, c'est une décision qui doit être entérinée par la totalité des commandeurs."
Je me contente de hausser les épaules et, gardant une parfaite impassibilité, de lui répondre doucement:
"Vous faites erreur, Dame, sans vouloir vous offenser. C'est une décision qui doit être acceptée par tous les Danseurs d'Opale, sans exception, et non par les seuls dirigeants de nos citadelles. Nul parmi nous n'est tenu de suivre un guide qu'il n'aurait pas choisi, c'est par notre seule volonté que nos lames se meuvent."
L'Elfe sourit légèrement et approuve d'un signe de tête:
"De fait. Alors dites-moi, pourquoi vous accepterais-je, vous un illustre inconnu, comme mon supérieur?"
"Supérieur? Tous les Enfants de Sithi sont égaux devant notre Mère, auriez-vous oublié son enseignement?"
Ylis rit légèrement en me répliquant:
"Allons, vous n'êtes certainement pas assez naïf pour ignorer ce qu'implique cette place que vous revendiquez. L'égalité est une utopie, une armée a besoin de commandants, fusse-t-elle celle de Sithi."
"Vous confondez égalité et rôle dans une société, quelle qu'elle soit, Dame. Chacun de nous endosse un rôle, occupe une place unique dans une structure, une place qu'il choisit librement en son âme et conscience de prendre. Le fait d'occuper différentes positions dans notre ordre, ou ailleurs, n'implique pas que l'une soit supérieure à l'autre. Votre main droite est-elle supérieure à votre pied, à vos oreilles?"
"Nous sommes en guerre, Messire Tanaëth, ce qui engendre son lot de nécessités. Un commandant doit être obéi par ses troupes s'il veut avoir une chance d'obtenir la victoire."
"Il doit être obéi par choix, en toute connaissance de cause, parce que ses soldats ont confiance en lui et en son jugement, pas parce qu'ils ont été entraînés à suivre aveuglément des consignes qu'ils ne comprennent souvent pas. C'est précisément cette approche qui a engendré la création de notre ordre sur Eden, cela qui a fait des Danseurs des combattants d'exception capables de donner leurs vies sans hésiter pour leur peuple: ce n'était pas la décision d'un commandant quelconque, mais celle de chaque guerrier."
"Cela remonte à plus de vingt-mille ans et c'était sur un autre monde, bien différent de Yuimen, Sire Ithil. Par ailleurs, vous savez comment cela s'est terminé, n'est-ce pas? L'Ordre s'est éteint sur Eden et il ne s'est jamais relevé, devons-nous reproduire les mêmes erreurs?"
"Quelles erreurs? Notre peuple a survécu, le sacrifice des Danseurs a permis l'exode et aujourd'hui nous sommes toujours là, debout et prêts à poursuivre la Voie de Sithi. Auriez-vous perdu la foi, Dame Ylis?"
L'Elfe soutient mon regard acéré durant quelques instants, puis elle le détourne en soupirant discrètement et contemple le paysage pendant une poignée de secondes avant de me dévisager à nouveau:
"Nous ne sommes plus qu'une poignée, Tanaëth. Notre légende et nos rangs s'étiolent année après année, jamais le pouvoir du clergé n'a été aussi absolu qu'aujourd'hui. La perte de nos souverains est un coup dur, les prêtres ont désormais les mains totalement libres et ce n'est pas à notre avantage, vous vous en doutez. Sithi est absente de ce monde et ne peut rien pour nous à ce qu'il semble, comment savoir si nous sommes toujours en accord avec les volontés de notre Mère alors que cela fait vingt millénaires que nous n'avons plus eu contact avec elle? Mais bref, là n'est pas la question pour le moment."
"Là est toute la question, Ylis. Si nos citadelles se dressent toujours sur Yuimen, s'il y a encore quelques Danseurs aujourd'hui, c'est précisément parce que nous avons gardé une foi inébranlable en notre Créatrice et en la Voie qu'elle nous a enseignée voilà tant de siècles. Que cette foi disparaisse et nous aurons échoué, ce sera notre fin."
"De grands mots que tout cela, Messire. Nous parlons sans cesse de la Voie de Sithi, mais qu'en savons-nous au juste? Ses enseignements? Qu'en reste-t-il? Quelques vagues évocations aux allures de dogmes, la plupart imposés après l'exode par des prêtres sans scrupules afin d'asseoir leur domination sur notre peuple. Regardez la réalité en face Tanaëth, de nos jours plus personne ne sait vraiment quelle était cette fameuse Voie, nul ne se souvient de ses enseignements originels, nous n'en avons que des versions déformées et ternies."
Je secoue lentement la tête et rétorque posément en la fixant au fond des yeux:
"C'est faux. J'ai rencontré Sithi et parlé avec elle."
La Sindel s'adosse en fronçant les sourcils, me scrutant avec une lourde suspicion avant de demander avec une sourde ironie:
"Vraiment? Et que vous aurait-elle donc dit, que vous étiez son élu, destiné à sauver l'Opale de l'extinction? Que nous allions retrouver notre influence d'antan et réussir à contrebalancer le pouvoir de ses prêtres?"
Je plonge mes prunelles de jais dans celles de l'Elfe et affirme posément:
"Elle m'a dit que le seul devoir d'un enfant envers sa Mère était de vivre. Elle m'a également demandé d'être son héraut sur ce monde dans lequel elle ne peut intervenir elle-même, de guider notre peuple vers un avenir meilleur. Mais, vous mieux que tout autre devriez savoir que Sithi ne prophétise pas l'avenir, le futur n'est que possibilités, probabilités, révélées ou pas par nos choix. Jamais Elle n'a tracé une Voie pour nous, bien au contraire, elle nous a offert le libre-arbitre et les conseils d'une Mère plutôt que d'imposer sa volonté en tant que Déesse. J'ignore si nous retrouverons un jour notre place au sein des nôtres, j'ignore si nous parviendrons à retrouver assez d'influence pour contrer le Clergé, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que ce futur advienne. Pas parce que Sithi l'a exigé, mais parce que c'est le rôle que j'ai choisi."
Ylis me dévisage un moment, doutant très logiquement de la véracité de mes paroles et s'efforçant de discerner un signe de mensonge dans mes yeux. Je soutiens sereinement ce regard jusqu'à ce qu'elle reprenne enfin:
"Supposons que ce soit vrai. Dans ce cas la Voie de Sithi n'existe pas, si je comprends bien ce que vous me dites là."
"Si par Voie vous entendez chemin tout tracé vers un avenir immuablement figé, c'est exact, elle n'existe pas. La Voie de Sithi n'est pas un destin annoncé, c'est une philosophie de vie, un code de conduite qui tend vers un but fondamental: la survie des Sindeldi."
"Alors expliquez-moi à quoi nous servons dans tout cela, la survie de notre peuple n'est pas menacée à l'heure actuelle, elle ne l'a plus été depuis l'exode."
Je hausse un sourcil incrédule et riposte du tac au tac:
"C'est ce que vous pensez? Plusieurs de nos colonies sont tombées, Tahelta elle-même a été attaquée par les forces d'Oaxaca, considérez-vous ces événements comme étant sans importance? En outre, la situation actuelle du Naora fait que certaines factions du Clergé ont le pouvoir d'isoler notre pays et ils ne se privent pas d'en abuser. Que se passera-t-il si Oaxaca décide de nous briser définitivement? Nous serons anéantis, pour la simple et bonne raison que nous serons seuls. Nous avons subi défaite sur défaite, Oaxaca a conquis de nombreux mondes, elle possède des armées immenses, est entourée d'immortels dont les seuls noms font trembler les plus braves. Et vous me dites que notre survie n'est pas en jeu?"
L'Elfe sourit finement et questionne à mi-voix:
"Et que feriez-vous pour changer cela, Messire? L'armée Sindel est aux ordres des Ithilausters, lesquels prônent une position défensive et isolée comme vous l'avez relevé. Cela restera ainsi tant qu'il n'y aura pas un souverain déterminé à la tête du Naora et, en ce qui nous concerne, notre seul espoir d'être réhabilités serait une décision royale. Sachant que le futur souverain sera nommé par le clergé, je vous laisse estimer les chances qu'il nous soit favorable et ait l'audace de se confronter aux prêtres..."
"Le clergé n'est pas le peuple Sindel, Ylis. Que le peuple nous suive et les prêtres seront forcés de s'incliner, exactement comme cela s'est produit jadis."
"Le peuple s'est habitué à ce joug, Tanaëth. Il est en place depuis tant de générations qu'il en est venu à faire partie de la tradition, à être considéré comme normal, acceptable. D'une certaine manière il est rassurant, en ce sens qu'il déresponsabilise l'individu et lui évite d'avoir à prendre des décisions puisque le clergé les prend à sa place et lui dicte ses actes et pensées."
Elle marque une pause pensive avant de poursuivre:
"J'ai appris ce que vous avez fait à Tahelta. Vous avez vu les laissés-pour-compte, les miséreux, eux nous suivraient sans doute, ils n'ont rien à perdre. Mais ne vous faites pas d'illusions, il en ira tout autrement parmi ceux qui ont des conditions de vie "normales"."
Je la coupe d'un geste impatient de la main et remarque:
"Je sais tout cela. A quel jeu jouons-nous, Cousine? Vous avez parlé à Lyann, elle vous a exposé la stratégie que nous avons imaginée et vous ne vous y êtes pas opposée, vous l'avez même améliorée. C'est donc bien qu'elle vous semblait valable. Cessons de tourner autour du pot. Ainsi que vous-même l'avez expliqué à Lyann: le temps nous est compté. Acceptez-vous de mener cette Danse à nos côtés? Voilà la seule question qui importe."
Car, j'en ai pris conscience il y a quelques instants, toute cette discussion n'est qu'une épreuve. Ylis dirige cette citadelle, et donc implicitement l'ordre puisqu'il s'agit de la citadelle mère de l'Opale, depuis bien avant ma naissance. Acceptera-t-elle que je guide sa Danse, que j'usurpe en quelque sorte un rôle qu'elle pourrait considérer comme sien? Ma parente me dévisage avec intensité durant une interminable minute, un regard auquel je ne me dérobe pas, bien qu'il ne me soit pas aisé de le soutenir tant il est empli de cette étrange assurance que l'on ne trouve que chez ceux ayant vécu une longue existence. Je me sens jeune, si jeune, sous ce regard couleur de lune rousse... Mais à mon plus grand soulagement la Sindel acquiesce enfin imperceptiblement du chef en soulignant:
"J'ai confiance dans le jugement de Lyann et de Tyrdann. L'Aura de Syriën sera à vos côtés aussi longtemps que je jugerai vos actes en accord avec la Voie de Sithi et favorables à l'Opale. Vous allez jouer une rude partie à Nessima, réfléchissez soigneusement aux raisons qui vous guident et aux nécessités, un échec serait désastreux pour nous."
"Que voulez-vous dire au juste, Ylis?"
"Vous savez que le seul moyen de faire lever votre bannissement est d'épouser..."
"Je ne l'épouserai pas."
"C'est bien ce que je pensais," soupire l'Elfe.
"Il y a un autre moyen: défier Averren dans le cadre d'un Jugement de Sithi."
"C'est une vieille tradition qui n'a plus cours depuis longtemps. Il refusera et vous fera jeter au bagne."
"Pas si je peux prouver qu'il a orchestré la mort de ma mère et de deux autres femmes Sindel."
"Et comment prouverez-vous ça?"
Je laisse un discret sourire retrousser un coin de mes lèvres:
"Laissez-moi le comment, admettons que je le prouve."
"Admettons. En ce cas... Nessima est très attachée aux traditions martiales, fussent-elles tombées en désuétude partout ailleurs... vous auriez une chance qu'un tel jugement soit accepté, mais cela reste très risqué. Il serait sage de vous assurer quelques solides appuis avant de lancer votre défi, cela fait longtemps que vous avez quitté Nessima et vous étiez très jeune, ne l'oubliez pas."
"Aucun risque que je l'oublie, Dame. Mais dites-moi plutôt, sauriez-vous où l'on pourrait trouver une boussole pour se rendre sur Nyr?"
Nous palabrons encore durant de longues heures. Outre le fait qu'elle me donne deux pistes intéressantes pour retrouver l'une de ces mystérieuses boussoles, l'Elfe est une mine d'informations sur le Naora et je m'efforce tant bien que mal d'intégrer tout ce qu'elle m'explique sur la diplomatie actuelle: les luttes entre les familles, les coups tordus entre les factions du clergé et mille autres vilenies dont je n'avais pas même idée qu'elles puissent exister. Ha, innocence de ma jeunesse, pourquoi donc me fuis-tu à tire-d'aile? Comment sommes-nous tombés si bas? Comment? Nous étions un grand peuple autrefois, un peuple fier et digne, des explorateurs, des conquérants. Nous devrions éclairer le monde de notre sagesse, de nos connaissances, et depuis vingt millénaires nous nous terrons sur quelques îles que nous n'avons jamais été fichus de pacifier? Oh, nous avions bien quelques colonies aussi, mais nous les avons perdues. Bien sûr il y aussi ce peuple Sindel d'Izurith, quelques survivants du moins, dont l'existence démontre que les Sindeldi d'Eden se sont divisés et sont partis vers différents mondes lors de l'Exode, une information troublante s'il en est. Combien de mondes sont-ils parcourus par mon peuple aujourd'hui? Deux? Dix? Plus? Que reste-t-il au juste du grand peuple de notre monde originel? Je soupire doucement, encore une question que je n'ai pas songé à poser à Sithi...
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