Je tente de me redresser mais quelque chose de mou, lourd et froid pèse sur moi, que je n'arrive pas à repousser. Je réalise au bout de quelques instants qu'il s'agit d'un cadavre et, écoeuré, me contorsionne tant et si bien que je parviens enfin à m'en dégager. Un vertige puissant s'empare de moi alors que je m'efforce de me lever, agrémenté d'une brûlure atroce au visage qui manque de peu me faire une fois encore tourner de l'oeil. Au prix d'un rude effort de volonté, je finis par arriver à me remettre debout, vacillant dangereusement sur mes jambes qui tremblent comme si elles étaient faites de gélatine. L'esprit confus, je parcours les environs d'un regard trouble, et d'un seul oeil, avant de passer délicatement une main sur mon visage, geste qui me soutire un cri de douleur lorsque mes doigts frôlent la balafre sanglante qui parcourt mes traits du front au menton. Je frémis, glacé jusqu'à la moelle des os, en réalisant subitement que je ne verrai probablement plus jamais de mon oeil gauche, crevé par le dernier coup de mon ennemi. Une vague de panique me submerge, comment pourrais-je encore manier mes lames correctement en n'y voyant plus que d'un oeil?!
(Du calme Tanaëth! Reprends-toi et fais ce que tu dois faire!)
Je sursaute en entendant la voix de Syndalywë, cette même voix qui m'a tant horripilé en serinant sans fin mon nom voilà quelques minutes, à moins que ce ne soient des heures, des jours peut-être? Non, pas des jours m'apprennent les doigts ensanglantés que je ramène de ma balafre, mes plaies datent tout au plus d'une heure ou deux, moins sans doute puisque le cadavre qui m'écrasait était encore souple. Le combat vient donc de s'achever et... Isil! Bon sang, où est Isil?!
(Du calme te dis-je! Bois une potion de soin avant de retomber dans les pommes, tu te vides de ton sang!)
(Ce...ce n'est qu'une estafilade), murmuré-je mentalement sans la moindre conviction, l'angoisse au ventre.
(Sacrée estafilade, oui, mais je parle de ta blessure à l'épaule, elle est profonde et tu saignes trop!)
Tout embrouillé que soit mon esprit, cela fait des années que j'ai appris à suivre les conseils de ma Faëra, sans toujours bien les comprendre, certes, mais je n'ai jamais eu à le regretter. Je tâtonne un peu pour trouver ma gourde, qui par chance s'avère intacte, et avale sans discuter une grande potion de soin. La sensation qui suit est atroce, je sens les os fracassés de ma pommette se mouvoir dans ma chair pour se remettre en place et se ressouder. Ça fait un mal de chien et j'ai toutes les peines du monde à ne pas geindre comme un gamin douillet, mais ça ne dure heureusement pas plus de quelques secondes. En comparaison, les picotements qui me parviennent de mon épaule et de mon oreille... de mon oreille?! Le déroulement du combat me revient soudain et je jure sourdement en portant une main à ladite oreille, dont il s'avère qu'il manque désormais le tiers supérieur, la pointe si caractéristique dont sont si fiers la plupart des Elfes. Cette atteinte à mon apparence m'aurait laissé froidement indifférent voilà quelques mois, mais maintenant... maintenant il y a Isil et... merde, où est-elle?! Le coeur battant trop vite je fais un pas en direction du dernier endroit où je l'ai aperçue, un seul et unique pas avant que Syndalywë me rappelle sèchement le sens des priorités:
(Tes armes par Sithi! Ramasse tes armes!)
J'obtempère en grognant après les avoir cherchée de l'oeil durant quelques secondes puis, me redressant, je contemple le champ de bataille et grommelle un inaudible juron en secouant la tête d'incompréhension. Que s'est-il passé? Je devrais être mort, il restait plusieurs ennemis. Lentement, une vision aussi brève qu'incongrue, celle-là même qui m'a si malencontreusement distrait, me revient: les Worans sombres. J'en distingue quelques cadavres ici et là, pas beaucoup, deux ou trois, mais que faisaient-ils au Naora? Et surtout, pourquoi ne se sont-ils pas accaparés mes reliques? Quelque chose m'échappe, ce qui n'a rien de bien surprenant compte tenu de la brume qui étouffe encore mes pensées, mais peu importe, le temps des questions viendra plus tard. Pour l'heure, retrouver Isil, le reste attendra. Je ramasse tout de même en passant le tsalon de mon bourreau, une belle arme dont le poinçon m'apprend aussitôt la provenance: Sabarius, le maître forgeron Hinion de Tahelta. Je fronce les sourcils à cette découverte, peu nombreux sont ceux qui peuvent s'offrir ses créations, qui était ce Sindel que j'ai tué, au juste? Un instant de vacuité passe, puis je me secoue et me mets enfin en route vers l'endroit où j'espère retrouver ma compagne, priant les Dieux pour qu'elle ait réchappé à ce carnage mais n'y croyant pas trop, le silence qui pèse sur les lieux n'est pas précisément bon signe...
Je sursaute soudain et rentre instinctivement les épaules alors qu'une vaste ombre passe au-dessus de ma tête, reconnaissant une seconde plus tard, avec un profond soulagement, le loykarme d'Isil qui se pose devant moi. Mais mon soulagement ne dure pas, les prunelles qui se posent sur moi sont envahies d'une profonde panique et l'animal piaffe et s'agite comme s'il était devenu fou, ce qui laisse présager le pire quant au sort d'Isil. Je sens comme un étau me broyer les entrailles et le coeur à cette vue. C'est moi qui ai voulu ce combat, contre son avis, si elle est morte...c'est de ma faute, de ma seule faute et...
(Assez! Agis au lieu de te lamenter! Souviens-toi de celui que tu es!)
(Je l'ai trahie... elle...elle me l'a dit...je l'ai vue...)
(Foutaises! Tu as déliré et voilà tout! Maintenant tu te bouges, il n'y a pas un instant à perdre! Retrouve-là!)
(Hein? Sithi?)
(Isil, crétin! Isil bien sûr!)
(Ah. Oui, évidemment.)
La potion de soin a refermé le gros de mes plaies, mais je me sens malgré tout aussi faible qu'un vieillard et des nausées m'assaillent comme vagues sur la grève, ne se retirant que pour mieux revenir à la charge. Néanmoins mes idées s'éclaircissent petit à petit et, à force de volonté, je parviens jusqu'à l'endroit où je crois qu'Isil devait se trouver. Mais elle ne s'y trouve pas, il n'y a rien ici qu'un cadavre et une épée qui traîne au sol. Mon coeur manque un battement alors que je la reconnais soudain: l'épée d'Ölendra, l'amie d'Isil, l'Hinïonne qu'elle a été forcée de tuer aux environs de Khonfas, peu après notre première rencontre. Je la ramasse et l'examine brièvement avant de l'essuyer sur les frusques du mort, Isil était donc bien ici mais jamais elle n'aurait abandonné cette lame si elle avait pu faire autrement. Alors que s'est-il passé, où est-elle? Le loykarme geint presque sans répit, tournant en tous sens et piétinant d'un air désespéré les broussailles alentours en cherchant son amie, un spectacle qui me fait enfin réagir:
"Lhyrr! Arrête! Tu massacres toutes les traces qu'elle aurait pu laisser!"
Le Loykarme rugit sombrement en me montrant les dents, mais il n'en arrête pas moins de tout saccager, comprenant sans doute la pertinence de mes paroles. Il me faut plusieurs minutes pour parvenir à repérer les premières traces, quelques branches brisées et une empreinte de botte dans la terre meuble. Empreinte que je reconnais aussitôt, cela fait des mois qu'elles côtoient les miennes. Je me mets en demeure de suivre la piste, ce qui n'a rien d'aisé, mes talents de pisteurs étant ce qu'ils sont. Par chance cette forêt n'est pas coutumière des bipèdes et son sous-bois dense nécessiterait bien des précautions pour ne pas laisser de traces visibles, précautions que ma compagne n'a visiblement pas prises, si bien que même un borgne pourrait suivre sa piste, ce qui tombe plutôt bien. Je la suis, non sans mal car certains passages gardent moins de traces que d'autres, pendant un temps qui me semble s'étirer sur des jours entiers bien que seule une petite demi-heure s'écoule à en juger par la luminosité du jour qui baisse sans hâte. Enfin, Lhyrr qui me colle aux basques en me soufflant dans le cou et moi finissons par parvenir aux abords d'un marécage puant où nous apercevons Isil! Elle est recroquevillée au pied d'un arbre, tremblante, trempée jusqu'aux os et couverte de boue mais vivante! Vivante! Le Loykarme me bouscule rudement pour se précipiter vers elle et enfouir son museau dans son giron, je me retiens de lui dire ce que je pense de ses manières et m'avance à mon tour, fronçant les sourcils lorsque le regard de l'Elfe croise le mien. Il est étrange, différent de celui que j'ai connu, trop...vide?
"Pousse-toi, Lhyrr, elle a besoin de soins!"
La réaction de l'Hinïonne me prend totalement par surprise: elle se débat faiblement, tentant de se dégager du contact de Lhyrr avec, au fond des prunelles, une incompréhensible lueur de panique! Dieux, que lui est-il arrivé?! Je réalise en m'accroupissant près d'elle qu'elle est livide et que ses lèvres sont toutes craquelées, ses traits sont creusés et des cernes noires soulignent son regard éteint, à croire qu'elle n'a pas dormi depuis une semaine! Mais le pire est qu'elle ne semble pas nous reconnaître et je n'en saisis pas la raison, ne distinguant nulle trace de coup sur son crâne. Elle a en revanche une plaie au ventre, une lame a percé son armure et elle devait être salement crasseuse à en juger par les bords boursouflés et rougeâtres d'infection qui apparaissent au travers de l'armure malmenée. L'arme était-elle empoisonnée? Je remets une fois de plus les questions à plus tard il faut que je lui fasse boire une fiole de soin mais elle s'agite tant qu'il me faudrait la brusquer pour que tout le liquide ne coule pas à côté et je n'en ai pas la moindre envie. Je tente donc de la calmer en lui parlant doucement et en caressant tendrement son visage du bout des doigts, jusqu'à ce qu'enfin elle finisse par s'apaiser et que je puisse lui faire boire une potion. A peine suis-je parvenu à lui faire absorber le bienfaisant liquide qu'elle s'évanouit, ce qui ne m'arrange pas vraiment car je ne me sens pas précisément en état de la porter. Il va bien falloir pourtant, à moins que...
"Lhyrr, viens un peu par là et arrête de bouger que je puisse la mettre sur ton dos!"
Le loykarme semble comprendre ce que j'attends de lui car il s'approche aussitôt et se baisse pour me faciliter la tâche, qui me demande néanmoins un effort colossal qui manque de peu me faire rejoindre Isil au pays des songes. Je m'appuie contre Lhyrr quelques instants pour retrouver mon souffle et mes esprits, puis nous nous dirigeons vers le rivage et les témoins qui nous attendent d'un pas lent et, pour ma part, fort peu assuré. J'ignore combien de temps il nous faut pour parcourir ce chemin que nous avons à peine mis une heure à faire à l'aller, sans doute le triple, plus peut-être. Quoi qu'il en soit nous finissons par arriver à destination, juste à temps à vrai dire car je ne crois pas que j'aurais pu marcher cent mètres de plus. Nos compagnons Sindeldi accourent aussitôt, mortellement inquiets et pâlissant à vue d'oeil en apercevant ma bobine. Je grommelle que tout va bien et leur demande de s'occuper d'Isil avant de m'effondrer contre la coque du bateau, vidé de toute force.
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Ce n'est pas le pouvoir qui corrompt, mais la peur. (Aung San Suu Kyi)
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