26 157PNT, Dix-huitième jour de Kemenla.
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« Il voyage plus vite celui qui voyage seul. »
Sous mes pas, je savourai le crissement de l’humus que je foulai de mes bottes salies de la fange des marais du Narshass. Voilà tellement longtemps que je n’avais pas posé pied sur un sol autre que boueux et glissant, se dérobant, instable, au moindre écart. Cela ne se comptait pas en années. J’avais cessé de compter en année, lorsque mes souvenirs me ramenaient à mes vies précédentes. Hors là, ma vie actuelle de bâtard mi-garzok, mi-shaakt ne m’avait pas encore confié le plaisir de marcher en forêt, ou même sur des plaines dégagées, sous un fugace soleil printanier pointant en une éclaircie entre deux nuages pâles. De la vase, de la bourbe, un sol gorgé d’humidité, ou protégé de celle-ci par des planches épaisses d’un bois non moins engorgé. On avait coutume de dire que dans le Narshass, on n’était jamais vraiment totalement au sec. La réalité dépassait à bien des égards les rumeurs, sur ce fait.
Des bottes, il m’en faudrait des nouvelles, à l’issue de ce voyage vers mes origines. Le cuir était rongé par l’humidité, et les tâches de boues ne partiraient qu’en finissant d’en achever la surface. J’appréciai toutefois, même s’il s’agissait une fois de plus d’humidité, qu’elles foulent le sol forestier matinal encore saupoudré d’une nocturne rosée, fraiche et fugitive, disparaissant petit à petit avec le secours des heures sous les rais épars d’un soleil pâle. L’hiver, cette année, avait été rude, et le printemps tardait à imposer sa présence renouvelante.
Voilà deux jours que j’avais quitté le village des rebelles shaakts. Le lendemain de la fête en mon honneur ne s’était finalement pas révélé le meilleur jour pour partir. Je ne m’étais levé que tard, alors que l’astre du jour était déjà haut dans le ciel. Et la migraine qui accablait mes tempes était trop rude pour que je parvienne à rassembler suffisamment mes idées pour réaliser un paquetage correct. Cela me prit le reste de la journée, durant laquelle je rassemblai des provisions pour près d’une semaine de marche. J’aurais sans doute moins à parcourir, mais je préférai me montrer prudent. Une fois que l’on quitte le confort d’une vie sédentaire, et que l’on met un pied devant l’autre sans exactement savoir où ça nous mènera, on peut vite se retrouver bien plus loin, bien plus longtemps qu’on ne l’aurait espéré. Viande et poisson séché, pains secs et racines marinées avaient fait mon quotidien. Assez peu de diversité, en soi… mais je pouvais aisément l’agrémenter d’une cueillette chanceuse de baies ou de champignons, si l’occasion se présentait.
Je n’avais pas revu Dalharil de la journée, et à peine croisé son frère. Avec son aide, j’avais fini par clôturer mon paquetage, n’emportant avec moi qu’un livre vierge composé de feuillets de vélin et d’une couverture grossière en cuir fauve, un coutelas, dont je ne saurais me servir en combat, mais qui avait l’avantage d’être un allié efficace pour trancher nourriture, et autres utilisations pratiques qui se présenteraient à moi pendant mon voyage. Du matériel d’écriture, encriers, plumes et pointes métalliques. Ainsi qu’une poignée de yus confiés par Khal’Abbil pour subvenir à mes besoins les plus urgents. Il savait que je n’aurais guère accepté plus.
Le lendemain, un trio de shaakts mené par Shrez m’emmena sur l’une de leur barque à fond plat pour remonter le fleuve jusqu’à la base du delta. Là, je les laissai à leur sort sans me retourner. Mes adieux, je les avais déjà faits. Et eux n’avaient fait que m’aider à faire le premier pas. J’avais alors passé la journée à traverser les plaines formant la frontière entre l’Anorfain et l’Atha Ust. Et le lendemain, en milieu de journée, j’avais atteint ces bois dont la canopée surplombait ma tête encore maintenant. J’avais beau, dans cette vie, avoir la peau plus noire que l’ébène, je m’étais ému du panel de couleurs retrouvé, du vert tendre des feuilles nouvelles qui viennent de pousser au brun ocre des feuilles formant l’humus. Dans les marais, tout était gris. Ici, tout était vif, intense, vivant. Je sentis un souffle de motivation m’envahir et faire frétiller en moi les fluides de foudre qui me parcouraient.
Et cet élan fut peut-être mon erreur. Insouciant, trop insouciant, je ne m’étais pas méfié. Je n’avais pas suffisamment ouvert l’œil, ni tendu assez l’oreille. Je n’avais pas vu ces yeux qui m’épiaient, depuis peut-être mon entrée dans la forêt. Ou depuis le matin, à mon lever de cette nuit passée à l’abri entre les racines noueuses d’un chêne centenaire. Ce que je vis, ce que j’entendis, en revanche, ce fut la flèche qui passa à quelques centimètres de mon oreille. Une semonce. Le talent des archers de l’Anorfain n’était pas un mensonge : jamais l’un d’entre eux n’aurait manqué une cible aussi facile que moi. C’était donc un avertissement, qui se ficha dans le sol forestier, à quelques mètres devant moi. Mon regard se posa sur l’empennage, blanc et or, de la flèche. Ça n’était pas une arme de bandit, ni même de chasseur Taurion. Cette flèche avait été envoyée par un éclaireur Hinion, sans doute faisant partie d’une patrouille. Je n’avais pas, comme convenu, trouvé Cuilnen. C’est Cuilnen qui m’avait trouvé. Et je ne doutai à aucun instant du sort qu’ils réservaient à un être comme moi. Mi-shaakt, mi-garzok, en provenance évidente de l’Atha Ust. Mes habits me trahissaient, mon odeur aussi. J’étais le subtil mélange des deux races que les elfes de cette forêt abhorraient le plus au monde. Ils ne me laisseraient pas le temps de parler. Ils ne me laisseraient pas le temps de leur expliquer. Je devais fuir, et vite.
Evitant de me retourner vers l’archer, comme il devait sans doute s’y attendre, prêt à me ficher un trait entre les yeux si je manifestais la moindre résistance à ses ordres minutieusement préparés, je changeai de direction en prenant appui sur tout le côté de mon pieds pour m’élancer à toute vitesse entre les arbres. Détalant comme un lapin, j’entendis un trait se ficher non loin de moi, dans le bois d’un arbre salvateur. Je pouvais me sentir chanceux, pour le coup. Je zigzaguai du mieux que je pouvais, espérant vainement semer celui qui s’était considéré sans même me le demander comme mon ennemi. Des yeux, je cherchai des passages et des lieux de repli potentiel, où me suivre du regard serait plus difficile, pour un archer, même confirmé. Je contournai un massif de buissons épais, passai sous un arbre mort à moitié couché, et me laissai glisser sans hésitation sur le tapis de feuilles et d’épines friables d’une pente un peu trop penchée. Le genre d’action qui sonnait toujours mieux au moment où on se l’imaginait, et un peu moins quand on s’exécutait. Une caillasse me percuta le dos, et ma glissade se changea en roulé-boulé assez peu contrôlé, qui m’envoya valser comme un vulgaire sac de paille sur le sol terreux.
J’atterris dans un bruit étouffé, souffle coupé, le sang me battant aux tempes. Fourbu de ma course, après deux jours de marche intensive, je trouvai vain de fuir plus loin. Tous sens aux aguets, je lorgnai tout autour de moi, attentif au moindre indice m’indiquant la présence d’un poursuivant. L’archer, je l’avais sans doute distancé. Il ne s’était pas élancé à ma poursuite, assuré de m’abattre de ses traits meurtriers. Sûrs d’eux, jusqu’à être parfois imbus d’eux-mêmes, les Hinions n’avaient guère changé. J’en avais été un, autrefois… Peut-être même plus d’une fois. Je me sentais proche de ce peuple dont aujourd’hui, j’étais si différent. Le silence était partout. Avaient-ils perdu ma trace ? J’en doutais. Avaient-ils décidé de me laisser fuir, constatant que je n’étais qu’une menace de petite ampleur, et que je me ferais dévorer par les loups ou détrousser par les brigands avant même d’avoir pu ne fut-ce qu’entrevoir leur capitale ? C’était plus probable. Je m’en savais encore loin, de toute façon. Elle était nichée au plus profond de la forêt d’Anorfain. Au cœur des bois, dont je n’étais encore qu’en bordure. Peut-être se disaient-ils qu’ils m’avaient suffisamment fait peur pour que je ne tente pas de me rendre plus profondément dans cette accueillante forêt, ricanant devant ma crainte toutefois fondée. Je ne saurais leur en tenir rigueur.
Je cherchai le couvert d’un buisson épais pour rattraper mon souffle et profiter d’une pause dûment méritée pour grignoter une galette de pain sec et un lambeau de chair séchée. Mais la pause fut de fort courte durée. Bien vite, une bouchée eut un goût amer de défaite : non loin, les bruits de plusieurs sabots se firent entendre sur le sol couvert de feuilles. Des sabots légers, et non lourds comme des destriers de guerre kendrans. Des étalons agiles, éduqués pour les courses en forêt. Et au cliquetis métallique qui les accompagnaient, je compris vite qu’il ne me servait plus à rien de fuir. A ma poursuite avait été envoyée une troupe d’éclaireurs montés. Ils retrouveraient vite ma trace : je n’avais pas cherché à les dissimuler, et ils étaient formés pour la traque. Je sortis de mon abri comme ils se dirigeaient déjà vers lui. Je leur tendis mes paumes vides, tournées vers les cieux, en signe de reddition. Peut-être ainsi ne me tueraient-ils pas directement. Je déclamai d’une voix audible et forte, alors qu’ils m’entouraient, abaissant leurs lances à l’acier éclatant et pâle dans ma direction, ne m’offrant cette fois aucune issue possible.
« Mon nom est Vadokan Og’Elend, et je ne suis pas un ennemi. »
Mon nom ne leur dirait rien, bien sûr. Je n’étais connu que de mes proches, qui eux-mêmes se faisaient un malin plaisir à éviter de se faire remarquer. Mais c’était la politesse la plus élémentaire que de se présenter. J’espérais qu’ils apprécient. Celui qui semblait être leur capitaine, à la cotte de maille ornée d’émeraudes et de saphirs, répondit à mon appel.
« Et qui serais-tu, alors, toi qui erre dans nos bois sans raison, sinon un espion ? Qu’est-tu, orque ou shaakt, sinon une créature d’Oaxaca ? »
Les préjugés… J’y étais habitué. Je savais qu’avec cette ascendance charnelle, j’y serais amèrement confronté. Je répondis, gardant les yeux baissés pour ne pas qu’il me trouve bravache mal à propos.
« Ni l’un, ni l’autre, et d’Oaxaca je n’ai cure. Je suis un voyageur en quête de son passé. De shaakts, je ne connais que ceux qui vivent dans les marais, car ils m’ont hébergé. »
C’était la vérité, et en plus c’était plausible pour eux, vu mon accoutrement, la boue sur mes bottes et la nature de mes habits. Il y avait un accord tacite entre les shaakts des marais et les Hinions. Pas une vraie alliance, puisque chacun restait chez soi pour que les brebis soient bien gardées, mais une cause commune : la chute des matriarches de Caïx, valait mieux qu’une haine éternelle. Je poursuivis.
« C’est en Cuilnen la Blanche que résident les réponses à mes questions, si vous consentez à ce que j’en foule le sol. »
Je n’eus que le silence comme réponse. Un silence équivalant à une hésitation. J’allais pour relever les yeux vers les éclaireurs quand un choc me frappa à l’arrière du crâne. J’eus à peine le temps de le sentir que ma vue se brouilla dans ma chute sur le sol… Assommé.
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