Un autre jour se lève sur ma misérable existence. Difficile de me remémorer l'enthousiasme qui me tenaillait délicieusement les entrailles il y a quelques heures à peine. Nul enthousiasme ce matin, simplement une détermination absolue, totale, inébranlable, presque douloureuse. Si j'avais pu, je n'aurais pas dormi de la nuit. Mais mon corps n'est pas infaillible, loin de là...
Sentant à peine la douce caresse matinale du Soleil sur ma peau, je me redresse et m'assois en tailleur sur le coussin. Je reste immobile. Seules mes ailes s'agitent, par soubresauts, d'une pensée à l'autre. Invariablement, ma raison est assaillie par des vagues désespérées d'une litanie paralysatrice, que je repousse non sans grimaces et difficultés.
(Je ne vis pas. Je survis. Je ne parle pas, je balbutie. Je ne lis pas. Je ne lis pas. Je ne lis pas... Elles mourront. Pour chaque seconde de vie volée, une folle mourra.)
Tel le giron d'une mère protectrice, tel un point d'ancrage, je me raccroche à ma haine, assoiffée de haine, qui hurle à la haine, la haine et encore la haine. Et la vengance.
Tout à mes combats mentaux, je me laisse surprendre par la voix de Kiana, douce mais ferme:
"Bonjour Silmeï. Je ne vous demande pas si vous avez bien dormi. "
(Sage décision...)
" Vous êtes en état de choc. Je ne peux rien vous enseigner maintenant. Rien! " répéte-t-elle plus fermement en interceptant mon regard qui réussit l'exploit d'exprimer à la fois la pitié et l'outrage (Un chien affamé n'aurait pas fait mieux).
" Aussi, poursuit-elle inébranlable, allez-vous me faire le plaisir de prendre l'air dehors! Faîtes donc une balade dans la forêt, voilà qui vous fera du bien. Allez! " m'intime-t-elle finalement, avec un geste sec en direction de la porte.
Comment lutter? Ma détermination s'envole -inutile de me mettre Kiana à dos-, et je m'exécute, sceptique et maussade.
En quelques battements d'ailes, je quitte la clairière et retrouve le silencieux couvert des arbres. Ils m'ont bien manqué ceux-là, tiens! Je me pose par terre, sans grande conviction, et -une fois n'est pas coutume- mon estomac se rappelle à mes bons souvenirs dans une cacophonie de gargouillis inintelligibles. Avec un soupir presque amusé (Le meilleur ami de l'Aldryde? Son estomac!), je me mets pitoyablement en quête d'une proie à dévorer.
Après une bonne heure de traque pleine de suspense, et grâce à mes sens aiguisés, et mes extraordinaires capacités de survie en forêt, je tombe par hasard sur un buisson-garde-mangeaille, sur lequel je me jette sans sommation. Inutile de préciser que c'est un vrai carnage; je ne lui ai laissé aucune chance. Je peux encore entendre ses rameaux craquer de désespoir... Mais je m'égare.
L'estomac plein et enfin silencieux, je me retrouve une fois de plus désoeuvré.
(Balade en forêt. Je t'en ficherai moi, des balades en forêt! Ca serait drôle de tomber sur un autre moineau tiens. Voilà qui me défoulerait vraiment.)
A tout hasard, je lève la tête, et scrute les hautes branches au dessus de ma tête, mais nul moineau n'a les tripes de se montrer. Ah ah, ils savent à qui ils ont affaire!
Ne trouvant rien de mieux à faire, et cette fois-ci en négligeant complètement la prudence, je me mets à déambuler au hasard entre les troncs, le regard dans le vague. C'est à peine si je remarque les monstres en tous genres qui s'écartent, certainement terrifiés, de mon chemin. Je ne sors de ma promenade somnambule qu'au moment ou je sens un frisson parcourir tout mon corps, les oreilles emplies d'un bourdonnement ténu mais tenace, les pieds étrangement froids... Une vague de panique me fait trembler: dans quel pétrin suis-je encore?! Comme si je n'avais pas déjà assez de tuiles (Charmant juron, production Kiana, tous droits réservés)!!
La peur et la colère se réveillant en moi, je me rends soudain compte que j'avais simplement mis les pieds dans un ruisseau.
(Ah ah. Ah. Foutu cours d'eau.)
Avec un nouveau soupir, je commence à me déshabiller pour me rafraîchir un peu. S'entassent donc près d'un arbre l'aiguille de pin (frémissements au toucher, comme toujours), la cape-moineau (embardée cardiaque), la tunique de silm, la ceinture "vie-rhile" et la bourse bizarre accrochée. Une fois débarassé de tout mon barda, je me glisse doucement dans l'onde frémissante. Je fais quelques pas, me plante au milieu du ruisseau, et laisse l'eau couler sur moi. Je reste ainsi, je ne sais combien de temps, tandis que l'eau semble emporter avec elle mes soucis, ma rage, ma haine. Une fois que je me sens coquille vide apaisée, je remonte avec quelques difficultés, car engourdi, sur la terre ferme, et me laisse sécher sous un rayon de soleil qui avait percé le feuillage des arbres.
Somnolant à moitié, je commence à réenfiler tous mes effets. Enfin presque tous. Je ne m'en étais pas encore rendu compte, mais ma tunique est couverte de taches de terre et de sang. Glorieuses reliques de mon combat épique avec le moineau. Glorieuses peut-être, mais en tous cas, pas esthétiques. Il va falloir que j'arrange ça.
Observant autour de moi, je cherche une nouvelle idée géniale pour rattrapper ma tunique. Après tout, j'étais le concepteur de LA cape-moineau. Avisant soudain un ravissant petit buisson, à quelques mètres de moi, une idée commence à germer dans ma tête.
(Hum, plutôt pas mal, ces feuilles, là. Je suis sûr qu'elles s'accorderont à merveille à mon teint.)
D'une démarche bondissante (car enfin l'esprit occupé par autre chose que la rancoeur contre les Akrillas), je m'approche du buisson. Puis, avec des gestes précis et rapides, je fais une bonne cueillette de feuilles (vraiment ravissantes!). Je me laisse ensuite tomber au sol, le tas de feuilles devant moi, la tunique sur mes cuisses. Tout est prêt pour la Création.
Me saisissant d'une feuille de la main droite, et maintenant de la main gauche la tunique, j'insère cette première dans cette seconde, faisant passer l'extrémité de la feuille dans un espace entre deux fibres. C'est avec ravissement que je vois la feuille s'accrocher sans encombre, et apparement rester bien fixée. Bénissant une nouvelle fois mon talent, incommensurable, je continue à fixer ainsi des feuilles sur ma tunique, jusqu'à la recouvrir totalement.
Ma besogne accomplie, j'admire mon chef-d'oeuvre achevé: une vraie merveille, que j'enfile derechef. Je suis vraiment génial. Bon d'accord, toutes les feuilles plantées dans la tunique me grattent, mais je dois avoir une allure avec ça! J'ai hâte de montrer mon talent à Kiana!
Supposant que finalement, la balade touche à sa fin, je me dirige d'un pas conquérant vers la cabane de l'elfe. Enfin, "dirige" est un bien grand mot, car c'est au bout de deux bonnes heures d'errance dans la forêt que je tombe dessus (presque littéralement, car en arrivant, je n'ai pas manqué de me cogner dans le seau, resté en place depuis la veille, qu'harrassé, je n'avais pas vu).
En entendant le "BOING" métallique suivi d'une bordée d'injures, Kiana s'empresse de sortir de la cabane. Avec un petit sourire amusé, elle m'apostrophe:
"Dîtes-moi Silmeï, quelle élégance!
-Cela vous plaît? C'est une idée géniale que j'ai eu: faire du neuf avec du vieux. J'ai appelé ça "customization". Ne me demandez pas pourquoi, j'ai juste trouvé que ça sonnait bien! " conclus-je avec un bref éclat de rire. Finalement, elle avait peut-être raison: la balade m'a calmé les nerfs.
L'elfe rit avec moi, puis m'invite à rentrer chez elle. Sur la table, à l'intérieur, sont toujours posés les deux parchemins, et le fluide, douloureux rappels de la veille. Je reste figé quelques instants, fixant ces objets qui semblent inaccessbles, quand je me retrouve soudain avec une chose étrange devant le nez: un disque d'environ 8 centimètres, vert clair, recouvert de petits pics, à l'air redoutable. Me demandant à quoi peut bien servir une telle étrangeté, Kiana prend la parole:
" Tenez, j'ai trouvé ça une fois près de chez moi. Je crois que c'est un objet dont se sert votre peuple pour se défendre. C'est un bouclier, et il a cette apparence car il a été confectionné avec une bogue de marron! "
Retournant devant moi l'objet, je découvre qu'une poignée derrière permet de l'agripper fermement. Sa taille est idéale pour moi, il fera une bonne protection, cela est certain. M'en saisissant, une nouvelle fois écrasé de reconnaissance, je balbutie un timide " Merci. Beaucoup. ".
(Merveilleux objet que voilà! Je me demande combien de moineaux on peut embrocher dessus...)
Ne me laissant guère plus de temps pour échafauder des plans sanglants ayant pour but de perpétrer des massacres avec mon nouveau jouet, Kiana s'installe à la même place qu'hier, près de la table, les trois objets magiques devant elle. Une nouvelle fois farouche, elle m'ordonne de la rejoindre, et de l'écouter.
"J'ai réfléchi longuement cette nuit, et je ne pense pas qu'il serait raisonnable d'attendre plus longtemps avant de vous enseigner quelques sorts pour vous défendre. C'est pour cette raison, continue-t-elle, faisant taire mon objection, que vous allez absorber ce fluide, puis je vous ferai la lecture des parchemins pour vous apprendre ces sorts. Je vous apprendrai à lire, mais votre survie passe en priorité. Je ne suis pas tranquille, sachant votre arbre-communauté dans la forêt, près de nous. "
En pensée, je ne peux qu'approuver un tel raisonnement.
Un éclat implacable dans le regard, elle place devant moi la bouteille contenant le fluide. C'est parti.