Un nouveau réveil : L’avantage quand on tombe dans les ténèbres de l’inconscience, épuisé et à bout de forces, c’est qu’on n’a pas vraiment l’occasion de rêver, ou de s’en souvenir tout du moins. Malgré les évènements terribles qui venaient de se produire, je passais ma première bonne nuit depuis quelques années. J’aurais souhaité rester à jamais dans ce cocon obscur, à l’abri du chaos et de la destruction qui m’attendent à l’extérieur, mais malheureusement il semblerait que la vie n’en ait pas encore terminé avec moi, et que mon destin n’était pas de mourir ici. C’est ainsi que j’émergeais lentement des noirceurs de mon esprit, le vent se faisant sentir sur ma peau, l’agréable bruit de l’eau douce se faisant de plus en plus clair, et la lumière du soleil perçant le voile sombre qui recouvre mon œil valide. J’ouvre finalement mon œil sur un ciel bleu azur, allongé au même endroit que la veille suite à la rossée que j’ai reçue, et je reste ainsi à contempler ce beau saphir inatteignable, sans penser à rien, répétant machinalement mes prières habituelles au soleil qui se lève encore sur mon visage. Mais ma conscience finit par émerger à son tour, et je perds vite mon mince sourire lorsque je me souviens de tout ce qui m’a amené en face de ce spectacle. Je prends appui sur mes mains pour me redresser difficilement, réveillant au passage la douleur qui sonne dans mon crâne, et fait un état des lieux. Le couple qui m’a recueilli est assis autour des restes de leur feu, mangeant un maigre repas pour tenir la journée. Les yeux de la femme sont toujours rouges, et les sillons de larmes sur ses joues montrent qu’elle a encore pleuré récemment. L’homme est dos à moi et je préfère ne pas le provoquer pour l’instant, mais je vois à sa posture que ses côtes ont toujours l’air endolori. Le messager a repris des couleurs et sa respiration est devenue calme et régulière, il est toujours endormi mais je suppose qu’il devrait bientôt se réveiller. Son cheval c’est un peu éloigné de nous, et semble profiter avec innocence de la praire environnante.
Aucune trace du bandit qui les a attaqués, si ce n’est l’épée qui a mis fin à ses jours, jetée à côté de moi. Je grimace légèrement en pensant qu’elle est maintenant recouverte du sang d’un autre homme en plus de celui de son propriétaire, alors que j’avais juré de l’utiliser pour punir ceux qui nous ont détruits. Mais après tout il y avait bien des humains dans le contingent qui a massacré mon village. Cette réflexion me plonge une fois de plus dans l’incompréhension. Dans tout ce qu’il m’a enseigné, mon mentor opposait les vaillants, droits, justes et fiers hommes, héritier de la lumière, aux répugnants et sales humanoïdes à la peau verte qui infestent le territoire au-delà des montagnes, à peine plus intelligents qu’une bête et juste enclin à la violence, vénérant leur tout aussi méprisable dieu sombre. Leurs dérives physiques par rapport aux hommes témoignant de la corruption de leurs âmes. Mais alors que faisaient certains de nos frères à accompagner ses créatures malfaisantes dans leur destruction ? Arborant des symboles de la fille des ténèbres.
Je n’aurais pas le temps de pousser plus loin toutes les remises en question de mon enseignement aujourd’hui, car la fille vient de lever les yeux et de croiser mon regard, émettant un léger hoquet étouffé et baissant immédiatement les yeux sur son repas. Son compagnon se retourne pour voir ce qui a provoqué cette réaction, son regard est terne et froid, il semble avoir perdu toute la fougue qui l’animait hier soir. Il m’ignore sans rien dire, se retourne pour continuer à manger. Je me lève lentement, faisant craquer mes articulations endolories par les événements de la veille. Mon bâton est là où je l’ai laissé tomber lorsque le bandit m’a mis à terre, et je m’avance lentement pour le ramasser, lui qui hier encore était juste signe de mon rôle de guérisseur et d’enseignant, est maintenant tordu à l’extrémité, couvert de sang, de terre et de boue. Je reprends ma lente marche habituelle avec mon bâton, bien qu’il n’y ait plus personne à impressionner, et m’approche du couple, remarquant une troisième assiette posée près du feu. J’essaye de mettre de côté mon caractère asocial dans cette situation tragique, et tente de retourner dans leurs bonnes grâces avec une proposition, ma voix brisant un silence écrasant qui ne m’avait pas perturbé jusque-là.
« Vos côtes ont l’air de toujours vous faire mal, je peux y jeter un coup d’œil si vous voulez »
Il se retourne à nouveau, lentement, plantant ses yeux verts dans mon regard d’acier. Il me répond d’une voix monotone, rendant encore plus violente sa déclaration assassine.
« Tu peux jouer au guérisseur, faire le beau avec tes pouvoirs, mais au fond tu n’es qu’un démon sorti de nulle part »
Sa femme lève brusquement la tête, le fixant avec un air furieux. Tout comme la dernière fois, je n’ai aucune réponse à lui apporter, je sais très bien que je suis mal vu par la plupart des autres villageois, par superstition, mais cette fois-ci ses paroles me frappent plus qu’à l'accoutumée. Après avoir été témoins du vrai chaos causé par les créatures infernales d’Oaxaca, être considéré comme un démon me choque. Néanmoins je ne démords pas, tel est mon rôle en tant que guérisseur, je reste de marbre devant ses accusations, me promettant d’y réfléchir plus tard. Je réponds calmement, mais ma voix se fait plus grave que d’habitude, presque un grondement.
« Je peux ? » Dis-je en désignant du doigt son côté endolori.
Il ne répond pas mais lève quand même sa chemise sale et tâchée de sang en grimaçant, laissant apparaître un large hématome sous son bras droit. Je soupire intérieurement, content de voir qu’il accepte de se faire guérir malgré son insistance sur ma mauvaise nature. Je m’assois dans l’herbe verte à côté de lui, place mes mains à quelques centimètres de la boursouflure violacée qui déforme sa peau et, comme je l’ai déjà fait plusieurs fois, ferme mon œil en me concentrant pour diriger le fluide de lumière vers mes paumes, l’extrémité de mes doigts et enfin la plaie. Alors que je m’apprête à communier avec ma déesse, comme je le fais à chaque acte magique, la femme prend soudainement la parole.
« Alors, qu’avez-vous trouvé au village ? Vous êtes revenu plutôt vite.»
« Rien, il est en ruine » Dis-je, me remémorant brièvement les décombres de la maison que j’ai rencontrée.
Ma réponse sèche la rend muette, elle se retourne vers son repas, perdu dans ses pensées.
« Je suis désolé »
« Vous n’y pouvez rien, vous avez essayé » Dit-elle, sa peine contagieuse résonne en moi.
« Non, je suis désolé de vous avoir obligé à ternir votre âme pour sauver la mienne » Dis-je en me tournant vers elle, l'air grave « Je prends l’entière responsabilité de votre acte, et en assumerais les conséquences devant les dieux »
« Vous nous avez sauvé le premier » Dit-elle d’une voix étranglés, prête à se briser en sanglot.
Mon discours religieux ne semble pas apaiser sa conscience, elle se retourne à nouveau vers son bol, remuant sans but sa nourriture, tentant d’évacuer son anxiété. Elle change brusquement de sujet, me ramenant à une réalité plus prioritaire pour l’instant.
« Nous allons partir sur le lac, et rejoindre Kendra Kar en suivant le fleuve Kenaris, ce sera plus rapide qu’à pied, vous voulez vous joindre à nous ? »
Je sens l’agacement de son compagnon à cette demande.
« Non merci, déposer moi juste avant de rejoindre le fleuve, je suivrais la route à pied »
« Vous êtes sûr ? Ce sera beaucoup plus long »
« Vous devez prendre le messager avec vous, il ne pourra pas marcher facilement lui. Et je ne pense pas que vous ayez suffisamment de provisions pour 4 personnes » Elle ne me contredit pas sur ce point. « J’aimerais aussi profiter de ce temps seul, j’ai plein de questions auquel je dois réfléchir sans être dérangé… »
« Si vous voulez » Dit-elle après un moment « Mais si vous avez besoin d’aide, ma famille habite proche de l’entrée est de la ville, au sud de l’arène »
Nouveau soupir agacé.
« J’y penserais, je n’ai jamais visité Kendra Kar encore »
« Je vous ferais visiter avec plaisir » Dit-elle en relevant la tête, un sourire ne masquant pas ses yeux larmoyants.
Je retire finalement mes mains de la blessure, le bleue a bien diminué en volume mais n’a pas complètement disparu. L’homme lâche sa chemise et reprend son repas sans un mot, mais ses mouvements se font plus fluides qu’avant, ce qui emplit temporairement mon cœur de joie. Un petit geste, mais qui contribue à aider ceux qui ont pu échapper aux griffes de la mort. C’est alors que ma migraine revient soudainement me torturer. Chaque battement de cœur envoie une pulsation de douleur qui tambourine violemment contre mon crâne. Je tente de la dissimuler à mes compagnons d’infortune en serrant les dents discrètement et en me massant innocemment les tempes, priant Gaïa de calmer mon martyr, mais je me retrouve vite en sueur, craignant d’être repris d’une crise de tremblement. Le coup qui m’a été porté à la tête semble être plus sérieux que je ne le croyais, et j’aurais besoin de l’aide d’un guérisseur plus expérimenté que moi pour l’ausculter.
Heureusement, un bruit de frottement de tissu les a fait se désintéresser de moi, le messager s’est redressé, il a l’air confus mais bien portant et ils accourent à son chevet, nous allons pouvoir partir ...
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