««PrécédemmentIV« Veuillez me suivre, monsieur Kinshi. »Après la soirée avec Anathe et la nuit dans l’une des auberges quelconques, mais calmes, de la ville, la journée fut assez tranquille. À mes prières matinales succédèrent une journée à suivre ma partenaire. Elle me laissa son manuel le plus récent sur la géopolitique d’Imiftil. Nous nous sommes installées sur la même table de pierre autour de laquelle nous avions rencontré le prince. Elle commença son écriture. Je lus. Un après-midi charmant, vraiment.
Il est dix-huit heure et demie. Le château Hartefield se dresse une fois de plus devant moi. Cette fois, par contre, je peux enfin pénétrer son antre. Égrel, le serviteur au nez aquilin, me fait signe de l’autre côté de la grande porte.
Une fois les gardes passés, c’est dans le hall central que je dépose mes premiers pas. Je suis frappé par la fraîcheur environnante entre ces murs. Le hall, classique, agréable, se voit agrémenté, ici et là, de plusieurs productions artistiques. Parfois tableau, parfois statue, de nombreuses productions rendant hommage au Yarthiss d’autrefois. Une considération noble de la part du roi qui doit enchanter notre cher Nathan.
Le silencieux serviteur me guide ensuite à travers un long corridor. Encore ici, la décoration parle. Pour l’instant dépourvus d’une longue lignée royale, les portraits des cinq fils ornementent les murs. Afin d’occuper tout l’espace, une grande distance sépare chacun de ceux-ci. La métaphore me tire un sourire. Voilà le fossé séparant chaque frère depuis leur arrivée dans la royauté…
Rendu à l’autre extrémité, Égrel ouvre la porte toute grande et, protocolaire, m’indique de pénétrer. Je le remercie, puis m’avance dans la salle à manger. Une salle aménagée selon les goûts de l’époque. À l’immense table, deux personnes y discutent déjà.
Un jeune homme blond, qui doit encore être dans la vingtaine, toise son interlocuteur, d’une dizaine d’années son aïeul. À voir leur ressemblance aux tableaux, j’en déduis qu’ils sont frères, mais l’hypothèse, ici, s’avère difficile à concevoir. Deux êtres aux antipodes. Le jeune, si frêle, ne peut être comparé au colosse qui frappe son poing sur la table devant lui.
« L’incompétence de ces soldats conduira à la chute du royaume ! »« Bah oui, parce que, clairement, Yarthiss se fait envahir par tous les elfes noirs du coin chaque fin de semaine… »« Toi et ton sarcasme. Toi et ta naïveté ! C’est en pensant comme cela qu’on devient faible. Exactement ce que l’ennemi attend. »« Mais quel ennemi Onir ? Quel ennemi ? »Il peut être risqué d'interrompre deux princes en pleine discussion enflammée. Il l'est encore plus de rester là à les écouter sans s'introduire.
« Pardonnez-moi, messieurs. »D’un seul mouvement, les deux locuteurs se retournent vers moi.
« Je ne voulais pas vous interrompre, mais j’ai eu la chance d’être reconduit jusqu’ici par votre serviteur. Je me nomme Shiyo Kinshi. »Le plus robuste de me répondre :
« Onir Hartefield. »Après un reniflement désinvolte, le blondinet enchaîne :
« Joshua Hartefield. Qu’est-ce que tu fais ici ? »Son frère roule des yeux.
« C’est l’invité de Nathan, imbécile. Je ne peux pas croire… faut que tu sois un peu plus renseigné sur les allées et venu dans le château, Joshua. Je jure, ton attitude va mener à notre perte… »« Et la tienne va mener à mon suicide. »Onir fixe son cadet, complètement horrifié.
« Bon, ça en est assez. Monsieur Kinshi, j’ai besoin de votre aide. Si Nathan vous a invité, c’est que vous devez être éduqué. Pouvez-vous donner une leçon de politique à notre imbécile ici présent. Expliquez-lui l’importance de rester sur ses gardes lorsque l’on est de la haute. »« En quoi consiste le débat ? »« Mon frère, ici présent, chiale jour après jour de l’importance d’investir toujours plus dans nos services militaires. Il voudrait la milice la plus entraînée et la mieux équipée de tout Imiftil. Le problème, c’est que Yarthiss n’est pas en guerre depuis des décennies. Alors s’il voulait ne pas m’obliger à manger du pain sec pour qu’il puisse avoir son escadron de trébuchets, ça serait pas mal. »« Juste à l’ouest, nous avons un royaume de perfide, très bien organisé, Tulorim. Ils attendent seulement que l’on baisse notre garde et… »« Mais Tulorim n’en a rien à foutre de nous… »« Je dois vous avouer que je ne peux me pavaner d’avoir une aussi bonne connaissance du contexte géopolitique d’Imiftil. J’ai lu sur cette dernière, mais un originaire de Nirtim n’oserait jamais croiser le fer de la culture avec des membres de la royauté de Yarthiss. À tous de moins, certainement pas leur propre culture. »« Hum, de Nirtim. Ça explique les yeux bizarres. »« Mes yeux rouges, en fait, proviennent plutôt de mes origines fam… »« Je parlais pas de couleur. »Je souris au jeune Joshua. J’aurais eu bien des choses à dire. Des idées de sujets pour les faire parler, créer contact, en apprendre sur eux. Les bruits de bavardages derrière la porte, cependant, m’annoncent que toutes discussions allaient être bientôt coupée.
Dernière moi se trouve le roi de Yarthiss, avec, à sa droite, notre fameux Nathan, et, à sa gauche, un autre individu dans la fin de la vingtaine. Un prince encore. Des cheveux noir coupé avec précision, un regard froid, désabusé, une expression faciale maîtrisée avec justesse. Des quatre que j’avais rencontrés jusqu’ici, il semble être le seul à ne pas être totalement dominé par ses sentiments.
Avec cette arrivée, je réalise aussi l’intimité de cette invitation. Sans fanfare ou troupeau de gardes, cela donne le ton. On m’avait ni plus ni moins invité au souper de famille des Hartefeld.
Évidemment, je me lève et complète d’une révérence. Le roi me rend un sourire doux. Je suis frappé par son attitude, doté d’une passivité complètement absente chez les fils. Puis l’âge, aussi. Un homme si vieux, pour un règne que je croyais si jeune.
« C’est donc vous, monsieur Kinshi. Nathan me parle à profusion de vous depuis qu’il vous a rencontré. Je suis bien curieux d’en apprendre sur Ynorie. »« Mon peuple serait honoré de vous l’entendre dire. »Tout en allant s’asseoir, sieur Hartefield enchaîne :
« Veuillez nous excuser pour la sobriété de votre accueil. Nous avons appris il y a à peine une heure que Nathan vous avait invité, voyez-vous. J'en déduis que vous venez de rencontrer Joshua et Onir. Voici Mathias. Le cinquième frère ne pouvait, malheureusement, être avec nous aujourd’hui. »« Tout le plaisir de vous rencontrer, sieur Mathias Hartefield. »Ce dernier me répond d’un hochement de tête approprié, sans me permettre de découvrir sa voix. De son côté, sans attendre, Nathan attaque.
« Bon, père, maintenant écoutez ce que l’ynorien a à vous dire. »« Oui, Nathan m’expliquait que votre contré porte une grande importance à l’histoire. »« Non ! Je savais ! Bordel, t’es pas sérieux Nath ? Inviter un inconnu à souper, et tout ça pour aller une fois de plus essayer de jouer dans la tête de père! »« Toi, tu la ferme, Joshua. Les adultes éduqués ont une discussion sérieuse à avoir. Tu peux aller jouer dans tes bijoux, si tu veux. »J’avais remarqué, effectivement, le lot d’orfèvrerie imposant, bien plus important que ses congénères, que le jeune Joshua pavane.
« N’empêche que Joshua a raison, Nathan. Tu utilises cet étranger, qui a parcouru la mer au périple de sa vie, pour tes propres desseins égoïstes. La meilleure façon de se faire des ennemies par-delà le continent. »« Mais, j’ai pas… j’utilise pas ce gars. Il voulait rencontrer le roi. Moi, j’en profite pour donner en cadeau un peu de connaissance transcontinental à mon paternel. »« L’hypocrisie de Nathan à son meilleur. »« Le fiel de Joshua à son pire. »Je ne dis absolument rien. Cela n’est pas ma place. Je me contente d’observer. Les trois frères, presque à demi levés de leur chaise, s’envoient salve après salves d’insultes. Le roi, de son côté, constate la situation avec une lassitude et une tristesse taillée par des années d’impuissances. Mathias, de son côté, me fixe sans perdre la moindre contenance.
Finalement, le roi se décide à parler.
« Monsieur Kinshi, vous vouliez me rencontrer. »Les frères se taisent.
« Oui. Je n’aurais jamais osé penser que cette fantaisie puisse se réaliser, mais j’ai mentionné à votre fils que je rêvais de rencontrer l’homme derrière Yarthiss. J’ai appris à connaître les hommes au-delà des titres. Leur psyché passionnante se voit dotée d’une plus belle humanité que la place publique aimerait leur en donner. Ma première pensée à mon arrivée en cette ville était de rencontrer l’homme qui la soutient, au-delà des ouvrages historiques et politiques. »« Vous me semblez être un jeune homme fort intéressant. »Moi et le roi nous sourions. Les autres frères, incrédules, écoutent sans trop savoir quoi faire dans cet échange dénué d’hostilité. Sauf Mathias, qui ne lâche pas sa proie. Moi, en l’occurrence.
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