[En provenance des quais de Kendra Kâr]Ainsi donc, Sœur Selen avait quitté l'embarcadère agitée en quête d'une route plus austère, où marchands, hommes d'armes et aventuriers quittaient peu à peu le chemin pour bifurquer vers leurs destinations exotiques et lointaines. Mais la jeune femme continua résolument droit, reprenant dans ses pas l'assure qu'un long voyage en mer avait su émousser, et portant un regard songeur vers les hauteurs des remparts fortifiés de la ville royale. Il n'y avait en la Sororité aucune cité d'une telle importance que celle de Kendra Kâr, et il lui semblait même n'avoir rencontré en Imiftil aucune agglomération d'une telle envergure. La démesure caractérisait bien cet endroit, et l'idée que son aventure pour la gloire de Selhinae put y débuter n'était pas sans l'emplir d'une certaine fierté. Et pourtant, Selen se sentait bien démunie, en tant que lame isolée dans un si vaste terrain inconnu. Il ne lui tardait que trop de rencontrer enfin une âme amie, et comme c'était là ce que ses Ainées lui avait promis dans son échange au Mausolée des Valeureux, elle s'en trouva réconfortée.
Le monument, solennel et retranché, lui apparut au détour d'un long bosquet touffu, révélant la sculpture de ses pierres jaunies qu'un fin brouillard masquait à la base, et sur les hauteurs. La bâtisse, au premier regard, semblait s'élever sur pas moins de trois ou quatre étages, et l'on ne pouvait y accéder qu'au moyen d'un pont aux multiples arches. Bien qu'il lui aurait été plaisant de se perdre dans cette antichambre des Héros, la Sœur savait qu'il ne serait d'aucune utilité d'en pénétrer le seuil pour rencontrer sa mystérieuse interlocutrice.
De fait, en posant le pied sur le sol pierreux du Pont aux Statues, elle commença à chercher du regard non pas les gens —car elle ne connaissait aucunement le visage de son contact— mais les noms gravés sur les estrades des figures illustres de pierre, dont les regards étaient solennellement tournés vers les passants, au point que chaque statue semblait dévisager celle qui lui faisait face.
Parmi ces faciès régaliens, siégeait celui qui éludait tous les autres. D'une tête plus grande que ses semblables, des vêtements plus amples et majestueux, et un glaive qu'elle tenait de manière transversale vers le ciel, demeurait Kendra, la Pacificatrice. Quoi que ses traits eussent été lissés par le temps, son visage n'était pas sans grâce, et l'imposante couronne qui parachevait sa coiffure n'était pas sans susciter un certain respect. Alors, Selen discerna enfin, accoudée non loin de Kendra, sur le garde-fou qui donnait directement accès du regard à la rive, le dos d'une femme à la chevelure voilée, vêtue d'une longue robe de couleur prune. La guerrière l'observa un temps avant de venir à sa droite et de l'imiter, ne prononçant ni mot ni parole avant que ça ne soit la femme elle-même qui l'entretint : «
Êtes-vous venue honorer les Valeureux ? »
« —
Seulement les Valeureuses. »
« —
Vous êtes en retard. »
Elles tournèrent de manière égale leurs têtes l'une vers l'autre, et Selen put découvrir le visage d'une femme brune aux lèvres minces, probablement sur ses quarante printemps. Elle avait le ton et le geste aimable, mais la façon dont elle la jaugeait, similaire à celle de ses Ainées de la Sororité, incitait la fougueuse bretteuse à l'humilité. Entre autre chose, elle s'excusa :
«
J'ai... le navire a été retardé, je viens d'accoster à l'instant, je suis désolée si vous en avez éprouvé de l'attente. Je suis Sœur Selen Myrmillo, au demeurant. »
Son interlocutrice la considéra un moment sur ces paroles, mais s'adoucit visiblement, et en revint à l'épéiste après un regard aux alentours où nul ne semblait leur prêter attention :
« —
Laissez de coté l'appellation de Sœur tant que vous êtes loin de chez vous, elle pourrait par certains ici être mal interprétée. Vous pouvez m'appeler Ivène, et, puisque vous avez fait tout ce chemin jusqu'à Kendra Kâr, entretenons-nous de ce pour quoi vous avez été envoyée.
Tout d'abord, sachez que je ne puis tout vous dire céans, mais le périple qui vous attend a été longuement interprété par les augures du Monastère. Il vous fera souffrir et mettra à l'épreuve votre foi dans les plus terribles moments, mais son objet sera noble, et garant d'un équilibre que les temps troublés ont perverti. Si votre croyance en Selhinae est sans faille, alors vous parviendrez à accomplir des choses plus grandes que vous ne le pensez. Êtes-vous prête à vous soumettre par mon entremise aux requêtes du Monastère ? »
Selen acquiesça. Il n'était pas de voyage aussi long qu'elle eut emprunté si sa volonté n'était pas certaine, aussi resta t-elle dans l'expectative avec gravité.
— «
Bien, reprit posément Ivène.
Le premier acte de Sa volonté est donc que je vous guide sur le Chemin des Miséreuses, la première des Voies par laquelle vous serez éprouvée. À toute grande ville s'impose de grands vices, et Kendra Kâr, malgré sa noble origine dont elle porte le nom, n'a pas été épargnée par la corruption masculine. Il est en les bas quartiers, à l'Est de la ville, entre la Cour des Archers et le Temple de Thimoros, un lieu récent de perdition nommé La Main Mise, où des femmes ont à satisfaire les besoins d'une clientèle peu scrupuleuse. Malgré qu'un tel commerce ne soit pas exceptionnel quoi qu'infâme, il est parvenu aux oreilles de la Sororité que certaines des malheureuses disparaissaient et ne donnaient plus signe de vie en Kendra Kâr, bien qu'elles fussent nuit et jour cloîtrées dans leur maison close. Ces femmes, qu'elles que pussent être leurs pêchés à l'encontre de Selhinae, ont désespérément besoin de vous, de votre foi, et de votre épée. »
La Sœur fronça les sourcils à l'entente de cette ignominie, et soupira de dédain en songeant à ce qu'elle réservait à leurs geôliers. Mais un élan plus pragmatique la mit alors en doute, et elle interrogea son interlocutrice :
«
Combien d'hommes y a t-il à affronter ? Dois-je craindre la Milice durant mes actions ? Elle hésita : —
Entre autre... serais-je seule, pour cette quête ? »
« —
Il vous incombe d'en trouver le moyen pour la mener à bien, et les renseignements qui vous seront utiles pour ce faire. La Milice est composée d'hommes, et si vous ne la craignez pas, du moins ne lui accordez pas votre confiance. Ce à quoi Ivène ajouta, après un instant de pause : —
Mais, seule, si vous gardez la foi, vous ne le serez jamais. »
Tout avait été dit, et Selen n'avait à présent plus d'autre choix que de se confronter à la mission qui lui avait été confiée. Elle n'entrevoyait encore que de manière très obscure la manière dont elle parviendrait à sauver les Miséreuses, avec aussi peu d'informations et de moyens, mais on ne lui avait jamais dit que servir sa déesse serait une épreuve aisée. Il lui fallait dorénavant réfléchir au moyen de procéder, investiguer concernant ce lieu, et découvrir ce qui était advenu des prostituées disparues —qu'elles soient mortes, ou non. Mais la Soeur en était là de sa réflexion quand Ivène se redressa, et, d'un petit sac en bandoulière, extirpa un livre épais à la couverture joliment décorée à l'effigie d'une guerrière, et le lui tendit :
«
Ce sont les Contes Anciens de la Vierge, des écrits antérieurs à la Sororité et au Monastère, mais que d'aucun rapprochent à une intervention préliminaire de Selhinae sur Yuimen ; il me semblait à propos de vous en faire cadeau.
Soyez la bienvenue à la Cité de Kendra Kâr, Selen Myrmillo. »
Le précieux ouvrage entre les mains, la jeune femme releva la tête dans l'intention de remercier son interlocutrice pour sa bienveillance, mais celle-ci s'en allait déjà vers le Mausolée, et des moins judicieuse eut été la décision de la suivre. Préservant son nouvel objet de l'humidité en le rangeant pour l'heure dans sa besace, la Sœur, un demi sourire aux lèvres, délaissa ainsi la figure de Kendra qui avait veillé tout du long sur leur discussion, et pria tout en s'éloignant vers la ville pour qu'en ces prochains jours la Dame lui offrit assistance pour préserver son héritage.
[Vers la Taverne des Sept Sabres]