La vermine grouillant dans le tas de couvertures puant réveille doucement et désagréablement Gorim. Sa volonté de rejeter loin de lui les vieilles étoffes est immédiatement contrecarrée par la douleur. Lentement, à tâtons, il attrape la hache de la naine et s'en sert pour se relever. A mesure que l'éveil gagne son corps, aidé par le bon souvenir des diverses blessures, ses yeux font le point sur son environnement. Pas d'enchantement, pas de miracle, après cette nuit morte, sans rêve, le voilà toujours coincé dans l'antre d'un sekteg dont il devine la silhouette courbée dans un coin de la pièce, occupé à il ne sait quoi.
« Eh ! Gobsec ! »
« Nain vivant, nain vivant, nain debout... Nain faim, faim nain, faim... Maintenant, manger, manger, forces. Après voyage. Vers plus haut. Plus plus haut. Vers cité. »
Manger. L'idée d'un repas saisi le thorkin aux tripes, littéralement, et son estomac grogne son approbation. Tout du moins est-ce cas avant que le gobelin lui présente la pitance du jour sans aucune forme de cérémonie, entre ses doigts sales. Flasque et morte, une créature blanchâtre, sans yeux, aux pattes atrophiées, quelque part entre l'anguille et le lézard. Du rat, encore, il aurait pu passer outre sa répugnance, même un serpent... Mais ça ?
« Mange. »
« Pouah ! Hors de question ! »
« Alors mange pas. Voyage et faim, pas bon. Tu veux, tu marches faim. »
La perspective de tomber dans les pommes dans une galerie, au mauvais moment, ne l'enchante guère plus que d'engloutir un animal aussi inconnu que répugnant. Comme on disait souvent, à Kendra-Kâr, fais comme les kendrans... Alors...
« Bon, aller, allumons un feu, assez grillé ça doit pouvoir passer... »
La toux mal maîtrisée de Gobsec doit être ce qui se rapproche le plus d'un rire pour lui, du moins c'est ce que suppose le milicien en le voyant tressauter et agiter les bras. Lorsqu'enfin il retrouve l'usage de ses mots, c'est pour jeter, comme une évidence :
« Pas de feu. Chaleur, lumière, fumée. Ombres, bêtes, sektegs sentent. Traquent. Trouvent. Et skrouic ! Fini Gobsec, fini Gorim. Deux ombres avec autres ombres. »
Mort de faim, mort tué... Si tout ce qui sépare les deux, c'est de croquer à pleines dents une chair flasque et blanchâtre... N'a-t-il pas ingurgité pire les soirs de cuite ? Certains marchands thorkins vendent des pâtés aussi douteux que la lucidité de leurs clients, quand vient l'heure. Alors... Pas question de manger les écailles cependant, faut pas pousser. Faute de couteau, sur le tranchant de la hache récupérée au caveau il éventre le reptile et commence à vider les tripes et organes violacés. Les doigts couverts d'humeurs diverses, il retourne la peau vers l'extérieur, croque, le cœur au bord des lèvres, la viande crue, mâche cette matière spongieuse, déglutit. Il n'a pas vomi, n'est pas mort, il a faim, voilà tout ce qui compte. Les bouchées suivantes ne sont pénibles que parce que ses dents sont branlantes, sa gueule encore toute souffrante de la dérouillée. A mesure qu'il avale, il commence à se dire qu'il s'en sortira. Le reptile a un goût de revanche, de vengeance. Que peuvent des traites contre un thorkin armé d'une hache solide et de sa détermination. Une petite voix lui murmure qu'il n'est qu'un humble milicien. Trop bas cependant, il ne l'entend pas, pas encore. Manger, manger, sous l'oeil amusé d'un sekteg, étrange alliance de circonstance. Il ne l'aurait pas cru. Dans la profondeur des mines, l'ordre change.