>>la demeure familiale - partie IIUn voyage onirique - partie IIl régnait une chaleur humide dans la forêt de Cuilnen en ce début d'après-midi. Les animaux restaient allongés dans la pénombre des entrelacs formés pas les immenses racines courant sur le sol. Les oiseaux, somnolant entre les feuillages, ne chantaient pas. Et l'immobilité qui emplissait l'atmosphère avait quelque chose d'abrutissant. Un son inhabituel résonnait parfois entre les arbres, faisant tourner la tête à quelques Merenra qui épiait alors les alentours, inquiets.
...nul ami ten... la main
L'avenir... noir...
...Traçant ma route ...tin au soir,
Riant, chantant...Océma avançait péniblement. Sa robe lui collait à la peau et chaque mouvement lui coûtait des efforts improbables. Jamais elle ne s'était perdue ainsi, elle avait ses endroits favoris autour de Cuilnen où elle pouvait identifier chaque arbre, chaque rochers. Mais cette fois, dans sa course, elle était allée un peu trop loin. Parfois, obligée d'escalader une racine démesurée ou contourner un obstacle important, elle changeait de direction et, imperceptiblement, elle tournait en rond. Les heures avaient passé, elle avait terminé depuis longtemps les biscuits de Torië et maintenant elle chantait, autant pour rompre le silence pesant que pour refouler la peur aux frontières de sa conscience.
Dieux, qu'ils sont durs les chemins
Vivrais-je encore jusqu'à ce soir ?
Sans nul ami tendant la main
L'avenir parait bien noir.
Je suis parti voilà un an,
Jeune et emplit d'espoirs,
Traçant ma route matin au soir,
Riant, chantant, même nuitamment...Elle s'arrêtait, observait les alentours, écoutait, avec le vague sentiment d'être épiée. Puis elle reprenait sa pénible marche, plus angoissée encore.
De malchance, j'ai joué,
Je suis tombé sur trois brigands,
Ma bourse, mon corps, z'ont profité
Puis m'ont laissé dans le tourment.
Dieux, qu'ils sont durs les chemins
Vivrais-je encore jusqu'à ce soir ?
Sans nul ami tendant la main
L'avenir parait bien noir.
Le sort s'est acharné,
Dans une auberge j'les ai r'trouvé
À ma table se sont assis,
Et puis de moy ont beaucoup rit.
Nez dans l'assiette ils ont fini,
La mort les a emportés,
De mon couteau ensanglanté,
Jusqu'à elle les ai conduits.
Geôlier sert moi du vin,
L'avenir est bien noir,
Ami, tends-moi la main,
Une dernière fois avant ce soir. *Quelque chose claqua dans l'air. La jeune femme se plaqua d'instinct contre le sol, le nez dans ma mousse, avant d'identifier le son étrange : des applaudissements. Océma se décida pour la prudence : ce pouvait être les prémices d'un mauvais coup. Étant désarmée, elle attrapa une branche morte d'aspect solide et rampa quelques mètres jusqu'au pied d'un arbre.
La panique est un ennemi redoutable, elle peut changer le cours d'une bataille, et savoir la contrôler, chez soi comme chez l'adversaire, est une nécessité. Océma se sentait vulnérable, son cœur faisait battre ses tempes et elle avait l'impression qu'il résonnait dans toute la forêt. La sueur coulait sur son front et son corps semblait de pierre, impossible à bouger. Elle prit le risque de fermer les yeux et respirer longuement, laissant la peur l'envahir :
Une première respiration... Par Yuimen qu'elle avait peur, si seulement les dieux avaient répondu plus souvent aux prières, elle essaierait. Mais ils ne se déplaçaient que pour des affaires importantes ; et sa petite personne ne l'était pas.
Une seconde respiration... Elle était seule dans tous les cas. Seule ? Les arbres l'entouraient, la forêt était un lieu amical, plein de vies. Elle sentait l'énergie parcourant les plantes habituellement. Elle chassait les lutins durant des heures et s'était sortie plus d'une fois de situations délicates. Sa famille ne la croyait pas, mais elle avait des affinités avec le sol, les pierres, les végétaux. Et en ce moment elle en était entourée.
Trois respirations... Rien ne pouvait vraiment lui arriver, d'ailleurs le temps d'avoir peur était terminé : trois respirations seulement. Elle ouvrit les yeux et se libéra de l'angoisse débilitante qui la ralentissait depuis le réveil. L'air devint plus respirable, la journée moins insipide, ses idées plus nettes. Elle serra son bâton.
Un frottement au dessus de sa tête, léger, presque imperceptible, tout proche... Trop proche. Elle roula vers l'avant et se redressa tout en pivotant, son arme improvisée décrivit un large cercle autour d'elle. Ça bougea, déplaçant l'air prêt d'elle, mais elle ne vit rien. Tous ses sens étaient en alerte, il n'y avait pas un souffle de vent et toujours aucun bruit.
Elle foula au pied la surface sur laquelle elle se tenait : juste sous la mousse elle trouva une boue argileuse. Elle se campa bien sur ses jambes, enfonça ses pieds de quelques centimètres dans le sol puis elle laissa le fluide s'étendre autour d'elle. Il descendait dans la terre et remontait avec une fine poussière qui tourbillonnait, s'agglomérait peu à peu, et qui finit par former une croute argileuse autour de la magicienne.
Nouveau bruissement prêt de son oreille, elle balaya l'air avec son gourdin et ne rencontra à nouveau que le vide. Elle fit quelques pas en crabe pour se mettre dos à un arbre tout en gardant une possibilité de recul. Plus personne ne passerait derrière elle. Un claquement sec suivit d'un sifflement déchira le silence. Le gourdin lui échappa des mains et cassa en deux morceaux en plein vol. Au second sifflement la jeune femme sentit son épaule partir en arrière et, déstabilisée, elle se retrouva assise dans une flaque de boue, ayant oublié de rester concentré sur son bouclier de terre. Sa robe était déchirée juste au-dessus de l'épaule, le pan de tissu manquant se trouvait planté dans le sol un peu plus loin, au bout d'une flèche. Nulle blessure sur son corps, la précision du tir avait été parfaite.
Yuimen n'aime ni la mort ni la souffrance.Je n'apporte rien de cela. Je suis... Simplement perdue.La voix d'Océma gardait un accent de défi. Elle s'extirpa de sa gangue de boue et se tint droite, la tête haute. L'elfe se découvrit avec la souplesse et l'élégance inhérente à sa race. Elle était plutôt petite et, comme elle venait de le prouver, agile. Sa tunique d'un vert brun tombait sur un pantalon de cuir souple : une tenue particulièrement adaptée à la forêt, rendant sa propriétaire presque invisible pour qui ne la cherchait pas. Ses cheveux noirs, tirés en arrière, se terminaient par un chignon serré au dessus de la nuque. Toute sa personne exhalait une impression de praticité sans fioriture, son arme également : un arc aux ornements discrets fait d'un bois luisant et souple.
Nul ne se perd dans cette partie de la forêt : personne n'y passe sans être appelé.Appelée?Pourquoi as-tu quitté Cuilnen?La jeune femme resta muette. Elle n'avait pas su répondre à cette question ce matin devant Torië. Et pourtant elle était partie: personne ne l'avait retenu, sa demi-sœur l'avait même poussée. En y réfléchissant... Depuis quelques jours une angoisse paralysante accaparait son esprit et cette sensation ne lui était pas coutumière. Maintenant qu'elle était lucide ses agissements des derniers jours apparaissaient presque incompréhensible. Bien sur, elle avait toujours rêvé de découvrir le monde, mais c'était arrivé d'un coup et tout avait concouru à ce qu'elle les dépasse ses doutes d'une façon trop simple... Trop rapide. Elle fixa l'elfe en fronçant les sourcils, méfiante.
Tu es liée à cette forêt, je pense que tu le sais. Alors, que sens-tu maintenant ?La magicienne resta perplexe.
Tout est imprégné de fluides, elle l'avait lu dans un livre: arbres, plantes, animaux, roches... Le monde entier baigne dans cette énergie. Les mages savent le détourner, l'utiliser, l'emmagasiner pour en faire une source de pouvoir. Généralement on ne sent rien : il faudrait qu'une quantité extravagante d'énergie se trouve à courte distance pour être détectable. Et encore, elle se manifesterait probablement sous une forme peu identifiable. Océma doutait qu'une personne puisse jauger de la capacité en fluide d'un élément. Elle avait cette vague impression d'énergie circulant dans les arbres de Cuilnen, mais comment être certaine ? L'immensité de ces êtres dépassait toutes choses connus, ça n'était guère étonnant.
L'elfe l'observait toujours, son beau restait figé dans une expression indéchiffrable. Devant les doutes de son hôte, elle leva la main et indiqua une direction.
Sens!Le ton était impérieux. Océma y obéit presque malgré elle. Elle tourna la tête puis étouffa un hoquet de surprise. Le vent s'était mis à souffler sur les feuillages du sous-bois, révélant une clairière occupée en son centre par un unique et immense arbre. Et elle le sentit : puissant, relié à tout alentour, diffusant son énergie dans la terre, dans l'air, dans les autres plantes... Elle sentit le lien qui l'avait tiré jusqu'ici, l'elfe derrière elle... Les animaux alentours, au sol, dans les arbres... Plus loin... La forêt encore: des milliers de consciences placides... Cuilnen: fourmilière de vie qu'elle pouvait presque toucher... Puis tout s'arrêta.
Elle replongea dans sa solitude, prisonnière de son corps étriqué. Le vent retomba, les feuillages reprirent place, masquant la clairière. La magicienne chancela comme une tempête se déclenchait sous son crâne, et le maigre repas de ce matin retourna à la terre. Un sifflement persistait à ses oreilles et son corps ne lui répondait plus, elle tâtonna longtemps alentours sans être certaine de toucher quoique ce soit. L'elfe lui tendit une gourde d'eau fraîche. Elle ne put avaler une goutte, mais elle se rinça le visage et quelques couleurs remontèrent jusqu'à ses joues.
Pourquoi... Suis-je ici ?N'est-ce pas évident maintenant ?Je comprends le moyen, je n'ai pas la raison. Quel est mon utilité pour un être aussi immense ? Qui est-il ? Et vous ?Je n'ai pas de réponse à ta première question, seul Ilmirendir le sait. Quant à ce qu'il est... Il est un arbre solitaire, très vieux : plus anciens que les arbres soutenants Cuilnen. Il existe pour la forêt et par elle, la langue humaine ne propose pas de mots pour ça. Tu as senti. Moi, je suis sa gardienne.Ces derniers mots au ton catégorique ne laissaient pas de place à la conversation et Océma ravala ses questions. Le peu d'informations dont elle disposait l'inquiétait, elle ne se sentait pas en mesure d'affronter un nouveau contact avec la conscience démesurée qui l'avait touché. Le fait de se sentir manipulé la mettait également mal à l'aise : avait-elle un instant dans sa vie été maître de son corps, voir de ses pensées ? Dans ce réseau d'énergies tissé entre toutes choses, où des créatures aussi imposantes que l'arbre existait, quelle était la place d'une petite humaine éphémère? Penser ainsi lui donnait le vertige, la remise en question était trop importante. Son esprit manquait de plasticité pour construire une suite cohérente à partir de cette nouvelle expérience. Elle lâcha un soupir et posa une question beaucoup plus neutre :
Ilmirendir c'est... Son nom ?Oui, viens.Elle suivit l'elfe docilement et fut guidé jusqu'à la clairière. En écartant les branches la scène dont elle n'avait eu qu'une vision fugitive s'étendit sous ses yeux : un large cercle sans végétation, comme si l'énorme chêne n'acceptait aucune intrusion dans son espace. Ses branches tordues peinaient à s'élever et s'entrelaçaient en tous sens, certaines rampaient sur le sol jusqu'au sous-bois. Quelques racines courraient juste sous la surface et on les devinait aux bosses qu'elles formaient. Il en existait d'autres, plus profondes, invisibles, qui allaient probablement bien au delà de la clairière.
Ici aussi régnait un calme étrange, solennel, aucun oiseau ne nichait dans le feuillage vert sombre. La majestueuse présence de l'arbre imposait de respecter le silence. Sans y prêter attention Océma s'était mise à marcher sur la pointe des pieds. Son guide s'arrêta prêt du tronc.
*chant populaire de Bouhen