Isil me propose de passer devant d'un petit geste, ce que j'approuve d'un signe de tête car je la sais plus discrète que moi et elle ne verrait rien d'autre que mon dos en étant derrière moi. Par ailleurs les espèces de serpents de brume semblent avoir été éliminés de cette zone, si bien que je peux rengainer ma lame flamboyante par trop repérable afin que nous puissions nous approcher discrètement. La salle rectangulaire dans laquelle nous arrivons bientôt est largement plus vaste que les précédentes; son plafond culmine à un bon mètre au-dessus de ma tête et ses extrémités nous sont dissimulées par des monceaux de ballots et de caisses qui forment comme des allées dans la nef. Quelques torches pendues à des appliques dispensent une chiche lueur orangée et vacillante, largement suffisante en ce qui me concerne, un peu moins pour Isil je suppose. Un couloir principal, formé par les marchandises, file perpendiculairement à nous, donnant accès à plusieurs allées plus modestes orientées vers le centre de la salle.
Isil me désigne alors un symbole peint sur l'une des caisses, je n'ai nul besoin de voir la chevalière qui orne son doigt et qu'elle me montre pour le reconnaître: l'orfryn de la Maison d'Escalie. Je souris froidement, nous avons trouvé les matériaux dérobés à Callirhoé. Des bruits attirent soudain notre attention, des pas mais aussi des sons métalliques ainsi que des grognements et des raclements d'objets lourds traînés au sol. Il ne nous reste plus qu'à trouver les preuves indubitables qui nous permettront d'arraisonner le responsable de cette contrebande et de le faire lourdement condamner. Ce qui ne sera certainement pas une mince affaire car je doute fort qu'il soit présent ou qu'il ait laissé le moindre écrit compromettant traîner dans le coin.
Isil tend l'oreille, qu'elle a largement plus fine que moi, et ne tarde pas à m'indiquer par signe ce qu'elle a perçu: il y a un garde qui avance en longeant un mur sur notre gauche et un deuxième, immobile, qui toussote sur notre droite. Je rengaine silencieusement ma lame et saisis à la place mon arc sur lequel j'encoche une flèche avant de faire signe à Isil de se glisser dans l'allée la plus proche afin que le garde qui approche ne puisse nous repérer. J'attends qu'il se soit éloigné un peu avant de murmurer à l'oreille d'Isil:
"Essayons d'aller jeter un coup d'oeil discrètement du côté de ces bruits de manutention, il faut que l'on découvre celui qui dirige ici sans se faire repérer..."
Je l'engage à passer devant une fois de plus tout en indiquant que je surveille ses arrières, bien que j'espère ne pas avoir à me servir de ma relique de glace avant que nous ayons décidé d'agir. Elle se faufile en silence parmi les caisses, m'indiquant de la suivre lorsque la voie est libre, jusqu'à ce que nous parvenions au centre approximatif de la salle. Tapis derrière les marchandises, nous apercevons trois Sindeldi en haillons, hagards, qui chargent des caisses sur une petite plateforme en bois suspendue à de solides cordes qui disparaissent dans une ouverture au plafond. Un monte charge... le trafic est visiblement conséquent pour mériter une telle installation. Quelques gardes oisifs arborant un air de profond ennui surveillent le chargement, vêtus comme ceux que nous avons croisés dans les canaux à la manière de simples mercenaires.
Encastrée dans le seul mur visible, probablement ajoutée bien après la construction des catacombes, une porte ne tarde pas à s'ouvrir sur un Sindel richement vêtu qui jauge la scène d'un air pincé avant d'émettre un petit claquement de langue désapprobateur:
"Vous êtes trop lents, tout doit être prêt pour demain soir."
Je le désigne du menton à ma compagne puis secoue négativement la tête, une moue ennuyée sur le visage, avant de l'inciter à reculer un peu afin que je puisse lui souffler quelques mots sans risquer d'alerter les gardes. Dès que nous sommes assez loin, je lui traduis ce que le Sindel vient de dire et ajoute toujours en murmurant:
"Ce type n'a rien d'un Ithilauster, ce doit être l'un de ses serviteurs, une sorte d'intendant je présume. Il faudrait pouvoir l'interroger, mais il y a trop de monde, si nous intervenons maintenant Fergaim risquerait fort de s'en tirer..."
Néanmoins, elle secoue légèrement la tête et approche à son tour ses lèvres de mon oreille pour me rétorquer:
"Nous ne pouvons pas l’interroger, sa disparition leur donnerait la puce à l’oreille et je doute qu’il soit du genre très coopératif. Peut-être pourrions-nous rester un peu pour voir si nous n’entendons pas quelque chose... Il a mentionné quelque chose qui doit avoir lieu demain soir. Ou demander aux prisonniers, mais… en dernier recours, je préfère qu’ils ne sachent pas que l’on est là."
J'acquiesce avec un soupir, les longues attentes nécessaires dans ce genre d'enquête mettent ma patience à rude épreuve. Mais l'autre freluquet de capitaine m'a formellement interdit d'intervenir, je dois me limiter à trouver les responsables et à lui donner leurs noms, une mission faite sur mesure pour mon tempérament, assurément...
Nous patientons encore plusieurs heures avant que le Sindel en charge des opérations ne revienne finalement pour lancer aux gardes:
"Tuez ces misérables à la tâche s'il le faut, mais je veux que tout soit prêt à être évacué demain, il ne devra pas rester la moindre trace de notre passage. Vous savez les risques que nous encourrons après ce qui s'est passé dans les canaux! Je vais informer notre maître de l'avancée des préparatifs, faites en sorte qu'il ne trouve rien à redire quand il viendra inspecter les marchandises ou je vous garantis que vous en subirez les conséquences!"
Ayant dit, il se retire aussitôt et disparaît de notre vue en passant derrière un empilement de ballots, sans doute pour rejoindre une issue que nous n'avons pas encore vue. Je souffle alors à l'oreille d'Isil:
"Il va chez leur maître pour rendre compte, ils évacuent tout à cause de ce que nous avons fait dans les canaux. Ce maître doit venir inspecter demain, mais suivons-le quand même, je veux avoir du concret pour la milice..."
Nous nous mettons aussitôt en mouvement, non sans quelques sueurs froides lorsque nous devons franchir un passage exposés aux regards des gardes et des esclaves pour suivre notre cible. Mais les soldats sont rongés par l'ennui et les malheureux manoeuvres occupés par leur tâche, si bien que nous parvenons à nous faufiler et à nous mettre à l'abri sans qu'ils ne nous repèrent. Nous nous enfonçons de plus en plus loin dans l'immense dédale inconnu qui constitue le sous-sol de la capitale Naorienne, guidés uniquement par la maigre lueur que dispense la torche de l'intendant. Je sens la main d'Isil se glisser dans la mienne et réalise alors que, pour elle, l'obscurité doit être quasiment totale et, sans doute, inquiétante. Je la guide donc avec une ferme douceur dans les couloirs sans fin des catacombes, l'incitant parfois à presser le pas car nos efforts pour nous déplacer silencieusement et sans nous faire repérer ont tendance à creuser l'écart. Pourrions-nous retrouver une sortie si nous perdions notre guide? Je n'en suis plus absolument certain, jamais je n'aurais imaginé que ces souterrains étaient aussi gigantesques.
Nous finissons cependant par retrouver l'air libre après avoir gravi un long escalier, juste à temps pour voir les dernières lueurs du crépuscule teinter Tahelta d'une couleur presque sanguine. Suivre notre gaillard discrètement s'avère plus aisé dans les rues qui restent assez fréquentées à cette heure et, une bonne quinzaine de minutes plus tard, nous parvenons à une place que nous connaissons bien: nous y avons passé toute une après-midi à observer l'entrée de la demeure de Fergaim en mangeant des gâteaux et en buvant du thé. Le Sindel se dirige sans hésiter vers la maison de l'Ithilauster et s'y engouffre sans délai, les gardes qui s'y tiennent s'écartant de son passage en le saluant avec une certaine obséquiosité. Je souris légèrement à Isil et remarque à mi-voix:
"Eh bien, voilà qui confirme les dires de nos amis, nous tenons notre oiseau..."
Isil me répond d'un sourire qui s'accentue alors qu'elle enchaîne:
"Il ne reste plus qu’à le faire tomber du nid."
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