Pas de lune, sous terre. Le trajet avait duré des semaines entières dans l'esprit fiévreux du pâle jeune homme, et une nuit de labeur pour ceux qui l'avaient recueilli; "ceux" étant l'être maléfique entre les pattes de laquelle il lui avait semblé mourir, et les nombreuses mains qu'il avait senti se poser sur lui, le tourner, le soulever, l'enrouler d'un linge mortuaire. Peut-être étaient-ce là les servants de Phaïtos venus lui offrir une décente sépulture ? L'avait-on rattrapé pour la dette de son enfance ? Les voix le berçaient dans son long départ, et il ne parvenait qu'en de brefs instants à les distinguer : tout d'abord, la douce chaleur qui émanait de la harpie, son ton maternel qu'il ne pouvait s'empêcher d'apprécier. Pourtant, ses ordres -car elle ne cessait d'en donner- claquaient comme une branche qui casse net, et ne trouvait jamais d'écho contraire chez ses hommes de main. Les hommes, enfin, étaient pour la plupart massifs. S'il ne voyait rien que quelques éclats de lune à travers la toile couvrant son visage, l'aise avec laquelle son corps fut porté malgré le faible nombre de participants lui fit d'abord songer à des ouvriers. Un homme enplastronné n'était pas une mince affaire à porter, et pourtant les souffles autour de lui étaient toujours réguliers. La fatigue ne gagna jamais les hommes sur le trajet, et les quelques grognements n'étaient jamais qu'à l'attention de quelques passants et autres mouvements furtifs autour du cortège.
Il sombra aux sons de la ville endormie, pour ne revenir à lui qu'un bref instant. La lune était encore haute dans le ciel et éclairait le linceuil avec tendresse. Le regard malade de Leidenstein suivit l'astre jusqu'à ce que les ténèbres ne le réclamèrent à nouveau pour longtemps.
La sensation chaud et humide d'un linge sur son front le fit revenir à lui. Combien de temps s'était écoulé, il ne pouvait le dire. Ses paupières s'arrachèrent pour lui offrir une vue brouillée d'un endroit faiblement éclairé dont la flamme d'une torche dansait lentement au mur. Les ombres se faisaient démons majestueux sous la fièvre et les perspectives, et le plafond semblait suffisamment bas pour qu'il gîse au fond d'un caveau. Le linge passa de nouveau sur son visage sans faire le moindre bruit, et l'ouïe toute entière lui sembla inaccessible. Aucun son ne lui parvenait, comme s'il venait de recevoir un puissant choc à la tempe : la nausée le prit, mais les quelques haut-le-coeur ne suffirent pas à le faire vomir.
Enfin, un son : un léger gloussement amusé, une inspiration plus forte que la sienne, un sourire... L'ombre maudite qui se penchait pour l'englober se fit plus douce, plus humaine. Il y découvrit des yeux, perçants, et un sourire aux canines aussi protubérantes que les siennes, carnassier. Mais il n'y avait véritablement aucune douceur dans ce regard, sinon la même qu'un cuisinier devant son plat bouillonnant. Aucune empathie n'émanait de la créature penchée sur lui, et les quelques attentions sur son front fiévreux semblait une parodie de gentillesse, fausse, intéressée. Les questions s'empilèrent en même temps que la rage et les injures, et ce flot de verbe se bloqua dans sa gorge dans un déglutissement difficile. Une fois de plus, il perdit l'initiative.
"Il est réveillé." grommela une voix d'homme plus loin. Le craquement du bois travaillant déchira le silence permanent alors qu'une carcasse de docker se redressait jusqu'à toucher la voûte de pierre au dessus d'eux, rendu d'autant plus monstrueux par les jeux de lumière. Alors se levèrent les spectateurs, un par uns, dans une démonstration de difformités en tout genre qui s'additionnèrent jusqu'à offrir à Leidenstein une véritable petite Cour des miracles.
Tout d'abord, le docker massif le désigna du doigt, et la flamme de la torche illumina ses bras puissants, couverts de cicatrices autant que la surface de sa peau le permettait. Son air malhonnête transpirait sur un visage mal entretenu, une barbe mal rasée, un nez sans doute cassé par le passé. Un tissu couvrait négligemment ses cheveux et servait de reposoir à un chapeau simple mais tout de même miteux. Le petit tabouret vermoulu qui l'avait accueilli semblait dérisoire à ses côtés. Sa tête se tourna et il grinça à l'intention d'un autre : "Vivant, donc."
Quelques pièces brillèrent d'une main à l'autre, et le docker fut preste à s'en saisir en évitant la main de son généreux donateur. Délesté d'un peu de son argent, l'autre intéressé grommela avant de s'avancer pour mieux voir le blessé. Vêtu d'épais habits de voyageur, il ne laissait transparaître qu'une taille plus normale que son compère, mais ses mains offertes à la vue de tous laissaient plus de questions : des bandelettes sales mais soigneusement disposées couvraient chaque parcelle de peau, l'individu parfaitement momifié pour d'obscures raisons. Redressant légèrement sa capuche, sa mâchoire accusa une pointe de luminosité pour révéler le même accoutrement exotique.
A ce moment, Leidenstein espérait doucement deux choses : qu'il ne soit pas mort, et qu'il meurt. Dans quel genre de fosse divine Phaïtos l'avait jeté, il ne voulait pas savoir
"Il peut bouger. J'ai vérifié ses plaies." Souffla l'homme bandé, avec dans sa voix l'aigreur amère de ceux qui perdent leurs paris. "Il est presque remis, il ne lui restait plus qu'à revenir à nous." ajouta-t-il furtivement avant de quitter la pièce.
Le linge parcourut une fois de plus le visage de l'alité, avant de plonger, abandonné, dans un seau. Les draps qui le couvraient furent tirés et c'est dans ses simples braies qu'on le fit relever. La harpie était là, toujours aussi affectueuse et mauvaise, admirant le chaton blessé qu'elle avait fini par capturer et qui n'avait pas encore la force de se débattre. Lorsqu'il repoussa ses griffes, sa poigne se fit plus ferme et le docker acheva de le convaincre de suivre. Doucement, il se leva et savoura quelques instants son sang qui retombait par gravité dans ses jambes. Privé, son cerveau le fit voyager jusqu'au retour à la normale, et un étrange sourire satisfait se dessina sur son visage fatigué. Il n'était pas mort.
Comme un condamné à l'échafaud, on l'aida à marcher jusqu'à un siège trônant en face de l'alcôve qui l'hébergeait : un siège qui contrastait tout à fait avec le meublier croûlant autour de lui, tant le travail d'ébénisterie y était soigné. De magnifiques sillons le parcouraient et semblait bien plus complexe que quelques gravures décoratives. Sans lui laisser le temps d'admirer l'ouvrage, on l'installa confortablement et la bonté du docker fut même poussée jusqu'à lui administrer de gentilles claques pour s'assurer de son réveil. Une bassine d'eau chaude agréablement chauffée fut traînée à ses pieds par l'homme aux bandelettes, qui se saisit du linge délaissé et commença à humidifier ses pieds.
Alors que la harpie tournait autour de lui, la sensation d'être de nouveau une proie prit Leidenstein à la gorge, ses inquiétudes remontèrent et les dons télépathiques de son hôte furent une fois de plus bien plus rapides que sa capacité à formuler une première question. "Tu es vivant." se moqua-t-elle dans un ricanement cristallin qui fit fondre un instant le jeune otage.
"Pas de chaînes ?" s'enquit-il, observant le visage bien plus banal qu'il n'y paraissait. Quelque chose clochait dans son regard, cependant.
"Tu n'es pas notre prisonnier. Nous n'allons pas te garder ici." claqua-t-elle sur le même ton amusé qui ne la quittait visiblement pas.
Doucement, l'homme aux bandelettes délaissa les pieds du bretteur pour couvrir ses mollets. La sensation agréablement chaude se fit cependant épaisse, poisseuse presque. Ses yeux s'ouvrirent en grand à la vue du liquide rouge qui remplissait la petite cuve et brillait sous l'autorité de la torche l'éclairant."Du sang ?"- "Animal. Principalement."
Chacun le fixa dès lors avec l'air d'attendre quelque chose de sa part. Le docker anxieux, la momie particulièrement attentive et la harpie toujours amusée.
"Si tu ne m'explique pas rapidement..." commença-t-il alors que le premier serrait les poings, que les yeux du deuxième brillèrent doucement et que le sourire de la dernière semblait parti pour la trancher en deux. "...et je dis bien "rapidement", il va te falloir un plus grand récipient !"
D'un pas étonnamment leste, la montagne de muscle glissa derrière le siège et apposa ses deux mains scarifiées sur ses épaules. Plus désagréable que douloureuse, la manipulation le plaqua dos au trône. "Gardes en." perçut-il de la voix graveleuse murmurant dans son échine.
"Tu penses qu'il fera l'affaire ?" demanda peu après l'homme à genoux à la harpie, qui guettait son "bain" avec intérêt. D'une démarche féline, elle se plaça face à lui et s'exclama, au point d'en faire grimacer son interlocuteur qui n'avait encore entendu aucun bruit élevé jusqu'alors.
"Il sera parfait. Bien ! Nous n'allons pas jouer à ce petit jeu très longtemps, et je t'ai dit que tu n'étais pas notre prisonnier. Alors écoutes bien ce que je vais te dire, et cela évitera que l'on te malmène plus que de raison. Ce charmant homme derrière toi est ici pour ce charger de ce cas de figure, tu l'as bien compris.
Celui là, est...ton servant ? Prenant une pause, elle chercha du regard l'approbation de l'homme aux bandelettes qui se contenta de dodeliner vaguement avant d'hocher. "Non pas que tu puisses lui ordonner quoi que ce soit, vois-tu. Il va simplement te préparer, te mettre en condition. Faire de toi ce que l'on souhaite faire de toi. Et moi, je surveille ? Je coache ?" Cette nouvelle pause fut cette fois adressée au docker, qui haussa les épaules. Le mouvement musculaire fut suffisant pour que Leidenstein puisse le ressentir dans ses doigts.
"Au début, nous envisagions un être "élu". Mais petit à petit, il semblait plus évident qu'il fallait essayer sur de simples individus "prometteurs", et voir si, de là, ils suffiraient." poursuivit-elle, comme un texte bien préparé. "Et te voilà, guerrier. En fait, je ne comptais rien faire de toi. Je te croyais mort à vrai dire, mais mes échecs cuisants en nécromancie dans ce cimetière n'étaient pas en vain. Te voilà arrivé, titubant..J'ai même cru avoir levé un mort ! Et voilà un vivant, en piteux état !" Le mépris fut un instant palpable dans la voix de la harpie, et ses mains plongèrent un instant dans la cuve pour se frotter l'une à l'autre, comme nettoyées d'une impureté. Elle prit alors la tête du combattant entre ses mains et le caressa comme un poupon, le tâchant de rouge vermillon.
"Je vais tâcher de te rendre meilleur. Plus inquiétant, plus puissant. Tu vas tuer, Leidenstein. Et tu vas tuer...beaucoup." claqua-t-elle d'un mouvement de mâchoire carnassière.
"Et en l'honneur de quel dieu tu souhaites me plier, vipère ?" répliqua d'un ton acerbe l'otage, déclenchant un resserrement de phalanges sur ses épaules qui le fit grincer des dents.
"Mais c'est tout l'intérêt. Les dieux aussi, tu les tueras." gloussa avec admiration l'homme aux bandelettes, la tête pleine de projets.
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