Mon rêve n’est cependant pas habituel, si tant est que les précédents le soient. Plus de coucher de soleil, plus de falaise aux crucifiés, plus de pointe rocheuse. Seul demeure des anciens songes le loup blanc. Il émane toujours de lui cette fierté, cette force, cette indomptable volonté qui m’emplit d’admiration et d’envie pour lui. Mais le décor a changé du tout au tout. Il domine une ville en apparence déserte, vide de gens comme de sens, à la façon d’un géant. Sa tête et son buste immaculé sont visibles au-dessus des toits. Une grimace déforme son visage lupin, comme s’il souffrait atrocement. Je m’approche de quelques pas qui m’amènent à une vitesse prodigieuse juste en face de son museau. Gueule muselée, comme chacun de ses membres entravés, par des chaines de l’acier le plus noir. Il en casse à tour de bras, mais toujours plus de ces lianes métalliques viennent le clouer au sol. Lorsqu’il me voit, il se fige et ses oreilles pivotent dans ma direction. Entre ses mâchoires fermées filtre un grognement de douleur et de rage, de peine et d’amertume. Je comprends instinctivement ce qu’il veut me dire, sans que j’y trouve du sens.
« Ne t’attache pas toi-même aux rochers immobiles : la marée toujours finit par les étreindre. »
Les serpents de métal ont profité de sa courte immobilisation pour prendre le dessus. Contractant ses muscles de colosse, il en explose plusieurs et d’un revers de la main, me renvoie cul par-dessus tête dans un sommeil paisible, sans la moindre dignité.
Je m’éveille bien avant l’aube. Je suis galvanisée par cet apport de sommeil imprévu. Exech me verra arriver dans une forme exceptionnelle ! Le silence n’a pas changé, depuis que je me suis couchée. Ou plutôt, si : il est devenu plus profond, car le chant des oiseaux qui affectionnent de tels lieux s’est tu avec la disparition du soleil.
Les buissons s’écartent d’un coup, me faisant me redresser en vitesse, s’ouvrant sur trois lapins à l’allure misérable. Couturés de cicatrices, les yeux fous et parfois manquants, donnant sur une orbite vide et purulente, des os transperçant leur fourrure pelée, ces aberrations n’ont clairement aucune origine dans ce monde. Ils ont étés créés par la folie humaine. Bien que je n’en ait aucune preuve, cela me paraît être une évidence. Ils se ruent sur le corps blanchâtre de la femme qui, en plus d’être aveugle, partage avec son espèce la caractéristique d’être sourde. La mort n’est pas encore venue pour elle : d’un coup de patte rageur, je renvoie les deux premiers lapins maudits dans les buissons. Mais c’est un joli groupe qui s’est approché de nous. J’en dénombre cinq autres tandis qu’ils bondissent sur leur proie, faisant fi de la menace. A savoir moi. J’ai le temps de tremper mes griffes dans deux d’entre eux avant qu’ils ne se tournent vers moi. La sangsue blanchâtre sort de son sommeil en s’étirant avant de se figer à cause des sons qui l’ont réveillé. Des couinements, des grincements de dents.
« Qu’est ce que c’est ? Des rats. Ça ne peut pas être des rats ! Hein ? Pas si loin de la ville ! Tu es là ? Par pitié, réponds moi ! »Je garde le silence, mais note qu’elle est terrifiée par les rongeurs répugnants qui se promènent dans toutes les cités du monde. Un lapin tente une attaque particulièrement vicieuse, voulant profiter de ma taille pour m’handicaper, et vise mes jambes. Les mains toujours clouant au sol les lapins décharnés qu’elles ont transpercé, je m’appuie sur elles tandis que la bestiole roule dans le vide, avant que mes pattes atterrissent de nouveau, lui explosant la colonne vertébrale. Un autre bondit sur mon bras qu’il réussit à mordre tandis qu’un deuxième s’élance sur ma tête, avant que mes mâchoires ne se referment sur son corps. Un craquement d’os et un geyser de sang plus tard, je le recrache. De telles créatures, aussi répugnantes, peuvent être de véritables nids de maladie, en particulier dans un milieu marécageux. Les lapins restant détalent sans demander leur reste tandis que je me débarrasse de celui accroché à mon bras en martelant le sol, faisant éclater les os fragiles de l’aberration.
J’ai les babines retroussées, et le goût du sang immonde est entré jusque dans ma gorge, malgré le fait que j’ai essayé de ne pas l’absorber. Mais je suis heureuse d’avoir pu débarrasser la forêt de ces ersatz de créatures naturelles, qui n’ont rien à y faire ! Par-dessus les buissons, je vois le vaste marais qui s’étend jusqu’à perte de vue, la ville étant cachée par la brume matinale. Je reprends mon avancée lorsque mon fardeau humain bouge. Je l’avais oubliée. Elle se déplie, sortant de la position en boule qu’elle avait adoptée pendant que le massacre était en cours. Toutes les plaies qu’elle arbore sont pourvues de croutes séchées : aucune blessure ne risque de lui être fatale. Je reprends la marche, m’enfonçant dans le marais dans un premier clapotis. Je m’arrête de nouveau, tournant la tête vers la jeune tique géante sans rien dire. Elle me comprend, et se laisse guider par le son que j’ai produit pour arriver jusque moi.
« Y a-t-il des dangers pour toi dans ces eaux ? »Surement, ne puis-je m’empêcher de songer. Le peuple humain n’est même pas en sécurité lorsqu’il conçoit son environnement spécifiquement en ce but, menacé alors par ses semblables. Alors dans un milieu qui ne maitrise pas…
« Pour moi, oui, mais surement pour toi, aussi : il vaut mieux éviter les grands trous d’eau. Les sangsues y pullulent, et il m’a été dit que certaines peuvent faire presque ta taille ! »Un rictus tord mes lèvres noires. Une sangsue qui dit de se méfier des sangsues, voilà qui est cocasse. Même si je ne dis pas non à un combat contre un adversaire de ma taille, je sais où sont mes limites : l’eau n’est pas mon élément naturel, et une confrontation n’y serait pas à mon avantage. Je prends note de la remarque, et attrape la jeune femme d’une main, avant de la hisser sur mes épaules, comme un banal faon malchanceux. Elle pousse un petit cri de surprise, avant de s’accrocher fermement à ma fourrure.
« C’est si doux… »Ainsi, je ne risque pas de la perdre. Je me mets en route. Plus tôt nous serons arrivés, plus tôt je pourrai me rassasier.
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Le voyage se passe pour le mieux : une fois installée de façon à m’épargner un peu d’effort devant la longue journée qui s’annonce, la jeune femme ne dit plus un mot. Moi non plus : je m’imprègne de ce paysage, si différent de ce que j’ai par ailleurs connu. Chaque nouveau pas se fait dans un nouveau bruit d’eau fraiche mais malsaine, et chaque fois que je retire la patte de son écrin de boue, un bruit de succion répugnant résonne à ce qu’il me semble des lieux à la ronde. Les corbeaux et les corneilles, affectant d’être distraites par les myriades de moustiques qui volent au-dessus de l’eau, prêtent en réalité une attention intense à notre périple depuis les quelques arbres rachitiques qui poussent dans ce liquide agressifs. Alors que le soleil a depuis longtemps dissipé la brume matinale pour la remplacer par un brouillard plus dense et qui transforme la lumière du jour en un éclairage diffus d’un gris sinistre, un rocher nous barre la route.
Je me hisse dessus, et ma cavalière s’éjecte d’elle-même avant que je ne le fasse, atterrissant rudement sur la pierre dans une exclamation de douleur contenue. C’est le premier son qui sort d’une de nos gorges depuis le début du trajet, plusieurs heures auparavant. Je me repose quelques instants en étudiant mes longues jambes. Même protégée par les longs poils, la peau est en train de virer au rouge. Cette eau est malsaine : acide, elle attaque tout ce qu’on y plonge, mort ou vivant. Des petites sangsues ont frayé leur chemin jusque ma peau, et s’emplissent de mon sang. Je ne les arrache pas. Je vais bientôt replonger, et si des blessures sont ouvertes, je souffrirai bien plus, sans compter que j’attirerai peut-être des prédateurs plus volumineux et plus dangereux que les sangsues.
Je vérifie les coussinets, sous mes pattes, après les avoir rincés avec l’eau croupissante. Pas de blessure. Bien. Je me redresse. Mieux vaut ne pas attendre que l’acide fasse son travail pour reprendre le chemin.
« Merci. »Je me retourne.
« J’ai conscience que tu fais ça pour moi. Tu es noble : tu ne devrais pas avoir à me porter…je ne suis rien à côté de toi. J’ai honte de profiter ainsi de ta force. »C’était les mots qu’il me fallait. Cette créature a beau être l’ignoble reflet de ce qu’il y a de plus pourri et faible en ce monde, elle n’en est pas moins sage. Cette sagesse la place bien au-dessus de ses congénères. Je l’attrape de nouveau. Je risque d’être fatiguée au bout du chemin, voir même épuisée. Néanmoins, j’y survivrai. Pas elle, si je la laisse me suivre. Elle sera dissoute avant même d’arriver, vu le peu de chair et de muscle qui ornent ses petits os.
Je m’engage de nouveau dans le marais. La traversée, depuis quelque temps, est devenue plus ardue : l’épais manteau de brume ne s’est pas délité, et le soleil en berne ôte peu à peu la vision que j’ai devant moi. J’ai beau être nyctalope, le brouillard est un obstacle qu’aucun œil ne peut percer. J’augmente la cadence.
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A plusieurs reprises, des sangsues plus grosses que la moyenne s’approchent de ma taille, juste sous la surface. Je tente de les écarter, mais elles reviennent à la charge de plus belle. Je les saisis alors délicatement par la queue pour les envoyer au loin. Les tuer me desservirait plus qu’autre chose : le sang qu’elles ont déjà accumulé se fixerait sur moi, et ne tarderait pas à attirer de nouvelles têtes. C’est une défense de qualité contre leurs faibles frères que les humains ont trouvé ici. Mais un jour, j’ai la certitude qu’elle les empêchera de fuir aussi surement qu’elle les préserve actuellement. J’arrête de réfléchir pour contourner un trou particulièrement profond. Il est difficile d’avancer, et je crains parfois de rester ancrée dans le sol vaseux. Mais je m’en sors à chaque fois, luttant quelques moments âprement.
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Enfin, je sens plus que je ne le vois que le terrain remonte, et mes hanches sortent de l’eau. Nous arrivons plus tard que je ne le pensais : la nuit est tombée. Mais les murs de la cité sont devant nous. C’est tout ce qui compte.
« Comment s’appelait ton maître ? »« Rasputin. »« Mène moi à lui. »« Je ne peux pas. »Mes yeux doivent briller particulièrement intensément, car elle se dépêche d’ajouter une nouvelle phrase pour compléter la précédente, parfaitement insatisfaisante.
« J’ai grandi chez lui. Je ne suis jamais sortie, sauf la fois où je me suis enfuie. J’ai trouvé la sortie d’Exech presque par hasard, en suivant un chariot de foin. »« Comment as-tu réussi à traverser les marais ? »« Je n’ai pas eu à le faire. J’étais dans le chariot. »Je garde le silence. Ainsi, en ville, les enfants grandissent sans même sortir de chez eux. Un comportement aussi lamentable ne me surprend pas. La vermine cherche toujours à garder le dessus sur ses propres rejetons, afin de ne pas être déçus d’eux-mêmes. Un peuple qui ne connait même pas l’extérieur de ses murs. Un peuple qui ne sait même plus de quoi il s’abrite. Leur manque de connaissance sur leur propre monde est la raison même de leur faiblesse malsaine, du cancer infect qui ronge le monde chaque jour un peu plus. Devant moi, les portes de l’affreuse citadelle sont closes. Les morts en sursis la gardent et ne l’ouvriront sans doute qu’au matin, lorsqu’ils pourront être sûrs que ce qui approche n’est pas une menace.
Je m’adosse au mur de pierre pour m’endormir. Mais je ne trouve pas le sommeil. Je me relève pour me rapprocher du marais et de la fange pâteuse qui l’entoure. Juste avant que le terrain ne devienne trop boueux, je m’allonge, la tête sur les pattes avant. Là, je sombre à nouveau dans le rêve de ce loup blanc et des chaines noires qui tentent de le retenir.