Dès que nous sortons de l'auberge, Isil bondit sur le dos de Lhyrr qui tourne la tête vers moi tandis que l'Elfe me tend la main en s'exclamant:
"Tanaëth! Monte!"
Je secoue négativement la tête en répliquant gravement:
"J'y vais à pied avec Ephedyn, nous nous ferons lyncher si nous tentons d'intervenir sans lui. Souviens-toi que nous avons tout l'air de ces nobles qu'ils exècrent. Allez voir d'en haut ce qui se passe et tâchez de nous rejoindre à l'entrée du quartier pauvre pour nous donner des nouvelles de la situation."
Sans attendre de réponse, je fais signe au prêtre de m'accompagner et nous nous mettons en route au pas de course alors que Lhyrr prend son envol. Nous parvenons aux quartiers pauvres quelques minutes plus tard et je m'assombris en apercevant une épaisse fumée noire qui s'élève du côté de la demeure de Lhemryn. Plus inquiétant, je vois quantité de laissés pour compte qui convergent vers l'incendie, nombreux sont ceux qui se sont munis d'armes plus ou moins improvisées. Cela me fait supposer que le calme ne sera pas aisé à ramener, la sourde et profonde colère qui sommeillait est en passe de trouver un exutoire sanglant et je doute que tous reviennent aisément à la raison. Je lève les yeux au ciel dans l'espoir de voir revenir Lhyrr et Isil tandis que nous nous engouffrons dans les petites ruelles sordides qui nous permettront de rejoindre au plus vite l'émeute. J'espère vivement que nous arriverons à temps et que nous serons en mesure de ramener le calme avant une intervention musclée de la milice.
A mon soulagement, Lhyrr et sa cavalière ne tardent pas à nous rejoindre, profitant d'un élargissement de la ruelle pour se poser à nos côtés et se calquer au rythme de notre course alors qu'Isil nous fait part de ce qu'elle a vu:
"Il y a une quinzaine d’habitants du quartier autour de cinq mercenaires semblables à ceux que nous avons vu. Ils semblent échauffés et s’invectivent, il y a deux personnes à terre. Cela se passe juste devant la maison de Lhemryn."
Je désigne de la main les Sindeldi dépenaillés qui accourent de partout, mines sombres et outils potentiellement meurtriers en main et gronde entre mes dents serrées:
"Les hommes de Fergaim sont des abrutis, ils vont se faire massacrer, mais leur maître est un fourbe de première. Il sacrifie quelques hommes afin de provoquer une émeute que ses laquais de la milice pourront réprimer brutalement, comme par hasard tous les témoins trouveront la mort et nul ne pourra l'en rendre responsable!"
Nous approchons maintenant de l'attroupement houleux d'où jaillissent invectives et insultes haineuses, se frayer un passage jusqu'aux mercenaires encerclés ne sera pas simple, au moindre faux pas la foule se retournera contre nous et la seule idée de devoir jouer de mes lames contre ces malheureux me donne la nausée. Je les dégaine malgré tout, la seule vue de ma Flamboyante a tendance à rendre prudents les plus téméraires, et ajoute à l'attention d'Isil qui porte elle aussi la main à son épée:
"Peux-tu essayer de voir si la milice est déjà en route et me prévenir de son approche le cas échéant? si elle arrive avant que le calme ne soit revenu ce sera le carnage..."
L'Hinïonne se borne à hocher la tête et son loykarme reprend aussitôt son envol en direction des casernements de la milice. Je me tourne alors vers Ephedyn pour lui dire sombrement:
"Je vais nous frayer un chemin jusqu'aux mercenaires, restez collé à mes talons et affirmez haut et fort que je suis avec vous, je détesterai avoir à me servir de mes armes contre vos ouailles..."
Après qu'il ait acquiescé, pâle comme un Hinïon, j'avance droit vers les derniers rangs de la foule en tenant ma lame ardente à la verticale devant moi et en clamant de mon ton le plus autoritaire:
"Écartez-vous! Dégagez le passage et rentrez chez vous!"
Bien plus que mon ordre c'est la flamme inquiétante de ma relique qui pourfend les rangs serrés des miséreux, certains me jettent des regards ouvertement hostiles et semblent hésiter à me tomber dessus, mais Ephedyn clame d'une voix de stentor que je suis des leurs, si bien qu'ils hésitent et que je finis par arriver au premier rang. Mon regard écoeuré se pose sur les deux cadavres au sol, des habitants du quartier bien entendu, puis remonte, glacial, sur les cinq mercenaires. Ils n'en mènent vraiment pas large mais affichent néanmoins un air belliqueux et menacent tous ceux qui approchent de la pointe de leurs lames. Étonné que la foule ne les ait pas encore mis en pièces, je réalise soudain qu'il y en a un sixième un peu en retrait et qu'il tient la femme de Lhemryn, maintenant une dague sous sa gorge et menaçant de la lui trancher si quelqu'un tentait de s'en prendre à eux.
Je m'apprête à leur ordonner de la relâcher s'ils tiennent à conserver leurs vies lorsqu'une flèche fend soudain les airs et vient percuter la tempe du soudard tenant la femme de Lhemryn! J'ai un instant d'effroi, craignant que ce trait n'ait été tiré par quelqu'un dans la foule et que cela ne déclenche la curée générale, avant de réaliser que c'est Isil qui l'a décoché et qu'elle a pris soin d'enrober la pointe de sa flèche de plusieurs épaisseurs de tissu. Le mercenaire s'effondre, simplement assommé, tandis que l'épouse de Lhemryn manque choir avec lui lorsque l'étreinte qui la maintenait se relâche. Paniquée, elle récupère vivement la dague de son ravisseur et je crains une seconde qu'elle ne lui tranche la gorge pour se venger, ce qui ferait inévitablement tourner la situation au carnage. Mais elle se contente de revenir vers Ephedyn et moi, fort heureusement. J'avance de quelques pas vers les cinq mercenaires, qui sont devenus livides en s'avisant de la chute de leur compagnon et de la présence d'Isil et de son Loyarme dans les airs, et leur ordonne froidement:
"Déposez les armes si vous tenez à la vie. Réfléchissez bien car je ne vous le demanderai pas deux fois."
A la foule environnante, je crie:
"Rentrez chez vous! Maintenant! Vous savez ce qui arrivera si vous faites justice vous-mêmes! Baissez ces armes et rejoignez vos familles!"
Mais la colère et la rancoeur qui brûlent dans leurs coeurs et leurs yeux ne les prédisposent pas à écouter la voix de la raison et, si certains reculent un peu en hésitant, deux d'entre eux passent soudain à l'attaque en hurlant, déterminés à massacrer les incendiaires et meurtriers. Ils ne sont armés que d'un gourdin et d'une espèce de pioche, mais leur assaut incite d'autres miséreux à passer à l'action et les mercenaires à brandir agressivement leurs épées pour défendre leurs vies! Je pousse un effroyable juron et m'interpose d'un bond, ma Vorpale traçant une courbe foudroyante dans les airs pour forcer les miséreux à reculer tandis que mon ardente contraint les mercenaires à faire de même. Ma voix claque comme un coup de fouet, glaciale et menaçante:
"Lâchez vos armes, tous! Je tue le prochain qui fait un geste agressif!"
Lhyrr et Isil se posent à cet instant juste derrière moi, fort à propos pour renforcer ma menace, le loykarme gardant ses ailes largement déployées et montrant les crocs, une vision impressionnante qui fait reculer la foule. Je caresse pendant une seconde l'espoir que cela suffise à ramener le calme, mais l'un des mercenaires voit là une occasion d'attaquer ma compagne et son loykarme dans le dos, ce qui s'avère être une très mauvaise idée car Lhyrr pivote vivement et le mord sévèrement alors que l'Hinïonne tire son épée, un air étrangement sauvage sur le visage. Il n'en faut pas plus pour que le chaos s'installe: les quatre mercenaires réagissent aussitôt en attaquant de concert le loykarme et sa cavalière, mouvement malheureux qui incite les plus excités des pauvres à laisser libre cours à leur colère et à se précipiter à la curée. Et une fois de plus, Isil a trouvé moyen de se placer pile là où il ne faut pas, à savoir exactement entre les mercenaires et moi... il faudra que je lui dispense une petite leçon de choses, à l'occasion...
Pourtant, je ne peux me résoudre à user de mes lames contre les habitants des bas-quartiers, je comprends leur colère et leur rancoeur, ô combien, même si je ne peux les laisser faire justice eux-mêmes dans le cas présent. Je déploie mon énergie spirituelle d'un puissant effort de volonté et me ramasse subitement sur moi-même pour passer sous le ventre du loykarme et me relever sèchement de l'autre côté, mes lames entrant dans la danse macabre avec une vivacité dévastatrice. Le mercenaire le plus proche s'effondre alors que ses entrailles se déversent de son abdomen largement ouvert par un coup remontant de ma Vorpale, tandis que celui qui se trouve à sa droite tente de parer la pointe de mon ardente, bien trop lentement, et meurt sur le coup lorsque ma relique plonge dans sa gorge avec un ignoble grésillement.
De son côté, Isil reste sur le dos de Lhyrr et se débarrasse rapidement de celui qui avait déjà tenté de l'assaillir en lui plongeant sa lame dans le ventre. Le loykarme entre à son tour en action et bondit sur le côté pour harceler brièvement un quatrième mercenaire avant de se cabrer sur ses pattes arrières et de lui happer la main de ses crocs, le contraignant à lâcher son arme avec un grognement de douleur. A peine l'épée choit-elle que Lhyrr lui croque la gorge, en voilà un autre qui ne nuira plus à personne... Je rassemble une nouvelle fois mon ki et lance une attaque vive et brutale de ma Vorpale qui claque rudement sur le poignet du dernier sbire survivant, le brisant net et lui faisant lâcher son arme avec un glapissement de souffrance. J'enchaîne aussitôt d'un vicieux coup de pommeau de mon ardente sur le crâne, modérant ma force afin de l'assommer plutôt que de lui fendre la caboche. Je refais alors face à la foule, encore houleuse mais un peu hésitante après ce qui vient de se passer, afin de lui crier assez fort pour être entendu jusqu'aux derniers rangs:
"Assez! C'est fini, dégagez de là avant que la milice n'intervienne pour vous disperser!"
Tout en me positionnant de manière à ce que nul ne puisse approcher des deux mercenaires encore en vie mais assommés, j'ajoute à l'attention d'Isil et de Lhyrr:
"Faites-leur donc un petit numéro pour les forcer à dégager, si la milice arrive ça va dégénérer pour de bon!"
Ma compagne hoche la tête en me répondant que la milice devrait arriver d'un instant à l'autre, puis Lhyrr se tourne vers la foule en ouvrant grand ses ailes et en rugissant, un spectacle assez impressionnant pour que la plupart reculent craintivement et que certains se retirent enfin. La femme de Lhemryn et Ephedyn s'efforcent aussi de convaincre les habitants de rentrer chez eux en les assurant que nous sommes avec eux et non pas contre, ce qui en décide d'autres à quitter les lieux. Il reste bien des curieux, mais comme ils ne semblent pas enclins à s'approcher, je prends enfin le temps d'aller examiner les deux Sindeldi terrassés par les mercenaires avant que nous arrivions mais, comme je le supposais, il n'y a plus rien à faire pour eux. Je me relève en soupirant doucement et observe un instant la demeure de Lhemryn et de son épouse qui achève de se consumer avant de me retourner vers ma compagne:
"Il faut qu'on évacue au plus vite les témoins, il y aura d'autres tentatives pour les éliminer avant longtemps..."
Isil hoche la tête et saute à bas de Lhyrr avant de se diriger vers le prêtre et l'épouse de Lhemryn pour demander à cette dernière où il se trouve. Avec un sang froid remarquable, elle répond:
"Il est dans le temple d’Ephedyn, caché là-bas. Lorsque les mercenaires sont arrivés, il a eu le temps de fuir pendant que je les occupais."
"Bien. Vous ne pouvez rester en ville plus longtemps. Rejoignez votre mari et emmenez avec vous les personnes que nous avons sauvé des canaux en même temps que Lhemryn, nous allons régler quelques détails et viendrons vous chercher. Dites-leur de n’emporter que le strict nécessaire et restez caché là-bas. Je pense que vous ne risquez plus rien dans l’immédiat, mais on n’est jamais trop prudents."
Isil tourne ensuite la tête vers moi afin de savoir si j'ai quelque chose à ajouter mais je me contente d'approuver ses paroles d'un signe de tête avant de désigner du regard la rue allant vers les portes de Tahelta, dans laquelle toute une escouade de la milice accourt vers nous:
"Nous allons avoir des explications à donner, avant toute autre chose. Filez Luthà, je m'occupe d'eux. Isil, que dirais-tu d'aller nous trouver un bateau pendant que je palabre avec ces chers miliciens?"
"Oui, j’y vais. Retrouvons-nous chez Ephedyn", me rétorque-t-elle en hochant la tête avant de grimper sur le dos de Lhyrr et de se mettre en route pour le port. Quant à moi, j'attends de pied ferme l'arrivée des miliciens, dirigés par un sergent que je ne connais pas et qui jauge la scène d'un oeil légèrement méprisant avant de me questionner d'un ton sec:
"C'est quoi ce chantier? C'est vous qui avez tué ces gueux?"
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Ce n'est pas le pouvoir qui corrompt, mais la peur. (Aung San Suu Kyi)
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