Devant toi s'étendaient des plaines infinies, vertes, ondoyantes sous un vent doré. Pas d'immense forêt où te faire disparaitre, mais, séparant parfois les champs de propriétaires différents, des haies touffues ou des bois giboyeux où tu pourrais aisément te réfugier, ne serait-ce que pour prendre un repos mérité. D'épais sentiers longeaient ces champs de céréales ou de légumes, où les pierres grosses et aiguisées perçaient facilement la semelle trop légère de l'insouciant. Rapidement, tes pieds nus furent maculés de terre et la poussière s'accrocha à toi à cause de l'eau qui te recouvrait entièrement. Tu étais trempé jusqu'au os, le moindre de tes muscles te causait mille douleur à chaque fois qu'il était mis en mouvement. Derrière toi tu laissais un sillon plus foncé dû à tes vêtements qui s'épanchaient petit à petit sur le sol. Sous ta chemise devenue presque transparente, le jambon volé, dernier acte accompli en la ville de Kendra Kâr, te collait froidement à la peau. Tu avais faim, tu avais mal, tu étais exténué. Mais tu ne pouvais pas rester là.
Durant une heure, peut-être davantage, tu poussas ton corps à mettre toujours plus de distance entre toi et la capitale du royaume kendrane où tu ne ferais pas bon de retourner avant quelques jours au moins, le temps que ton visage se fût fait oublier. Tu croisas des paysans bêchant péniblement leurs avoirs, qui te saluèrent, la plupart du temps, quand ils te voyaient. D'autres se redressaient, un instant, s'appuyant sur leurs outils et te regardaient passer, le visage indéchiffrable. En tous les cas, tu continuas ton chemin sans t'arrêter, les yeux obstinément fixés sur le sol. Quand, enfin, tu te considéras assez éloigné de la ville pour n'avoir pas à redouter de quelconques soldats, tu quittas le sentier et t'engagea dans un bois quelque peu étendu qui se trouvait à ta gauche. Tu restas cependant à la lisière, n'ayant nulle envie d'être dévoré dans ton sommeil. Choisissant un vénérable tronc dont le feuillage jetait une ombre appréciée, tu t'y laissas choir brutalement.
"Ô Gaïa !"
Lentement, les yeux fermés, tu repris ton souffle et tes esprits. En grimaçant, tu te détachas du fût de l'arbre et prit l'épée qui gênait ton dos pour la poser près de toi. L'épée légendaire du roi Oborö. À sa seule évocation, la légende qui lui était attachée te coulait des lèvres, inconsciemment, en un murmure inaudible. C'était ta préférée. Tu pouvais la réciter à partir de n'importe quel passage, de n'importe quel mot, dans l'ordre et même dans le désordre, à l'endroit ou à l'envers. C'était à cause de cela que tu l'avais volée, cette arme rouillée à la garde défraîchie et dont n'importe quel forgeron te la reprendrait pour à peine un repas, tant sa facture qui, jadis fut peut-être considérée comme bonne, n'était plus, désormais, que mauvaise. Dans cette salle du trésor, le trésor des temps anciens, tout ce que le Roi du Yuimen avait amassé depuis qu'il s'était installé et avec lui son peuple, dans cette salle jalousement gardée, il y avait des montagnes d'or, des rangées de vases précieux, des fontaines de pierres précieuses, des trophées plus riches les uns que les autres... Et toi, tu avais pris cette vieille épée. Une arme dont il était fort à parier que les habitants de Nirtim ne connaissaient ni l'origine ni la légende. Pourquoi l'avais-tu prise ? Pourquoi avais-tu pris cette chose que tu ne pourrais revendre - ici, du moins - à prix d'or ? Pourquoi t'être encombré avec ? Pourquoi avoir accepté d'être banni de ta cité pour elle ? Pourquoi ?
Tu soupiras et te releva. Las, le corps courbé, tu entrepris de rassembler quelques morceaux de bois secs et un peu de mousse pas trop humide. Tu te rassis en tailleur et te mis à ton feu. Depuis ta fuite de Kers, voilà un peu moins de deux mois, tu en avais acquis l'habitude. Échauffer deux bâtons l'un sur l'autre, s'arrêter, remuer un peu la mousse, souffler légèrement dessus, recommencer à tourner. Parfois, tu t'arrêtais une seconde et soufflais plutôt sur tes mains qui paraissaient toujours vouloir s'embraser avant tes brindilles. Tu t'appliquais à ta tâche sans penser à rien. Ou plutôt, en essayant de ne penser à rien. La réponse à ces questions, tu la connaissais. Pourquoi avais-tu tant hésité à voler cette pomme, au marché de Kendra Kâr ? Pour la même raison. Voleur était infamant. Tu ne voulais pas porter ce titre. Mais tu étais obsédé. Obsédé par les légendes et les objets qui y étaient reliés. Une obsession nourrie par cet homme, cet étranger qui avait un jour fait halte à Kers, quand tu n'étais encore qu'un gamin et qui avait perverti ton cœur. Tu ne voulais pas être riche. Tu ne voulais pas voler pour gagner ta vie. Tu voulais posséder ces objets légendaires.
(Et maintenant, qu'est-ce que je vais en faire ?)
Le feu était prêt. Par un habile système de tréteaux, tu pendis au-dessus ton jambon. Celui-là, en revanche, tu ne regrettais pas de l'avoir dérobé. De toute façon, on était déjà en train de te pourchasser pour vol. Pendant qu'il cuisait, tes pensées te ramenèrent inévitablement à l'épée. Ta main s'étendit pour la saisir, tu la sortis de son fourreau pour mieux l'admirer. Tu fis quelques passes avec, en souriant. Peut-être un forgeron pourrait-il te refondre la lame pour que tu pusses l'utiliser ? Mais après tout, ce n'avait que peu d'intérêt puisque tu ne savais pas t'en servir. On t'avait bien appris à te battre, à Kers, mais pas avec une arme ou plutôt, avec l'arme que constituait ton corps. Dans ces conditions-là, même le maniement normal de ta dague t'était inconnu. La viande était cuite. Tu la tranchas avec ladite dague qui, au moins, pouvait servir de couteau, elle - pas comme l'épée dont la rouille aurait empoisonné l'aliment. Ce met chaud, bon, nutritif surtout, te fit grand bien. Avec tes muscles enfin détendus, il te poussa à une douce somnolence. Te frottant les yeux déjà empêtré de sommeil, tu éteignis ton feu en le recouvrant de terre puis te lovas en position fœtale au pied de l'arbre, l'épée d'un roi légendaire inconnu serré dans tes bras, qui accueillit avec bienveillance ton juste repos.
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Multi d'Ædräs
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