Ma rencontre avec ma femme, Amaranthe, m'a radicalement changé. Avant je n'étais qu'un rustre à la dégaine pataude, le visage couturé de cicatrices, les cheveux constamment en bataille et une barbe de quelques semaines que je ne prenais la peine de raser qu'une fois par semestre. Si les cicatrices sont encore là elles sont, grâce à un onguent de ma femme, nettement moins visible ; ma barbe est maintenant, à sa demande expresse, courte et entretenue et mes cheveux noirs sont élégamment coiffés en arrière. Je dois avouer que je me moque toujours autant de mon apparence, au fond, mais ça lui fait plaisir de voir que je fais attention à ma présentation pour elle, alors je fais cet effort. Une vieille blessure au crâne a blanchi une petite mèche de cheveux, mais Amaranthe a toujours refusé de la colorer : elle dit que ça me rend encore plus beau.

Du point de vue de ma personnalité, par contre, à part une joie de vivre largement cachée, on ne peut pas dire qu'elle ait changé grand chose. Mais, de son propre aveu, elle n'a surtout rien voulu changer. Depuis que je suis un adolescent je cache mon bonheur par un cynisme à toute épreuve. Il n'y a pas grand chose d'autre à dire : je me décrirais comme plutôt généreux et serviable, mais mon naturel taciturne me rend antipathique à bien des égards.

Il n'y a pas grand chose à dire ; je suis un bâtard, ni plus ni moins. Dans la société Kendrane, c'est la naissance qui prime. Et la mienne est insignifiante. Pire, en fait, déshonorante. En plus de n'être que le fils d'une esclave – ou servante, comme elles sont appelées dans notre chère et juste société – j'ai commis le crime impardonnable de traîner dans la boue le nom de mon père. Ne me demandez par par quel miracle, à peine âgé de quelques heures, j'ai pu commettre l'exploit ignoble de malmener ainsi mon paternel, je l'ignore, mais aux yeux de bon nombres de nobles de Kendra Kâr, je l'ai fait. D'aucuns argumenteraient que la faute incombe à mon père et à son incessant besoin de défaire sa ceinture à chaque fois que passe un fessier accueillant, que je n'ai rien à me reprocher et que je n'ai jamais demandé à naître, mais ils auraient évidemment torts : il est bien connu que ma mère – catin provocatrice envoyée par Thimoros lui-même pour entacher la réputation de ce grand et ô combien honnête homme – et moi-même avions pour seuls desseins de lui nuire, la faute nous est entière et totale.

Dans sa grande mansuétude, toutefois, mon valeureux père a décidé de nous offrir un toit, à ma génitrice et moi. Cela ne lui a pas empêché d'exercer son droit de nous humilier à chaque occasion, évidemment, mais, dans notre infâme position, il aurait été ingrat d'espérer plus de sa part. Notons que ma naissance ne lui a pas ôté le goût des folies extra-conjugales et que, alors que je n'ai pas fait mes douze ans, un autre petit bâtard a commencé à poindre le bout de son nez dans le ventre de ma mère. Evidemment, refusant catégoriquement de laisser un autre petit démon venir délibérément – paraît-il – mettre à mal sa si chère réputation, il n'a eu d'autre choix que de mettre un terme à la vie de cette pondeuse de problèmes qu'est ma mère, ainsi que du petit être qui logeait dans son corps. Moi, il m'a épargné. Ce qui lui a bien vite coûté la vie – mais après tout, qu'attendre d'un bâtard ?

Pour une raison qui aujourd'hui encore m'échappe, ma demi-sœur, fille légitime – elle – de mon père, m'a aidé à quitter la cité sans me faire repérer et m'a donné l'argent nécessaire à ma survie pour les quelques semaines à venir. Après cela j'ai trouvé refuge dans un petit village du royaume, où quelques petits boulots m'ont permis de remplir mes poches à présent vides. Soucieux de ne pas attirer l'attention trop longtemps, j'ai bien rapidement voyagé de ville en ville, apprenant à chasser et vendant mes prises dans divers marchés locaux. Malgré moi je suis vite "connu" dans les environs, mais plusieurs années se sont déroulées et la milice Kendrane n'a, fort heureusement, plus semblé me chercher. C'est ce qui m'a décidé à m'installer dans l'un de ces petits hameaux. Ca et ma rencontre avec Alaric.

J'ai un peu moins d'une vingtaine d'années lorsque je fais sa connaissance. Il est un chasseur, comme moi, et bien vite il s'est avéré que nous formions une équipe très efficace. Il est mon antithèse : quand je suis taciturne, cynique et solitaire, il est lui jovial, optimiste et social. Et pourtant nous sommes devenus amis. Après ça j'ai passé près de quinze ans dans une routine bienvenue. Avant que la plus belle femme du monde ne mette les pieds dans notre petit village de cul-terreux. Elle était magnifique, raffinée, élégante : en somme, elle n'avait aucune raison de poser les yeux sur le rustre que j'étais devenu. Et je ne m'explique toujours pas pourquoi elle l'a fait. Les sept années suivantes ont sans doute été les plus belles de ma vie. Elle est devenue Amaranthe Traquelièvre, récupérant par la même occasion ce ridicule nom qu'Alaric a choisi pour moi, et j'ai subvenu à ses besoin en vendant mes prises avec comme partenaire mon meilleur ami.

Mais... mais je suis un bâtard. Et être heureux est sans doute trop demandé. C'est ainsi qu'en rentrant d'une chasse particulièrement longue pour laquelle Alaric, malade, a décidé de ne pas m'accompagner, que je suis tombé sur la milice Kendrane, prête à m'arrêter. J'ai d'abord cru qu'ils m'avaient retrouvés pour le meurtre de mon paternel, mais la vérité est bien pire : je suis accusé d'avoir planté un couteau dans le cœur d'Alaric et d'avoir tranché la tête de ma chère Amaranthe.

Le monde s'est écroulé devant moi alors que j'ai été mené dans les cellules de Kendra Kâr, prêt pour la potence.