« Maître,
Mon arrivée à Exech fut mouvementée. Parsemée de scieries que l'on dirait à l'abandon et de fermes poussiéreuses qui ne produisaient que peu dans ce quasi-désert, la région était visiblement hostile aux hommes. La chaleur intense faisait goutter ma peau et tourner la tête. Un champ de tournesol carbonisait tranquillement le long du dernier tronçon avant la ville, donnant une touche noirâtre au tableau aux dominantes jaunes : herbes sèches et hautes, chemins rocheux et arbres arrachés. Le plus impressionnant n'est pas le Soleil de plomb qui m'accablait de fatigue mais plutôt la totale absence apparente à trouver le moindre coin ombragé : le bois de cette région était si rare que des milices patrouillaient afin que personne n'entra dans les domaines privés qu'étaient les forêts ; quant à une éclaircie venue d'un nuage béni, ce n'était qu'un doux rêve, au mieux un espoir. Cependant, contrairement aux missions précédentes, cacher ma nature n'était pas nécessaire. Croiser une peau verte semblait ici bien plus banal que dans n'importe quel autre pays humain. Et un humain en ces terres là était souvent aussi moral qu'un orc. C'était même un avantage. Je me suis ainsi fait bousculer, brutaliser, frapper mais aucune fois voler ; tous pensaient qu'un gobelin miteux ne peut qu'être pauvre. Ce qui n'est pas totalement faux.
Avant de voir Exech, je la sentis. Alors que je n'apercevais que la route se perdant au loin, les odeurs de pourriture de la ville commencèrent à titiller mon flair. Ma race n'est certes pas connu pour son extrême sens de la parfumerie mais il était heureux de pouvoir m'habituer à la puanteur avant d'y être entièrement confronté. Sur les remparts désertés flottaient au vent chaud les étendards rouges et blancs de la famille royale. Une multitude de campements de fortune ont pullulé au pied de ses immenses murs inutiles. Les grilles eussent-elle été gardées qu'elles furent impressionnantes, mais elles restaient imperturbables et ouvertes. Jonchées sur l'artère principale, des monticules d'ordures, d'excréments et même parfois de cadavres m'empêchaient de voir le pavé que je foulais. La plus part des maisons étaient laissées à l'abandon et celles occupées se délabraient dans un calme effrayant. Il semblait que la ville voulait disparaître mais que quelques créatures qui en retirait encore profit la rafistolait à coups de rustines.
Il me suffit de remonter quelque peu le boulevard pour tomber sur l'établissement que vous m'aviez indiqué. La taverne de la chope renversée entretenait son enseigne illustrant son nom et sa réputation de repère de crapules. Chaque table semblait vouloir d'avantage d'ombre pour que les plans des futurs larcins furent entièrement dissimulés. Au comptoir, une rangée d'habitués alignaient les chopes et la monnaie devant un colosse chauve. Mais vous connaissez tout cela, ces hommes n'ont sans doute pas changé de place depuis votre dernier passage. Assurés de la présence de ceux pour qui j'étais venu, je me suis installé à une table opposée à la leur. Ils étaient trois. Le premier que je remarquais semblait mesurer la même taille que moi, malgré sa peau brune d'humain bronzée par des années exposées continuellement au Soleil. Il jouait avec un petit couteau qu'il jetait en l'air et rattrapait sur la pointe sur son index. Il ne portait qu'un justecorps crasseux et un pantalon de toile ample et solide. Le second attachait sa longue chevelure blonde de ses douces mains bleues. Ce grand eàrion portait des tatouages pirates sur la totalité de ses bras, et je n'eus pas été surpris si ils continuaient sur son dos. Une chope à la main, il observait d'un air vicieux la salle, le sourire en coin. Le dernier parlait depuis que j'étais arrivé sans interruption autre que les énormes goulées de bière qu'il s'enfilait par saccade et qui coulait pour une grosse partie dans son épaisse barbe noire. Ce mastodonte devait peser le poids de trois hommes pour la taille d'un grand. D'épaisses couches de graisses dépassaient de son ventre cachées par une veste en cuir sans manche. Sous des airs malhabiles, chacun de ses gestes semblaient demander une concentration de chaque instant afin de ne pas tout écraser de ses énormes mains. Une troupe, somme toute, tout à fait convenable.
Quelques chopes passées, les esprits s'échauffèrent dans la taverne, comme vous l'aviez prévu, maître, et une bagarre commença pour une histoire de tournée générale. Quelques tables à côté de celle des trois hommes, un borgne d'une cinquantaine d'année, le teint rougeaud, les yeux imbibés et l'haleine alcoolisée écrasait une cruche en terre cuite sur la tête de ce qui semblait être son fils en criant de ne pas gaspiller son argent en offrant des verres aux saoulârds du comptoir. Ceux-ci, piqués au vif dans leur grande clarté d'esprit, en viennent à protéger le fils du père et leur soit-disant honneur de ses insultes – enfin, insultes, je vous rapporte les dires, vous vous en doutez bien... Un premier coup de poing vola vers le vieux, qui rendit la pareille. Alors que le tavernier sortait sa hallebarde en criant de cesser si ils ne voulait pas se faire trancher, aucun ne s'arrêta et des tabourets furent improvisés comme armes de fortune. Comme vous me l'aviez prescrit, j'ai tiré la flèche de bois vert et aux plumes de votre maison vers les trois hommes. Elle se planta à un ou deux mètres d'eux. En voyant la flèche, ils ont écarquillé les yeux, m'ont scruté et n'ont pas donné suite. Ils avaient compris.
Je quittai la taverne pour rejoindre l'auberge dans laquelle j'avais pris une chambre. Vu l'état de la ville, je m'attendais à découvrir une pièce retournée, des rats rampant sur un sol supportant mal le poids de n'importe quel humain. Je fus agréablement surpris de dormir, non pas dans le luxe, mais sur une paillasse propre. Une multitude de puces avaient certes élu domicile ici, mais mon cuir y est habitué. Accoudé à la rambarde de la fenêtre, l'observation du quartier me fit remarquer à quel point la ville était abandonnée. Aucun bâtiment ne semblait neuf. Pas de nouvelle construction, peu de rénovation. J'ai vu quatre familles partir, toute leur vie matérielle en charrette, vers un horizon forcément meilleur. Combien de gosses voudront rester dans cette ville ? Comment ce pays fait-il pour ne pas se dépeupler entièrement ?
Le Soleil depuis peu levé, l'aubergiste payé pour la nuit et le repas, je m'en allais vers les quais trouver mes commanditaires. Je me suis souvent fait remarquer dans les villes à cause de ma taille, de ma race ou de la longueur de mes crocs ; mais ici je me faisais remarquer uniquement parce que je n'étais pas à ma place. Tous me le faisaient sentir. Des regards interrogatifs, des gestes méfiants, des pas dans l'ombre. Je ne sais pas ce qui me démarquait des autres, mais chacun semblait savoir qui était d'ici et qui ne l'était pas. Étrange de ce dire que la cité la plus ténébreuse du continent n'est en fait qu'un immense réseau social où chacun a sa place bien définie. Tous se cachaient des autres non pas car la milice pouvait faire échouer leurs plans ébruités mais uniquement pour ne pas se faire voler son prochain crime. Un air de suspicion régnait en plus de l'odeur âcre de la décomposition des ordures.
Arrivé au port, la scène était absolument irréelle. Sur une majeure partie des quais, marcher représentait un risque non négligeable. Les propriétaires des épaves amarrées là avaient oublié jusqu'à leur existence. Quelques pêcheurs s'activaient avec acharnement sous la protection de gros bras postés partout autour de ce qui semblait leur quai. Enfin, protection... Cela ne m'étonnerait pas que, en plus de les défendre des nombreux bandits, les gorilles fussent là pour empêcher ces hommes de s'enfuir à toutes jambes et d'exercer leur art dans des contrées plus accueillantes. Les rats sortaient par hordes d'un ancien comptoir d'import-export dont l'enseigne effondrée ne cachait nullement l'ouverture faite au pied de biche. Un sillon de sang traçait une piste éventuelle pour un impossible détective. Mais le doux Soleil du petit matin se reflétait dans le blanc pur des voiles d'un trois mâts. Des mousses grattaient le sel déposé par l'écume depuis le dernier voyage. La légère brise faisait planer au dessus de la sentinelle un drapeau noir orné du crâne et des os. Sur le pont l'elfe bleu me fit signe d'approcher.
Même si il était fin, ses muscles se dessinaient parfaitement sur son corps. Sa peau bleu claire se paraît de nombreux tatouages. De nombreux symboles, qu'il me semblait proches de la mosaïque d'une tribu nomade dont j'ai oublié le nom qui orne la grande salle de votre manoir, ondulaient autour de femmes nues, d'armes et de monstres. La tête d'un dragon marin sortait des flots pour écraser un vaisseau aux couleurs de Lebher dans son dos. Sa longue chevelure blonde en faisait invariablement un bel homme, et la facilité avec laquelle il descendit à la corde pour me rejoindre sur les quais, un homme dangereux.
« Bienvenue, peau verte, m'accosta-t-il. »
« Salut, peau bleue. »
« De l'esprit chez un gobelin ? Tu m'impressionnes. Ton maître t'envoie pour quelle raison ? »
« Il aimerait savoir si il y a une place pour moi. Je vous quitterais lorsque j'arriverai là où je le dois, mais en attendant, il m'ordonne de rentrer dans vos rangs. Il vous demande cette faveur pour ... »
« Il n'y a pas besoin de raison, me coupa-t-il. Je connais ton maître et toute faveur qu'il me demande est acquise. »
« Fort bien. Vous vous doutez donc aussi que je ne peux dire ce que je fais précisément ici, ni où je vais. »
« Évidemment. Les autres sont prévenus. Passe ce soir ici, c'est l'assemblée avant le départ. »
Nous nous serrâmes la main et je repartis passer le temps dans le chaos des ruelles d'Exech. Elles s'entremêlaient les unes aux autres, se ressemblaient par leur obscurité qu'il m'arriva à trois reprises de me perdre. Toutes les ruelles qui avaient tant soit peu accès à la lumière du Soleil avaient été dépavées afin d'improviser des potagers. Ces marques de survies des habitants s'avérait cependant être un privilège ; en effet, la plus part des bâtisses étant hautes, une majeure partie des ruelles n'ont jamais vu un rayon de Soleil, qui aurait de toute façon fait tâche dans les ténèbres crasseux de ces repaires de petits escrocs.
À la lumière d'une des rares fenêtres de la taverne dans laquelle je me risquai à boire quelques verres, je réfléchissais à la vie que menaient ceux qui, tout autour de moi, truandaient pour vivre. Certes, je comprends parfaitement ceux qui commencent à voler pour se nourrir ou à tuer par l'amour du risque. Mais comment une ville entière en arrive à n'être qu'un immense repère de bandits ? Que la classe dirigeante défaille, ce n'est pas la première fois dans l'histoire, mais cela vous le savez mieux que moi. Ce qui semble étrange, c'est qu'aucun contre-pouvoir ne s'est élevé pour profiter de la faiblesse de l'ancien ordre établi. Le criminel qui se sent libre lorsqu'il tranche la gorge de son contrat ne le ressent ainsi uniquement car il se sait en train de transgresser les règles que l'on tente de lui imposer. Il n'estime pas qu'elles s'appliquent à lui et les transgresse en toute connaissance de cause. C'est cette transgression qui lui apporte son sentiment de liberté. Il est plus libre dans la marge. Cependant, comment comprendre cette ville ? La marge a pris toute la place et est devenu la page toute entière.
Mes réflexions oublient cependant que ce lieu n'est pas isolé du monde. Au contraire, il est une plaque tournante, un refuge pour celui qui est rejeté. Ces pirates par exemple, il leur aurait fallut parcourir encore combien de mers pour pouvoir amarrer tranquillement ? Peut-être Exech n'est qu'une immense marge de la page colossale du monde. Ceux qui y vivent truandent comme d'autres coupent du bois ou sculpte le marbre ; mais ce qui peut être nommé leur travail n'est en fait que le roulement à billes de la structure d'une zone de liberté. On ne peut pas devenir riche, je pense, dans ce genre de lieu ; on peut toutefois parvenir à être heureux, car on peut devenir celui que l'on veut pouvoir être. Mais je me perds dans le brouillard de mes idées.
Ma choppe est vide et mon encrier tout autant. J'ai sans doute encore trop parler. Je m'excuse de l'habituel vagabondage de ma prose. Je serais bientôt en place sur le navire, et ma mission pourra enfin commencer. Cependant, j'ai aussi l'impression que vous m'avez envoyer avec ces pirates pour d'autres raisons. Cette ville et ces milieux ne me sont pas familiers, mais je sens qu'ils vivent pratiquement les belles théories que j'essaie de clarifier lorsque nous discutons. Nos pensées diffèrent, leur ressentiment n'est pas le mien, mais pourtant je suis persuadé qu'ils aiment cette ville et qu'ils la haïssent pour la même raison : elle les rend libres, et cette liberté oscille entre la béatitude et l'absence de sens de notre vie. Je conclus cette lettre en vous en assurant une prochaine sous peu. Il serait utile si vous pouviez m'envoyer plusieurs pigeons avant que je ne parte en mer.
Votre dévoué serviteur. »
_________________ Ma fiche
|