Voilà déjà quelques minutes que je cherche près des portes une compagne de voyage digne de moi. Elles s’avèrent soit trop grandes, trop courtes, trop minces, trop grosses, trop laides ou pire encore, insignifiantes. N’y a-t-il pas ici une seule femme pouvant m’accompagner dignement?
En y pensant bien, il y aurait peut-être cette jeune demoiselle habillée en rouge qui depuis un moment piétine sur place et semble hésiter à franchir les murailles de la cité. Trop jeune pour qu’elle puisse simuler mon épouse, je pourrais feindre d’aller rejoindre ma sœur cadette. Cette jeune femme possède une démarche gracieuse et légère, et malgré sa cape ample, on peut deviner une silhouette proportionnée. À l’œil, je dirais que le dessus de son capuchon m’arrive au menton, et bien que cette coiffe camoufle une partie de son visage, je peux distinguer des traits fins, une peau claire et d’adorables cheveux bruns légèrement ondulés. Il semble bien que sous ces habits, d’une belle couleur certes, mais abîmés et défraîchis, se cache un joli rubis!
Je dois sans plus tarder l’aborder. Le gros ventru que j’ai pris un certain plaisir à assommer et détrousser un peu plus tôt, discute depuis un bon moment avec un des officiers. Je dois me dépêcher avant que son complice arrive et puisse m’identifier. Sans plus attendre, je me dirige vers la belle inconnue d’un pas alerte qui se veut en fait un peu trop précipité, puisque le garde vient de m’interpeller.
« Eh! Où tu t’en vas comme ça? T’es drôlement empressé! »
Tout en parlant, il s’avance vers moi, suivi de près par le chauve bedonnant. Le garde me scrute attentivement et par l’expression de son visage, je devine que ce n’est pas une bonne impression que je dégage. Il n’apprécie peut-être pas ma soyeuse chemise blanche, ou peut-être est-ce mon foulard rouge que je porte au cou? Ou encore, comme certains de ces hommes rustres qui n’osent souligner leur beauté, c’est le trait noir sous mes yeux qui le fait tiquer. Je lui réponds avec un petit air hautain :
« Je m’en vais rejoindre cette jeune adolescente là-bas! »
Se disant, je pointe du doigt ma future compagne de voyage.
« Je ne suis point pressé, mais mère ne tolérait que je laisse ainsi ma frangine seule à la merci d’hommes sans scrupules tel le gros porc à côté de vous qui nous écoute sans vergogne. »
L’expression du garde alors placide change rapidement, les sourcils froncés, il me répond sur un ton acerbe.
« C’gros porc, comme tu l’dis si bien, c’est mon cousin. »
Il m’empoigne alors par la chemise de ses grosses balluches sales, me soulève de terre, approche son gros visage hideux du mien (tiens, c’est vrai qu’ils ont un air de famille!) et me parle, ou plutôt me projette ses postillons, à quelques pouces de mon nez délicat.
« Et j’n’aime pas qu’on l’insulte »
Et voilà, c’est raté! Je croyais le faire rire en insultant l’homme à ses côtés. J’étais loin de me douter un quelconque lien de parenté. J’aurais dû me taire au lieu d’injurier à tort et à travers. Je n’ai aucune chance contre cette sentinelle. Je me défends bien à l’épée, mais au combat à poings nus une fillette de dix ans aurait le dessus. Je déteste la lutte et le corps à corps; sentir l’odeur répugnante de brutes crasseuses me dégoûte. Et puis, ce n’est pas un homme, c’est un géant ce garde! Je vais tenter de faire amende honorable, je n’ai d’autres choix, si je veux éviter de me faire amocher.
« Et si en gentilhomme, je vous demande pardon d’avoir malencontreusement offensé votre cousin, nous pourrions devenir ami? »
Je tente comme dernière arme mon irrésistible clin d’œil. Quand je l’adresse à une femme elle me saute souvent dans les bras, par contre, s’il est dédié à un homme, il me lâche aussitôt de peur que je lui fasse des avances. Le clignement a eu un effet, mais pas celui que je voulais; le gardien me regarde perplexe puis répond :
« Oh! Tu veux m’faire des câlins, j’vais t’ caresser le visage avec mon poing, moi !»
(Hum… Ça ne peut pas marcher à tous les coups!)
Le cousin aux allures de porcin prend un petit air doucereux et s’adresse à l’officier.
« Ce gentilhomme s’est excusé. Et puis, tu es un garde, tu es censé protéger les citoyens, tu n’peux pas le frapper….. »
Il s’interrompt quelques instants, se gratte le crâne, esquisse un sourire mauvais et poursuit :
« À moins que…….. »
Je ne fais pas confiance à cet homme et je n’aime pas la tournure des évènements. En fait, je crains le pire pour ma jolie figure, mais je n’ose plus prononcer un traître mot. Tout ce que j’ai dit jusqu’à présent n’a fait qu’aggraver la situation. Je pince mes lèvres et j’essaie d’inspirer le moins possible par le nez, évitant ainsi d’inhaler l’air fétide qui sort de ce trou puant à moitié dégarni de dents qui sert de bouche à ce garde corrompu.
« À moins que l’on prétende que ce freluquet s’en est pris à moi et que tu ne fais que l’arrêter. »
Je suis stupéfait, c’est l’ironie du sort. Sans s’en douter, il a visé juste. Il pense châtier injustement un innocent, alors qu’au contraire, il a le véritable coupable entre les mains.
Le garde apparemment satisfait de la proposition poursuit à son tour :
« Et puisqu’il résiste à son arrestation, je n’ai d’autres choix que de le tabasser! »
Joignant le geste à la parole, presqu’euphorique, comme un petit garçon à qui on a donné la permission de sauter à pieds joints dans la boue, il me dépose rudement par terre sans me lâcher. Je ne fais rien, je ne peux rien faire, je sais que c’est inutile, je ne suis pas de taille. M’empoignant toujours, mais de sa main droite seulement, il recule son bras gauche, s’enligne puis frappe :
« SPLAF ! »
Un premier coup porté dans le ventre me plie en deux. Je laisse sortir un râle, j’ai mal. Il me déplie et sans me faire attendre :
« TCHAC »
Il me balance un second coup. Aucun son ne sort cette fois-ci, j’ai le souffle coupé et je ressens une douleur atroce. Ma maigre consolation est que mon visage est épargné. Il me relâche enfin. Je me relève la tête pour voir arriver à une vitesse fulgurance son énorme poing.
« POIING! »
« CRACK! »
Le troisième coup, c’est mon nez qui l’a encaissé. J’ai d’abord entendu craquer mon os, puis maintenant je sens un liquide chaud qui, lentement, s’écoule sur ma lèvre supérieure. Involontairement, ou plutôt par réflexe, de la langue j’essuie ce fluide visqueux. Je déteste le sang, en fait je ne peux le supporter; mes jambes sont molles, je me sens faiblir, je laisse mon corps s’écrouler par terre.
Le deuxième garde, témoin de toute la scène, se décide enfin à intervenir.
« C’est bon, il a eu son compte maintenant, tu peux l’laisser tranquille…..pis r’garde le bien, y’a tout pour plaire aux femmes, mais rien pour se battre contre un homme.»
Il termine cette phrase avec une moue de dédain puis se retournant vers le chauve, il reprend :
« Y’a pas la carrure pour assommer personne. C’est sûrement pas lui qui t’a frappé Justin!»
Le garde trapu, déçu comme le même petit garçon à qui on vient d’annoncer que la rigolade est terminée, se détourne de moi après m’avoir donné un bon coup de pied dans les côtes. J’étouffe un gémissement.
Son collègue se penche au dessus de moi et fait un examen visuel sommaire de mon état. Semblant croire que je ne suis pas trop mal en point, il se relève, se retourne vers les portes et crie :
« Eh toi là-bas, la petite en rouge! Ramasse ton frère et tous les deux déguerpissez d’ici! »
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Dernière édition par Mathis le Sam 2 Mai 2009 03:13, édité 1 fois.
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