Plus Ellébore s'approchait de Yarthiss et plus celle-ci lui paraissait imposante. L'appréhension montait en elle, la gagnant un peu plus à chaque battement d'ailes. Sinistre dans son habit de pierre, semblant vouloir dissuader les étrangers trop curieux, l'enceinte, gardienne de la cité des Hommes, se dressait maintenant face à elle.
L'Aldryde pouvait déjà apercevoir les premières habitations aux pieds des remparts et le dépaysement commençait à faire son œuvre. Non sans un pincement au cœur, la jeune femme découvrait ce que les humains faisaient de tout ce bois qu'ils coupaient dans sa forêt. Des constructions bizarres, ressemblant à des cubes posés les uns à côté des autres qui lui paraissaient, malgré la distance encore lointaine, assez petits et misérables pour accueillir les géants qu'ils étaient.
(Vivent-ils dans des boîtes?)Cette idée surprenante la laissa pantoise. Elle s'était imaginée tant de choses à leur sujet, les avait tellement rêvés, que la brutalité de cette soudaine réalité l'attrista profondément. Dépassant sans y prêter trop attention une barque de pêcheur qui mouillait sur sa gauche, Ellébore se perdait dans les méandres de ses désillusions et de ses doutes.
( Et si je faisais fausse route ? Ce que l'on dit sur eux est peut-être vrai…)Son regard vissé sur les quartiers populaires hors de la cité et se remémorant le long cortège funèbre sur lequel elle avait navigué, la native des bois ne pouvait plus en douter.
(Yuimen, Mon Dieu, pourquoi les laisser faire ? Ils dépeuplent nos forêts, massacrent à tour de bras pour... ça! Regarde ! Ne vois-tu pas ? Ce ne sont que des barbares !)Une ombre planant sur les reflets du fleuve la tira de son réquisitoire. La Sylphide n'eut pas à lever la tête pour comprendre ce qui la menaçait. Si elle avait été bien imprudente une fois encore, son instinct ne lui faisait pas défaut.
La distance à parcourir jusqu'à la ville était encore trop importante pour qu'elle puisse espérer échapper à un prédateur qui ne manquerait pas de fondre sur elle. Se mettre à couvert sous les arbres ? C'était jouable, mais combien de temps devrait-elle rester là à se cacher alors que son objectif n'était plus qu'à quelques encablures. Une telle idée ne l'enchantait guère.
Ce fut donc une autre option qui retint son attention.
(La barque!)La jeune femme vira à gauche toute, amorçant un arc de cercle qui la ramena quelques mètres en amont, puis se laissant glisser jusqu'à l'embarcation s'y posa sans un bruit. En équilibre, les pieds sur le bord et faisant balancier de ses ailes à moitié déployées, l'Aldryde jeta enfin un œil vers le ciel.
L'oiseau de proie planait dans les hautes sphères, empruntant les courants et décrivant de longues courbes dans l'azur. Était-il là pour elle ? Cela lui semblait fort probable, mais quoiqu'il en soit, résolue à ne pas lui servir de dîner, elle se félicitait déjà de s'être mise sous la protection du pêcheur qui lui semblait pour l'heure bien moins dangereux.
De l'autre côté de l'esquif, accroupi et tournant le dos à sa nouvelle passagère, le
Vieux Pêcheur, qui n'avait pas remarqué sa présence, parlait.
- Le repas va encore être bien maigre ce soir, je le crains.(A qui parle-t-il?)Ellébore regarda dans le bateau.
(Personne !)Perplexe, elle observa plus attentivement, mais la taille de l'embarcation et sa voile repliée ne laissaient que peu de place à une cachette ou au doute.
(A moins que…)Elle se pencha sur le côté pour examiner l'orifice d'un objet oblongue en osier, qui avait un peu la forme d'un entonnoir. Mais non.
(Dans le panier peut-être ? C'est ridicule… Il faudrait qu'il soit bien petit, un peu comme moi), se dit-elle incrédule.
Se penchant en avant et s'étirant au maximum, Ellébore se hissa sur la pointe de pieds pour tenter d'apercevoir si le sujet de ses recherches ne se trouvait pas dans l'eau de l'autre côté de la barque. Mais il fallait bien admettre qu'il lui manquait encore quelques centimètres, même sur une si petite embarcation. C'était peine perdue.
Se faisant, l'attitude du vieil homme, qui palabrait toujours, commençait à l'inquiéter, tandis que l'ombre semblait grandir de manière angoissante à la surface de l'eau.
(Je suis trop à découvert. De toute manière, il va bien falloir que je leur parle aux Hommes… Personne ne lui répond, il a peut-être perdu la raison ? Sauvages ou pas, fou ou pas, je n'ai plus trop le choix…, se dit-elle en levant une fois encore un regard tendu vers le ciel,
Allez courage, c'est maintenant!)La jeune femme prit une bonne inspiration et salua le pêcheur.
- Bien le bon jour, mon vieux.Elle était assez fière de son entrée en matière, et ne douta pas un instant de l'à propos de sa formule de politesse pour l'avoir maintes fois entendue dans les échanges entre bûcherons.
Pourtant, cela n'eut pas l'effet escompté. Le vieil homme, totalement étranger à sa remarque, continuait son monologue.
- … aahhh, elle est loin la belle époque de la pêche au thon… t'en souviens-tu?- Mmm, Mmm… Bien le bon jour, mon vieux, répéta-t-elle en poussant la voix.
Un léger tressaillement parcourut le corps du pêcheur, sa tête pivota en direction de cette toute petite voix, ses yeux s'agrandir et un sourire s'esquissa sur son visage tanné comme un vieux cuir aux multiples replis.
- Bah, ça alors… si je m'attendais…, lança-t-il avant de lui tourner une nouvelle fois le dos.
Tandis que le vieil homme prenait appui sur le bord de l'embarcation pour se redresser, l'Aldryde, peu habituée comme l'étaient les siens à côtoyer des personnes d'un âge certain, réprima l'expression de dégoût qui naissait sur ses traits face à cette vision d'une peau brunie et dont les rides en de profonds sillons en lézardaient la surface.
Le deux mains sur les hanches pour se donner un peu plus de contenance, elle mit à profit ce petit moment pour effacer de sa mine cet air nauséeux qui venait mourir aux bords de ses lèvres qui se paraient à présent de nuances bleutées.
(Allez, allez ! Ressaisis-toi Ellébore!)- Ça fait bien longtemps que je n'ai eu une aussi charmante visite, dit-il en terminant de se redresser, puis se retournant vers elle en une sorte de révérence amusée, il surenchérit :
Le bon jour à toi, jeune amie.(Il a de bien jolies manières...), se disait l'Aldryde qui, n'ayant pas compris le trait d'humour, se voyait rassurée qu'un pareil monstre ne la dévora pas toute crue.
- Et que fait une Aldryde si loin de ses terres ?(C'est une excellente question ! Qu'est-ce que je fais ici dans cette galère avec un vieillard sénile et un rapace cherchant pitance ?).Ellébore leva subrepticement les yeux. Il était toujours là, tournoyant en cercles de plus en plus concentriques à la verticale de la barque.
- Je vais à Yarthiss, asséna-t-elle pour toute explication.
D'une belle stature, bien que voûté par les ans, l'humain portait une barbe blanche de patriarche et un vieux chapeau de paille. Une simple tenue de toile élimée et ses pieds nus témoignaient, s'il en était besoin, de sa faible condition sociale. Remarquant son manège inquiet, celui-ci se contenta de remonter sa ligne et leva l'ancre.
- Ça tombe bien, j'allais rentrer. Ça ne mord guère aujourd'hui. Si c'est pas une misère dans un fleuve aussi poissonneux ! Moura doit m'en vouloir ces temps-ci ! Et reste pas au bord comme ça, tu vas chavirer ou pire…, conclut-il en tapotant la traverse sur laquelle il venait de prendre place, lui signifiant ainsi de s’asseoir à ses côtés.
Avant de se laissait porter par le courant en direction de la cité, la barque libérée de son entrave marqua un à-coup qui déstabilisa légèrement l'Aldryde. Se rééquilibrant de ses ailes, le petit brin de femme alla rejoindre l'homme, qui à l'arrière du bateau manœuvrait déjà le gouvernail. Peu rassurée, elle s'en remit à la protection de son ombre.
Les épaules et les ailes rentrées, les mains crispées sur son sac et les pieds ballants dans le vide, la frêle créature n'était manifestement pas à son aise. Son regard nerveux alla des cieux au visage de ce colosse qui à contre-plongée lui semblait encore plus terrifiant.