Je soutiens le regard de Sy'inn, ne parvenant pas à définir si elle parle du risque que les Ithilausters poursuivent leur traque et en viennent à menacer plus ou moins directement Hidirain, ou s'il s'agit de tout autre chose, comme par exemple un engagement marital du même genre que celui que mes parents m'avaient concocté. Je parle l'Hinïon assez couramment et connais certaines de leurs coutumes, mais mon savoir en la matière est loin d'être exhaustif. Je lui réponds donc avec prudence:
"Je crains, ma Dame, de ne pas saisir l'entièreté de vos propos."
"Vous êtes un guerrier, messire, cela saute aux yeux, et sans vouloir en rien vous offenser, votre tenue révèle que vous arpentez les chemins depuis nombre d'années. Vous aurez donc sans doute compris que si nous vivons ici en paix, c'est uniquement parce que nous nous dissimulons au reste du monde, notre armée ne saurait lutter avec succès contre les hordes de Khonfas si ces derniers connaissaient l'emplacement d'Hidirain."
Je ne peux qu'approuver ses paroles, curieux de savoir où elle veut en venir exactement, mis à part cette remarque somme toute aimable sur mon statut d'errant sans le sou. Elle poursuit, se penchant ici et là pour humer le parfum de quelques fleurs:
"Comprenez ceci, messire: il serait dangereux pour nous que vos ennemis tournent leur attention vers Hidirain, nous vivons isolés mais n'en savons pas moins que les prêtres Sindeldi ont le bras long, et qu'ils sont puissants. Je suppose qu'ils savent déjà que vous êtes ici, puisque cette Banshee vous a retrouvé?"
"Je n'en sais rien, Dame. Il est possible qu'elle m'ait suivi seule, et que nul ne sache où, tout comme il est envisageable qu'elle ait été surveillée. Toutefois, le Naora a bien d'autres problèmes plus pressants qu'un nobliau de province exilé ayant des idées peu conformes avec les convictions religieuses du clergé. Ce d'autant plus que, contrairement aux apparences, le clergé est très divisé et en proie à des luttes internes permanentes."
L'Hinïone réfléchit quelques instants puis rétorque:
"Ils semblent pourtant sérieusement vouloir votre perte, pour vous envoyer une Banshee. Ce n'est pas la moindre des créatures maléfiques. Je frémis en pensant que ma fille a affronté telle atrocité, Tanaëth, et je n'ai guère envie que cela se reproduise, comme vous pouvez l'imaginer. Ceci étant, vos arguments me semblent fondés, mais pouvez-vous m'assurer que votre présence ici ne nous attirera pas d'autres ennuis similaires?"
Je secoue lentement la tête négativement, accrochant son regard avant de lui répondre à mi-voix:
"Vous savez que je ne le peux pas, Dame. Ce dont je puis vous assurer en revanche, c'est que quiconque voudrait nuire à Hidirain me trouvera sur son chemin. Vous parliez voici quelques instants du secret qui, seul, vous protège du chaos extérieur, pensez-vous sérieusement que cela suffira encore longtemps? Certains connaissent votre existence, des rumeurs courent parmi les aventuriers, combien de temps s'écoulera-t'il avant que cela ne vienne à des oreilles malveillantes?"
Je lui laisse quelques instants pour examiner la portée et les implications de mes paroles, puis reprends:
"Vous l'avez observé, je parcours les chemins depuis nombre d'années. Partout la guerre sévit, les armées d'Oaxaca ont même attaqué Tahelta, la capitale du Naora, et ce malgré la puissance considérable de nos armées. De plus en plus de terres sont sous sa domination, et bien rares sont ceux qui se dressent contre elle. Déjà, cela ne fait pas le moindre doute, son influence occulte s'étend à Khonfas, même si cette dernière demeure encore indépendante de la déesse sombre d'après ce que j'en sais. Vous avez déjà vu une carte de l'Imfitil, Dame, j'en suis certain, mais avez-vous réalisé l'importance stratégique des montagnes d'Hidirain? Depuis ce massif, il serait possible à une armée d'envahir par surprise n'importe quel royaume le bordant. Tout comme ces montagnes pourraient servir de refuge inexpugnable à ceux qui s'opposeraient à Oaxaca, pour autant qu'elle ne puisse pas mettre la main dessus en premier."
Sy'inn me coupe d'un geste un peu désabusé, murmurant juste assez haut pour que je l'entende:
"Je sais tout cela, Tanaëth. Le conseil le sait. Seulement on ne change pas les mentalités des anciens en quelques jours, ni même en quelques années lorsque cela concerne des Elfes. Certains s'inquiètent, tout comme vous semblez le faire, mais ils sont minoritaires, la plupart veulent croire que le secret nous protégera éternellement."
Elle marque une pause, observant sa ville depuis le bord du jardin suspendu, si pensive que je n'ose interrompre sa contemplation. Elle finit par me faire à nouveau face, et darde un regard incroyablement acéré dans le mien en reprenant avec une sourde ironie:
"Mais, messire, les considérations existentielles d'Hidirain ne sont pas la raison de votre venue, pas la principale du moins. Alors dites-moi, sans détour cette fois, pourquoi êtes-vous venu vers nous?"
Je lui souris spontanément, un éclat vif dans le regard:
"Je suis venu vous demander votre bénédiction pour courtiser Ethëll, Dame. Cela doit vous sembler bien soudain, j'en suis conscient, mais..."
L'Hinïone m'interrompt d'un geste entendu de la main, se laissant aller à un léger rire cristallin avant de reprendre mon bras pour m'entraîner vers son mari et sa fille, me confiant en marchant:
"Je sais reconnaître l'amour quand il éclaire les yeux des Elfes, Tanaëth. Je l'ai vu dans ceux de ma fille, à ma plus grande surprise car elle n'avait jamais semblé prêter attention à ses soupirants, pourtant nombreux, jusqu'à ce matin. Et je l'ai vu dans les vôtres lorsque vous les avez posés sur elle en arrivant. Ceci étant, Ethëll m'a appris que vous deviez vous rendre à Rock Armath, est-ce exact?"
"Oui, Dame, c'est exact."
"Puis-je vous demander pour quelle raison?"
"Bien entendu. Tout d'abord la curiosité, l'envie de découvrir cette cité Thorkine, je n'en ai jamais visité. Et puis, mon ami Woran et moi avons entendu quelques légendes parlant de reliques perdues dans les souterrains abandonnés, une dague de Rana et une épée ardente, nous pensions donc nous lancer à leur recherche."
"Je vois. Vous a-t'on prévenu que les dangers étaient grands, dans les zones hors du contrôle faiblissant des Thorkins?"
"Oui, l'aubergiste du Neligo solitaire nous a prévenus."
"Et pourtant vous comptez toujours y aller. Pourquoi au juste?"
"Je suis un guerrier, Dame. Mes armes sont pour moi ce que le marteau et l'enclume sont au forgeron. J'ai besoin de lames plus appropriées que celles que je possède afin d'exercer mon art du combat pleinement, et cette épée ardente pourrait bien répondre à mes attentes, si j'en crois la légende qui l'entoure."
L'Hinïone soupire imperceptiblement, s'arrêtant pour me scruter attentivement, les yeux légèrement plissés:
"La guerre, l'art du combat, des armes...est-ce là votre conception d'une existence heureuse, Tanaëth? Éteindre des vies, est-ce là votre idéal?"
Je la fixe au fond des yeux pour lui répondre avec le plus grand sérieux:
"Je rêve d'un monde en paix, Dame, où les êtres partageraient leurs ressources et leurs savoirs en bonne entente, et bâtiraient des villes aussi belles et harmonieuses que la vôtre. Seulement il n'en va pas ainsi, l'avidité, la volonté de puissance, de domination, de gloire, font qu'il y aura toujours des êtres pour tenter d'écraser les autres. Je n'éprouve pas le moindre plaisir à prendre des vies, bien au contraire. Mais si votre cité était attaquée aujourd'hui, je serais heureux de savoir me battre, car cela me donnerait une chance de la protéger. Et c'est cela, mon idéal, celui-là même prôné par mon ancêtre Danseur d'Opale: protéger ce qui est pur, ce qui est beau, dans notre monde. Il faut que certains se chargent de cette tâche, c'est une nécessité. Et puisque je le peux, quel genre d'être serais-je, si je n'assumais pas ma part de cette responsabilité?"
Sy'inn incline lentement le visage, un geste d'approbation, me scrutant avec un léger sourire aux lèvres, puis elle me répond:
"Vous seriez un être commun, banal, un parmi des milliers d'autres. Mais aucun être de cette espèce n'aurait pu entrer en possession de l'arc de Galael, mon jeune ami, aussi je ne suis guère surprise de découvrir que vous êtes...particulier."
Je tique à ses mots, bredouillant:
"Mais...comment savez-vous..."
"Allons, les voyageurs ne sont pas si courants à Hidirain, pensez-vous donc que nous laissons entrer n'importe qui sans garder un oeil sur nos visiteurs?"
"Non, évidemment. Je vous avoue que cela me rassure quelque peu, d'ailleurs. Mais je ne pensais pas que cet arc serait aussi connu."
"Les temps de paix que nous vivons nous laissent tout loisir d'apprendre les histoires et légendes de nos ancêtres, tout comme ils nous permettent de développer les arts, mais de manière générale mon peuple aime à se souvenir de ses origines au travers des contes, aussi cela ne devrait pas trop vous étonner. Je doute cependant que beaucoup d'êtres hors d'Hidirain aient entendu parler de cet arc de Yuia, ne vous inquiétez donc pas trop à ce propos. Mais venez, rejoignons mon époux et ma fille, je vous ai monopolisé bien trop longtemps déjà."
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