À mesure qu’il approchait de la bâtisse de style ynorien, Lindeniel s’appesantissait sur son architecture particulière. Un toit en pagode, voilà comment ils appelaient ça, ici, à Oranan. Les seuls qui lui avaient été donné de voir jusqu’ici étaient des estampes Oraniennes à l’encre noire, dans des livres de la bibliothèque du manoir paternel, à Tulorim. En vrai, même si ça reflétait de toute façon un caractère futile et totalement inesthétique, du fait de sa construction humaine, c’était tout de même plus impressionnant. Les ardoises laquées bleues se fondaient avec le ciel en reflétant les quelques rayons de soleil de la mi-journée. L’elfe s’avança silencieusement, de sa gracieuse démarche féline dont il ne se déparait en aucune occasion. La porte était entrouverte et, selon les dires de l’homme qu’il avait croisé, l’endroit était considéré comme inoccupé. C’était tant mieux. Lindeniel n’avait aucune envie de s’entourer de benêts ou de larves méprisables. Après s’en être traîné pendant toute cette épique épopée au Royaume des Rêves, il en avait son compte pour le moment. Le temps était venu pour lui de communier, de se retrouver lui-même, seul en compagnie de son dieu, de son frère. Zewen.
Il pénétra dans le hall principal, et là naquit un sourire amusé. L’endroit portait bien son nom : le Sablier du Temps. Un sablier énorme trônait, majestueux symbole de la divinité du temps et du destin, au milieu de la pièce. Le sable fin, précis, qui s’écoulait à l’intérieur avec une rythmique incessante, mesurait avec une précision sans doute exacerbée le temps qui s’écoulait, inlassablement. L’ennemi de toute chose tangible, des mortels, des objets. Seuls les dieux et les elfes semblaient plus ou moins résister à ses effets. Mais nul autre que lui et Zewen ne pouvait se gausser d’y être totalement insensible. Certes, jusqu’ici, il avait eu une croissance normale, bien que notablement supérieure, pour un elfe, mais la chose était certaine : toujours il resterait comme à l’instant : au summum de sa perfection, de sa beauté et de son intelligence. Jamais il ne deviendrait un de ces héros ridés s’appuyant avec douleur sur leur épée devenue trop lourde, ou un vieux mage gâteux qui s’adonnait à quelques sénilités dans une tour close. Lui resterait jeune, tel un dieu. Tel le Dieu qu’il était.
La pièce était désertée de toute population, et aucun mouvement ni son ne pouvait être perçu dans les pièces adjacente. Le bâtiment semblait effectivement abandonné. Sans doute avait-il abrité quelques mages changeants, quelques esprits qui se voulaient brillants, mais qui n’avaient su démontrer que leur terne inaptitude. Déçus et hargneux, ils se seraient sans doute enfui vers d’autres cieux, ou se seraient donné lâchement la mort, pour ne pas ployer sous la honte. Encore que Lindeniel fut partagé sur ce point. Des humains qui comprenaient et se rendaient compte de leur inutilité notoire étaient sans aucun doute meilleurs que les autres. Et s’ils mettaient fin à leur bêtise en se donnant la mort, ce n’était qu’un service rendu au monde. Encore, nota-t-il, qu’il valait mieux que certains vers de terre persistent, pour servir de larbins, de chair à broyer et d’esclaves de sa volonté.
Il s’agenouilla devant le grand sablier pour poser son sac, et en sortir le cadeau qui lui avait été offert : ce matériel de rituel Istaali. S’il répugnait à user de magie, il ne crachait pas sur ce qui pourrait le rendre plus puissant, plus fort. En l’occurrence, au vu du nom, cela ne pouvait que lui convenir. Une Gloire Eternelle. La chose était faite pour lui. Ainsi, de sa besace, il sortit deux craies. Une de charbon, et une de calcaire. Plusieurs bougies étaient également disponibles, ainsi que du matériel pour les allumer. Il y avait aussi une petite fiole de ce qui semblait être de l’huile, et deux petites pierres lisses, semblables à des galets. Le dernier élément n’était pas des moindres, puisqu’il s’agissait d’un parchemin expliquant toute l’application du rituel. Une fois les ingrédients disposés par terre, il entreprit de le lire, et d’en retenir jusqu’aux moindres détails. Il voulait faire ça bien. Même si, ça allait de soi, il ne pouvait que le faire bien. Une fois étudié, il le rangea et inspira. L’air était doux, tout autours. Il n’y avait ni bruit pour le déconcentrer, ni lumière trop aveuglante. La pénombre de l’endroit serait parfaite.
Contre le sablier, il entreprit de poser son équipement. Il se défit de sa cape, de son armure, de ses armes, chaussures et habits. Il posa son sac à côté, totalement dénudé. Les cheveux lâché, il semblait un fantôme, entièrement blanc. Un esprit de pureté, aux contours évanescents. Nulle raison d’être pudique avec un corps aussi parfaitement proportionné que le sien. De dos, on l’eut cru androgyne. Et de toute façon, personne n’était là pour le regarder. Il se surprit, avant de débuter, à s’admirer lui-même dans le reflet du verre du sablier. Jamais il ne saurait se passer de se regarder. Mais l’heure n’était pas bien choisie pour une séance d’autosatisfaction charnelle et visuelle.
De sa dextre, il brandit la craie de calcaire. De son autre main, le morceau de charbon. Avec la première, il traça un cercle sur le sol, dont le diamètre était un peu supérieur au mètre. Avec le charbon, à l’intérieur du cercle, il traça un triangle noir. Et superposa, avec la craie blanche, un autre triangle, à sommet inversé. Le résultat donnait un cercle contenant une étoile bi-chrome à six branches. Dans chacune d’elles, formées elles aussi d’un petit triangle chacune, il disposa les petites bougies. Deux blanches, deux noires, deux grises. Il en alterna les couleurs en suivant scrupuleusement le schéma du parchemin. Lorsqu’elles furent disposées, il les alluma une à une. Et à chaque flamme qui naissait, il lançait une pensée à Zewen. Des pensées qui le rapprocheraient de son dieu, de son frère. Lorsqu’elles furent toutes allumées, les mèches des chandelles commencèrent à dégager quelques fumerolles. Blanches pour les bougies immaculées, noires pour les plus sombres, et grises pour les dernières. Les colonnes de fumée montaient droit vers le plafond, grâce à l’absence totale de vent dans la bâtisse.
Après, il s’empara de la petite bouteille d’huile, et la versa dans ses paumes, avant de s’en oindre les mains jusqu’aux poignets, sans épargner la moindre petite parcelle de peau. Il l’appliqua consciencieusement, jusqu’à ce qu’elle chauffe doucement sur sa peau. Alors, il s’empara des deux galets gris. Un dans le cœur de chaque main. Et il s’assit au centre de l’étoile, cerné par les bougies et leur fumée. Il ferma lentement les doigts sur les pierres, et closit ses paupières. Tout était prêt. Et si le rituel était déjà lancé dans sa préparation, venait désormais la phase psychique de celui-ci. Celle pendant laquelle il prendrait effet sur son corps, sur son âme parfaite. Une longue inspiration entama sa concentration, alors qu’autour de lui, sans même qu’il ne s’en rende compte, les colonnes de fumée s’étaient mises à se mélanger, tournoyant sur elles-mêmes et entre elles de sorte que bientôt, il fut entièrement cerné d’un écran de fumée tricolore. Le poids des pierres sur ses paumes étaient tantôt fort, tantôt inexistant, mais il maintint ses mains au même niveau, non sans difficulté. Comme indiqué, il se concentra tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Et ce faisant, il se sentait balancer de gauche à droite. Physiquement, ce n’était bien sûr pas le cas mais bien vite, ces oscillements latéraux psychiques lui donnèrent des vertiges agréables. Une sensation d’ébriété euphorique, mais sérieuse en même temps. Pleine de sagesse.
Emporté dans cette transe inattendue, et se laissant porter par elle, il entonna les paroles qu’il avait apprises sur la notice, d’une voix chantante, mais sans aucun air musical. Une voix légère qui s’envolait en tournoyant vers le plafond, accompagné de la fumée.
« Des landes oniriques j’invoque les puissances anciennes. Qu’elles puissent de mon corps absorber les querelles. Et quand jusqu’à mon âme soit paisible et sereine, Elles me confèrent alors toute leur Gloire Eternelle. »
Un fugitif instant, à ce moment précis, Lindeniel perdit pied. Il était ailleurs, dans un cosmos éloigné, physiquement immobile. Comme si son âme avait été scindée. Il voyait l’essence même du pouvoir des Istaalis envelopper son être de nouvelles couleurs irréelles. Puis, il perdit connaissance…
Lorsqu’il sortit de son inconscience, la fumée avait disparu. Les formes au sol étaient brouillées, et les bougies consumées. À travers la porte, le jour brillait toujours, mais il n’avait plus aucune idée de l’heure. Ce qui était certain, c’était ce pouvoir en lui, et cette conscience de celui-ci. Le rituel avait fonctionné, et son ego s’en trouvait encore plus grandi. Lentement, sans se presser, pleinement satisfait de sa prestation, il se releva, et alla se rhabiller. Il se dégageait de lui comme une aura de confiance, d’assurance. Une aura merveilleuse. Même lui en ressentait les effets… Il s’aimait encore plus.
_________________ Lindeniel Il Thirnasael, noble Hinïon dans la tourmente d'une quête onirique.
Tous méprisables...
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