<<Le voyage jusqu’à la cité des géant se passa sans embûches et dura tout au plus une petite heure. Mais malgré tout, Pépin savait que si Onigiri n’avait pas été avec lui il n’aurait jamais mis aussi peu de temps. Il y avait un demi-million de raisons qui l’auraient poussé à tourner en rond, à s’arrêter, à papillonner – et puis au final il aurait rencontré un monstre, parce que de toutes façons c’était obligé quand il était tout seul, à croire qu’il avait la poisse ! Et puis il aurait suivi une abeille au petit bonheur, et il aurait humé, tout émerveillé, un massif de camélias. Mais ce n’est pas parce qu’ils avaient marché efficacement (Pépin juché sur l’épaule musculeuse du centaure) que le lutin était moins excité par tout ce qu’il voyait ! Arrivés à l’orée de la forêt, ils purent enfin apercevoir les remparts se dessiner entre les ombres allongées des arbres, et Pépin ne put pas se retenir de bondir par terre pour sautiller dans tous les sens.
- Wouahou ! Mais c’est trop beau, trop grand, trop… wouahouuu !
Et s’ensuivirent des milliers de questions et de commentaires sur tout ce qu’il voyait de magnifique. D’abord, la pierre blanche qui commençait à prendre les teintes rosées du couché de soleil, juste derrière. Et puis aussi toutes les lanternes allumées qui suivaient la ligne ondulante des remparts. Et tous ces toits, tellement haut dans le ciel, les maisons devaient être immenses ! Il s’enquit tout de suite de savoir où il pourrait manger le meilleur riz vinaigré, où il pourrait trouver des grues pour danser sur une patte avec elles, où il pourrait voir un spectacle de danseuses d’ombrelles et de porteurs d’assiettes – parce qu’il faut dire que c’était très, très important, tout ça. Il voulut savoir s’il verrait des défilés de dragons, des panneaux en papiers avec des estampes, de la porcelaine, et puis il se rappela qu’il avait promis d’aller prier Yuimen.
- … et d’abord il est où son temple ?
Vous devez vous douter que les réponses étaient bien plus sporadiques, et vraiment très mystérieuses – et vous vous doutez bien. Parce qu’Onigiri ne se lassait pas de parler par haïkus, et il faut dire que ce n’est pas très simple d’indiquer un chemin en trois vers… Mais il accepta de mener le lutillon au temple de Yuimen, et Pépin crut comprendre qu’il était à l’extérieur de la cité. De toutes façons, le centaure ne pouvait pas décemment se montrer hors du couvert des arbres, il se ferait aussitôt lyncher, à la plus grande tristesse du lutin. Le petit pleura à chaudes larmes rien qu’à y penser, et ne put s’empêcher de câliner le sabot d’Onigiri – qui faisait à peu près sa taille. Le centaure lui prodigua quelques conseils éclairés pour poursuivre la route après la forêt, l’instruisant que pour aller au temple, il faudrait auparavant passer devant les grandes portes de la cité. Mais Pépin ne reçut aucune aide lorsqu’il demanda s’il y avait un enchanteur, pour y trouver des potions et y demander ce que c’était que sa rune. Il prit congé du centaure non sans essayer de lui dire au revoir en vers – mais sa tentative tomba à l’eau, évidemment.
Il se sentit fier de traverser la plaine tout seul, comme un grand, mais un peu nu quand même sans ses amis ou qui que ce soit, et puis sans son sac à dos. Normalement, il y avait toujours quelqu’un avec qui il pouvait partager ses impressions, à qui faire des commentaires sur le paysage ou les événements. Et là, personne, et pas de sangles de sac pour y glisser ses pouces comme un vrai aventurier ! Alors là, c’était le pompon…
Mais Pépin oublia tout ça quand il pénétra dans l’enceinte du temple. Une petite haie peu touffue séparait la plaine et le petit bois qui se trouvait là d’un jardin zen à couper le souffle. Tout au fond, une pagode de géant se dressait sur les contreforts de la cité, et elle-même sur l’or du ciel, ce qui dessinait une perspective spectaculaire. Le lutin avança lentement, les yeux écarquillés devant autant de beauté – et puis aussi un peu parce qu’il avait peur de déranger autant de sérénité avec sa maladresse légendaire ! Ce fut ainsi qu’il suivit paisiblement un passe-pied de pierres plates, grâce auquel il traversa une mer de graviers ratissés pour figurer de merveilleuses vagues onduleuses. A main droite, un ru glougloutant au milieu d’un tapis de mousse le ravit, surtout quand il distingua un sôzu en bambou balancer d’avant en arrière avec un bruit de ressac sonore. A main gauche, il fut fasciné de voir un petit kiosque sur une île, en plein milieu d’un lac artificiel et reliée à la terre ferme par un pont des plus mignons. Dans l’ombre du pavillon, une jeune femme très belle aux longs cheveux noirs versait le thé. Le lutillon eut tout de suite une furieuse envie de la rejoindre, mais il devait avant tout aller prier Yuimen et rejoindre la cité. Il poursuivit donc son chemin avec un petit pincement au cœur.
De part et d’autre des portes du temple, il se prit tout de même à contempler longtemps deux statues qui lui plurent d’emblée. Comment aurait-il pu en être autrement, alors que la pierre figurait deux hommes en kimono en équilibre sur un pied ? Il les imita un moment, comme une sorte d’hommage – si seulement il avait connu leur légende ! Il aurait compris que cette posture n’était pas celle de la Grue-Maligne-d’Oranan, mais celle des Deux-Voleurs-Pas-Malins-Pris-La-Main-Dans-Le-Sac-Par-Yuimen, et il leur aurait plutôt fait la morale.
Après une bonne demi-heure de méditation unijambiste dont il fut très fier, il pénétra enfin la pagode aux murs de schiste. Il remit son kunai au bonze qui vint à sa rencontre, mais refusa catégoriquement de retirer son casque-noisette – ce fut à ce moment-là qu’il s’aperçut qu’il n’avait plus de bonnet ! Il avait dû le laisser dans son sac à dos, et ça lui fendait le cœur. Comment est-ce qu’il cacherait son nom véritable, si le bonze le lui ôtait ? Mais c’était un jeune garçon vraiment très gentil, au ton calme, posé, serein : il tranquillisa Pépin en quelques mots et lui permit de garder son casque. Le lutillon profita de sa présence pour demander s’il y avait une boutique magique à Oranan, et le bonze lui expliqua de manière claire et concise comment en trouver une. Il conclut en lui disant que les portes de la cité fermeraient à la nuit tombée, et que s’il voulait s’y rendre il devrait presser un peu le pas. Pépin se sentit pourtant tout léger après s’être entretenu avec cette personne si pacifique, et il rêvassa un moment aux moines qu’il rencontrerait au Monastère Khan quand il aurait retrouvé ses compagnons.
Mais il fut bien vite tiré de ses songes, lorsqu’il arriva devant l’autel croulant sous des myriades d’offrandes multicolores et aux senteurs capiteuses. Il remarqua des fruits comme des mangues et des bananes, des multitudes de guirlandes d’œillets safran et jaune d’or, et il saliva devant un bol d’umeboshi – elles firent briller ses yeux et grincer son estomac, mais il se refusa à les emporter pour lui malgré la faim qui le tenaillait. Et puis il s’étonnait surtout de ce que cette profusion de dons ne s’érigeait pas devant une statue, comme dans le temple de la forêt de Bouhen, mais devant un curieux petit bonzaï tortueux. Ses racines avaient été à de multiples reprises caressées par les doigts teints des fidèles, et en portaient encore les traces rouge, ocre et jaune. Pépin se dit que ce devait être une sorte de symbole, et il se gratta la tête d’un air dubitatif en pensant qu’il n’était pas très fort en métaphores…
- Heu… Ô, Yuimen-au-Citron-Meringué, murmura-t-il confusément, euh, je te salue, Grand-Cornu, et aussi Papa de toute la Nature ! Je n’ai jamais prié et ça a l’air compliqué, je ne sais pas ce qu'on fait dans ces cas-là, et puis c’est encore plus bizarre quand tu as l’air de dire qu’en fait dans le ciel et tout ça tu as l’air d’un bonzaï riquiqui. Mais le plus important c’est de te dire merci, parce que j’ai eu plein, plein de mésaventures depuis Bouh-Chêne, et que je suis encore en vie. Et que ça c’est grâce à toi, sûrement, alors bon ben… merci ! Voilà, voilà. A plus tard, alors ?
Il s’en retourna sans demandé son reste, tout penaud de ne pas savoir prier comme il faut. Après tout, il venait d’apprendre ce que c’était qu’un dieu : il ne fallait pas trop en demander quand même !
>>