Comme je le leur ai demandé, chaque amant membre de ce groupe d’intervention énonce son avis sur la manière d’investir ce fort. Enfin pas tous, mais la plupart, en tout cas. Bien plus que je ne l’avais imaginé initialement, en fait. Il n’y a qu’Halkmir et Duncan qui gardent pour l’instant le silence sur une stratégie à adopter. Le premier n’est guère un bavard, et il l’a bien démontré pendant toute notre aventure, jusqu’ici. Et je suspecte la timidité du second responsable de son silence. En groupe, il lui est visiblement toujours aussi difficile de prendre la parole, à de rares exceptions. Notre guerrier-érudit en provenance d’Oranan est pourtant le mieux placé pour nous expliquer comment pénétrer cette énorme forteresse au style typiquement Ynorien. Peut-être se réserve-t-il pour plus concret, quand la discussion sera plus avancée, et les arguments posés, les propositions nettement définies.
Mathis prend en premier la parole, répétant ce qu’il m’a dit plus tôt. Il parle de son médaillon, bien entendu, celui qu’il a reçu de la main du serviteur de Grantier pour porter un message. Il souligne également notre inaptitude à attaquer la forteresse de front, une évidence qu’il n’est pas stupide de rappeler, même si elle m’a semblé flagrante dès le début. Il précise que ce bijou ne peut offrir le passage qu’à une personne, celle qui le portera, et évoque aussi la possibilité qu’Herlor ait parcouru le voyage de son propre chef. À cette dernière crainte, je mets un holà.
« Si ce Herlor a voulu faire le trajet par lui-même, il doit encore être loin derrière. Il est à pied, nous à cheval. Et ne connait sans doute pas le raccourci que nous avons pris. Nous n’aurons sans doute pas à nous en inquiéter. »
Oryash intervient à son tour, offrant à la stratégie un nouvel objet d’intérêt immense pour ce type de mission : une cape lui permettant de passer inaperçue, ou presque, dans l’obscurité. Ce qui avec sa pâle peau, est un plus incontestable. Elle évoque aussi sa possession d’un grappin et d’une bonne longueur de corde. Elle affirme que cela pourrait nous servir à grimper sur les murailles, ce à quoi j’émets un doute.
« Il faudrait avoir une force monumentale pour lancer ce grappin aussi haut, même là où les murs sont plus bas. Et que dire du temps d’escalade, ensuite… S’ils ont ne fut-ce que quelques archers, ça signerait l’arrêt de mort de ceux qui emprunteraient cette voie… Ceci-dit, ce grappin peut-être un bon moyen de fuite, si jamais ça tourne mal à l’intérieur. Il nous sera donc peut-être précieux. »
Oui, car le tout n’est pas d’entrer. Après, il nous faudra accomplir notre mission en tuant Grantier. Normalement, cela devrait réussir à soumettre ses sbires, qui seront dès-lors en déroute, mais si nous n’y parvenons pas, si, reclus dans la forteresse, il ne nous reste d’autre option que la fuite, un grappin et une corde peuvent être plus qu’utiles. En espérant que ça n’arrive pas, bien entendu.
C’est, maintenant, au tour de Lillith de nous parler de ses miraculeux objets magiques. Mon glaçon adoré nous explique vaillamment sa possession d’un baume servant à se rendre invisible, si tant est qu’on soit nu. Ça peut faciliter l’entrée de certains, à n’en pas douter. Je m’imagine déjà, nu comme un vers, armé de mon arme changeuse de forme sous l’aspect d’une fine aiguille indécelable, à perforer d’un coup les gorges des gardes de tout l’établissement, et de parvenir jusqu’à Grantier sans que les habitants de château ne comprennent la nature de ces morts mystérieuses. Mais y aller de la sorte en solo, avec un produit qui n’est pas sûr, et qui pourrait très bien cesser ses effets rapidement est purement suicidaire, et je m’y refuse. Car nous devons utiliser le potentiel de toute l’équipe, pour mener à bien cette mission. Etrangement, pourtant, je ne parviens pas à réfuter cette hypothèse mentale à haute voix, trop pris dans la gêne d’imputer des réflexions de dirigeant à mon amant précieux. Cette position de supériorité ne me sied déjà guère beaucoup face aux autres, mais alors lui… Cela me semble carrément incongru. Bizarre. Et je me surprends à laisser mon regard traîner gourmandement sur lui alors que déjà, Aenaria a commencé à parler à son tour. Elle évoque les dangers du chemin de ronde, précisant que personne n’est muni d’un arc, et que seuls les utilisateurs de magie peuvent agir à distance. Et moi, au bon vouloir… Mais ça ils ne peuvent se l’imaginer.
« La magie est hélas peu discrète d’utilisation. Si l’on utilisait vos sorts, ils seraient directement repérés de la garde. Il faudra se montrer prudent. »
Et elle poursuit sur l’éventualité d’un service de garde différent de jour ou de nuit, ainsi que la supposition d’éventuels éclaireurs sur les plaines alentours. Elle évoque ensuite ses propres étonnantes possessions, notamment un objet permettant d’hypnotiser une cible, et un autre lui permettant de se changer en lutine. Ce qui peut être, ma foi, fort arrangeant pour le plan que j’ai prévu, et qui prend directement un tout autre tournant. Je commente néanmoins ses hypothèses sur le service de garde de Grantier.
« Grantier est quelqu’un d’intelligent, et de prudent. Il sait qu’une attaque est dirigée contre lui. Il ne prendra pas le risque de diminuer ses guetteurs, du haut de ses murs, que ce soit de jour comme de nuit. Et il ne lancera pas d’éclaireurs dans la plaine, ouvrant ainsi régulièrement ses portes. Il se tient reclus dans sa forteresse, sans aucun doute. Et compte certainement sur la hauteur de ses murs pour apercevoir tout mouvement dans la plaine. Espérons, à ce propos, qu’un guetteur n’ait pas remarqué la poussière soulevée par nos montures, à notre arrivée. Sinon nous sommes d’ores et déjà morts. »
Elle conclut toutefois son discours sur la séparation évidente du groupe pour entrer, et sur l’évidence de l’inutilité de plans trop complets ou complexes tant que nous ne saurons pas ce qui se trame à l’intérieur des bâtiments majestueux renfermant Grantier et ses secrets. Salymïa est la dernière à prendre la parole, expliquant que depuis son trépas, elle n’a plus nul objet d’intérêt pour cette mission, ce qui explique son désir de retrait quant à celle-ci. Elle ne souhaite pas être en première ligne, en éclaireur. Et elle ne peut imaginer combien ça servira mes plans… La dernière phrase qu’elle prononce me fait toutefois tiquer, et je croise son regard avant de lui répondre :
« Sans oublier mes capacités de métamorphose, ainsi que notre aptitude à nous dépasser pour semer la mort de nos ennemis en combat. Ce sont nos aptitudes, oui. Et ce sont de bonnes aptitudes, n’en doutez pas. À vrai dire, nous sommes parés de bien plus d’astuces matérielles que je ne l’avais imaginé au départ. C’est plutôt positif, non ? »
Mais aussitôt, je m’empresse de demander un petit service à Lysis… Par pure prudence.
(Fais savoir aux faeras d’Aenaria et de Salymïa qu’il faut absolument qu’elles gardent le secret sur vous trois. Les autres ne doivent pas savoir, en aucun cas ! Précise-leur aussi que vous servirez toutes trois de messagères, dans cette mission. Mais des messagères secrètes…)
(C’est comme si c’était fait ! Mais… Comment comptes-tu expliquer aux autres l’efficience des messages portés ?)
(Ça, je m’en charge…)
Et aussitôt, je m’exécute :
« J’ai… encore un autre pouvoir, que j’ai caché jusqu’ici. Un pouvoir de télépathie, qui me permet d’évoquer certains messages à certaines personnes. Les… les elfes, uniquement. »
Par chance, les trois elfes de l’aventure possèdent une faera. C’est un hasard heureux !
« Je pourrai ainsi communiquer avec Salymïa et Aenaria, si nous nous séparons… »
Nous n’en sommes, après tout, pas à une chose inexplicable. Il est l’heure maintenant que je dévoile à tous le plan qui, petit à petit, a germé dans mon esprit, et s’est affuté face aux interventions diverses des amants.
« Voilà comment nous pourrions œuvrer. Par astuce, par ruse et tromperie. Nous sommes équipés pour. L’idée serait que je prenne l’apparence de Herlor, ainsi que son médaillon. C’est bien à ceci qu’il ressemble, n’est-ce pas ? »
Je me tourne vers Mathis, et aussitôt prends les traits de celui qui lui a remis le médaillon. Celui-là qui n’est autre que le chef des assassins ayant tenté de m’ôter la vie, au Clan des Roses, et dont j’ai pu admirer la mine sous toutes les coutures, en l’interrogeant sur ses motivations. Son apparence ne m’est donc pas inconnue, et je regarde Mathis pour qu’il me confirme ceci. Reprenant ma propre apparence, je poursuis :
« Je pourrais me présenter à l’entrée avec la nouvelle de la mort de Cromax, pusiqu’Herlor avait pour mission de me tuer. Comme gage de ma victoire, je pourrais même emmener avec moi un prisonnier de chez les Amants. Un de vous qui se sentirait prêt à endosser ce rôle risqué. Duncan, tu serais parfait dans ce rôle, puisqu’ils te connaissent déjà. Je pourrais même prendre avec moi une troisième personne, Aenaria par exemple, sous sa forme de lutine, au fond de mon sac. Ou n’importe qui se sentirait d’attaque, si tu refuses… »
Et si elle accepte de prêter son objet de pouvoir à un autre.
« Salymïa et les autres, vous resterez dehors dans un premier temps. Le temps de voir comment ça se passe pour nous à l’intérieur. Si Grantier croit à ma mort, il sera moins sur ses gardes, et je pourrais l’inciter à envoyer une petite troupe à l’extérieur. Troupe que vous pourriez attaquer pour vous saisir de leur équipement, et rentrer dans le palais ainsi. S’il ne me croit pas… nous aviserons sur le moment. Comme pour la suite de notre plan, d’ailleurs. Le principal étant que je puisse être en contact avec tout le monde, et donc que chacun reste soit avec Salymïa, soit avec Aenaria, soit avec moi, et que nous connaissions nos potentiels d’action. Ça peut fonctionner, ainsi. Qu’en dites-vous ? »
Ce n’est qu’un début de plan, certes, mais comme l’a bien souligné Aenaria, nous ne saurions en faire plus tant que nous ne sommes pas au courant de ce qui se trame dans ce palais.
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