Assis au bout du banc, le plus loin possible des autres clients, Togan était perdu dans ses pensées. Cela faisait prêt de deux heures qu'il était arrivé dans cette taverne bas de gamme fréquentée par quelques mineurs et ouvriers. Il ne s'était toujours pas remit de la réaction de Thilath lorsqu'il lui avait montré l'épée, il savait bien qu'il avait fait du bon travail, mais ce matin-là en se levant, il n'aurait jamais pensé que son apprentissage aurait pris fin avant la fin de la journée. Les yeux posés sur sa choppe de bière brune, il en fit tourner le contenu pensivement. Au fond de lui, il se demandait si son mentor ne l'avait pas mis à la porte parce qu'il ne désirait pas partager le reste de ses connaissances avec lui. Il secoua la tête, un demi-sourire apparût sur ses lèvres et il se réprimanda lui-même.
(Allons, à quoi je pense, Thilath m'a tout appris, sans jamais rien me cacher, il doit réellement penser qu'il n'a plus rien à m'apprendre.)
Il leva les yeux sur la salle de l'auberge de la marmite d'or, un nom bien pompeux pour un établissement comme celui-la. Composée d'une salle commune assez petite où l'air était littéralement irrespirable au plus fort de la soirée et de plusieurs chambres où un humain n'aurait pas put s'allonger à son aise, elle méritait tout juste les quelques piécettes que son patron, un nain à l'apparence pourtant honnête et amicale en demandait.
Il bourra sa pipe d'une dose de tabac prise dans la petite bourse de cuir qu'il gardait à l'intérieur de son tablier, puis il tira quelques bouffées en l'allumant et s'adossa contre le mur derrière lui.
(Et maintenant quoi ? J'en ai soupé de cette ville, on y vit bien, mais je ne veux pas passer mon temps à essayer de ne pas croiser Mergon)
Il n'avait jamais reparler à son géniteur depuis qu'ils s'étaient disputés, presque cent ans auparavant, les légendes qui courent sur la ténacité et l'entêtement des nains sont fondées, aucun des deux n'adresserait la parole à l'autre même si sa vie en dépendait.
(Il paraît que Kendra Kâr est une ville vraiment immense et avec tout le minerai qu'on leur envoie, ils doivent bien avoir quelques bons forgerons. Ouais ce serait bien d'y aller...
Faut que j'arrête de rêver, la route pour y aller est vraiment longue, elle traverse des coins bourrés de sales bestioles qui feront qu'une bouchée d'un nain comme moi.)
Il tira une nouvelle bouffée sur sa pipe de bois grossier, puis de sa main libre il palpa une autre bourse de cuir glissée à un anneau sous son tablier, il compta approximativement sa fortune en quelques secondes puis soupira.
(Les marchands me demanderont au moins le double pour m'amener là-bas... Quoique, je peux toujours me renseigner, j'ai rien d'autre à foutre de mes journées de toute façon.)
Il fût tiré de ses pensées par les voix du groupe de nain assis au bout de la longue table de bois usé à laquelle il s'était installé, ces derniers avaient entamé le premier couplet d'une chansonnette de taverne appréciée de tous les nains. Il y était question de baston, de naines, d'or et de bière, le succès garanti. Pas mécontent de se changer les idées, il se rapprocha du groupe et se joignit aux chanteurs pour les derniers couplets.
« Et lorsque Gultin entra dans la forêt, Ces débiles d'elfes, la route essayèrent d'lui barré. Virez vous donc d'mon chemin leur dit Gultin. Mais comme les elfes étaient vraiment pas malins... Vous vous en doutez ils n'en firent rien !
Leurs flèches ils pointèrent sur le guerrier, Mais de son bouclier, pas un cheveu ne dépassait. Petit à petit, il s'approcha de ses ennemis, Un à un avec sa hache les raccourcit ! »
Chanter lui fit du bien, il n'était pas du genre social, mais dans cette pièce sombre et relativement mal fréquentée, on avait vite fait de se morfondre dans de noires pensées. Une fois la chanson terminée, son voisin, un nain roux à la barbe bouclée, un peu plus vieux que lui, lui tapa sur l'épaule en rigolant à gorge déployée avant de commander une tournée de bière pour la tablée. Togan le remercia d'un signe de tête avant de boire une grosse gorgée de la choppe que le patron venait de lui servir. Il s'essuya la bouche d'un revers de sa manche avant de s'adresser à son voisin qui le regardait en souriant.
« Ca faisait longtemps que j'avais pas chanté! »
« C'est sûr qu'si tu t'serais mis à chanter à la forge t'aurais eu vite fait d'te prendre une torgnole du vieux Thilath »
Malgré les effets de l'alcool, Togan resta abasourdi, deviner qu'il était forgeron n'avait rien d'un exploit, mais la forge dans laquelle il avait travaillé jusqu'à maintenant n'était pas du tout située dans ce quartier et elle était loin d'être la seule en ville. Il fouilla dans sa mémoire, cherchant à se souvenir si le rouquin et lui avaient été présentés, mais il ne trouva rien. Il bafouilla un peu avant d'arriver à s'exprimer correctement.
« Mais comment tu sais que je travaillais chez lui ? Je t'ai jamais vu là-bas. »
« Oh toi tu m'as pas vu, mais moi j't'ai bien regardé ! L'Thilath est un vieux pot' à moi et comme j'passe le voir de temps en temps pour lui acheter des armes et des armures on cause toujours un peu. Ces derniers temps il f'sait que d'causer de son apprenti donc j'suis allé voir à quoi tu ressemblais, mais t'avais l'air tellement absorbé dans ce que tu f'sais qu'j'aurais pu m'appuyer sur toi pour regarder par dessus ton épaule que tu m'aurais même pas calculé ! »
Il partit d'un rire gras alors que l'esprit de Togan battait la campagne.
(Alors le vieux était si fier de moi que ça? A moins qu'il parlait de moi en mal ? )
Comprenant les questions qu'il avait sucitées dans l'esprit de son interlocuteur, le nain roux cessa de rire et tenta de donner plus de détails.
« T'en fais pas hein, il cassait pas d'sucre sur ton dos, il disait juste que c'était la première fois qu'il avait un élève aussi prometteur. C'est pas peu dire vu l'nombre d'gus qu'on défilait chez lui ! »
Tout en analysant sa réponse, il sourit à son voisin avant de boire une nouvelle gorgée. Le nain était assez grand et plutôt bien bâtit pour quelqu'un de leur race, sa barbe et ses cheveux étaient roux et bouclés, ils semblaient être en train de brûler. Son visage était marqué par une vilaine balafre sur la joue droite et ses avant-bras étaient couverts de cicatrices, même avant d'apercevoir son plastron de cuir clouté on devinait qu'il donnait plutôt dans la baston.
« Moi c'est Togan, Thilath m'a mis dehors aujourd'hui en disant qu'il n'avait plus rien à m'apprendre. »
« Et moi on m'appelle Morgrim, j'suis l'traqueur responsable de c't'équipe de bras cassés ! »
Il désigna les autres nains assis à leur table avant d'éclater de rire à nouveaux en essuyant leurs injures de protestation sans vraiment les entendre. Togan en profita pour les détailler un à un, ils avaient tous au moins son âge, le plus jeune, un blond à la barbe tressée devait tout juste avoir quelques années de moins que lui. Presque tous portaient les stigmates d'une vie faite de combats quotidiens. L'un avait un oeil en moins, il manquait une des incisive du benjamin et, plus impressionnant, le plus âgé avait un crochet à la place de la main droite.
Ce n'était pas la première fois qu'il entendait parler de traqueurs, il s'agissait de groupes de guerriers qui avaient pour rôle de s'aventurer à l'extérieur de la cité pour chasser, leurs proies allaient du criminel en fuite à une horde d'orcs ou de gobelins qui avaient osés s'en prendre à un convoi ou s'approcher trop prêt du territoire des nains. Ils avaient réputation de ne pas connaître la peur et de ne jamais subir de défaite, mais bien sûr cela faisait partie de la légende et était bien éloigné de la réalité.
« Je comprends maintenant pourquoi tu avais besoin d'armes. Vous vous battez avec quoi? »
« V'la une question qu'est vraiment pas étonnante d'la part d'un forgeron. Pour moi c'est l'marteau de guerre ! Rien d'tel que d'écrabouiller des crânes, de casser des genoux et de cabosser de la ferraille ! »
Joignant le geste à la parole il sortit un marteau de guerre à deux mains joliment ouvragé, il fit quelques moulinets dans le vent en rigolant à nouveau. Malgré les éraflures et les points de rouilles, Togan reconnu immédiatement le travail de son mentor et ne put s'empêcher de penser que la tête était trop volumineuse ce qui devait rendre son utilisation assez complexe pour un novice. Morgrim passa le reste de la petite troupe en revue, il désigna le plus jeune du groupe.
« Lui c'est Ulfar, il se bat avec une hache, celle là il l'a trouvée sur le cadavre d'un orc. »
« Ca se voit ! »
Togan n'avait pas put retenir ce commentaire qui fit rire aux éclats le reste de la petite bande, en voyant le travail bâclé qu'avait subi cette hache.
« Désolé, mais si tu veux mon avis, la moins chère des haches de chez Thilath est deux fois plus solide que celle là. Elle risque de te péter entre les mains au mauvais moment. »
« Hé j'sais bien mais j'ai pas encore les moyens. »
Morgrim ne le laissa pas poursuivre.
« On verra c'qu'on peut faire. Lui c'est Angrim, son épée est éffilée et il sait s'en servir. »
L'intéressé, dont la barbe rousse était beaucoup moins claire que celle de son chef dégaina une lame assez épaisse mais éfilée, parfaitement adaptée à la morphologie naine, un bel ouvrage. Les présentations se poursuivirent avec l'archer du groupe, le borgne, Morgrim raconta qu'il avait perdu son oeil dans un combat contre des gobelins. Il s'en était fallu de peu pour que la flèche n'aille pas plus loin que l'oeil. Le concerné finit par sortir son arme, une arbalète lourde impressionnante, personne n'osa faire de commentaire et Togan se contenta d'hocher la tête, admiratif.
« Et pour finir, celui qui m'a sauvé les miches plus d'une fois, mon vieil ami Sognus, il s'est fait gobé sa main par une goule, mais avec son crochet il est plus dangereux que bien des hommes armés jusqu'aux dents. Une fois qu'il t'a choppé, il te tire vers lui et t'enfourne son poignard dans le bide, t'as aucune chance. »
Le manchot n'exhiba pas son poignard, mais il planta son crochet dans la table d'un coup sec qui fit se retourner certains des autres clients, mais voyant à qui ils avaient affaire ils revinrent rapidement à leur choppe. Togan étudia longuement l'ouvrage en silence, ce qui sembla plaire au doyen de la compagnie.
(Pas mal du tout. Ca doit pas être la joie à faire ce genre de truc, je me demande s'il faut commencer par donner la forme de crochet et ensuite marteler tout en façonnant la pointe, ou s'il faut d'abord faire une sorte de tige pointue et ensuite la courber.)
« Rien à dire, c'est du bel ouvrage, j'aimerais pas me faire embrocher. »
« C'est vrai que ça doit pas faire du bien, mais personne peut en témoigner ! Haha !
Bon, y'a encore trois autres faces de rats dans l'équipe, mais ils nous ont lâchés pour la soirée et j'ai pas envie de parler d'eux. Alors, pour l'instant, on trinque !
A la votre ! »
« A la votre ! »
Il leva sa choppe à la santé de la compagnie et but une bonne rasade, puis, Sognus raconta, avec l'intensité du vécut, l'histoire de la perte de son bras. La plupart des membres du groupe semblaient la connaître pratiquement par coeur, mais Ulfar, le plus jeune, buvait les paroles de son aîné. Togan quant à lui écoutait d'une oreille distraite tout en continuant de discuter avec Morgrim qui le questionnait.
« Alors, le forgeron, qu'est-ce que tu vas foutr' maintenant qu't'es à la rue ? J'espère bien qu'tu vas pas faire concurrence à mon ami Thilath ! »
« Aucun risque !
J'aimerais bien aller à Kendra Kâr, essayer d'apprendre le meilleur de leur façon de forger. Mais je suis pas assez crétin pour tenter le voyage tout seul et les caravanes risquent de me demander trop cher pour m'y emmener, donc je vais peut-être essayer de trouver un boulot, je sais pas encore dans quoi, le temps d'économiser assez pour me payer le voyage. »
« Personell'ment à chaque fois que j'sors d'Mertar je finis toujours par m'bastonner au moins une fois, donc j'ai aucune envie d'aller dans une ville d'humains ! Par contre, c'est pas toujours le cas, mais il arrive que les marchands des caravanes recrutent des guerriers nains pour remplacer les humains morts sur le trajet. Mais faut savoir monter un bouc et se débrouiller en baston. »
Togan eut un soupir triste, il n'avait jamais approché de chèvre ou de bouc. Aussi loin qu'il s'en souvenait, il n'avait jamais eu de chance avec les animaux, il s'en était fallu de peu pour qu'un chien lui arrache un doigt quand il était petit.
« J'sais me servir de mon marteau pour cogner, ça c'est sûr, c'est mon boulot, mais jusqu'à maintenant j'ai cogné que sur du métal, qui bouge pas et qu'essaye pas de m'en foutre plein la tronche. De toute façon j'ai jamais monté quoique ce soit, c'est dommage, j'aurais bien tenté ma chance. »
Morgrim évalua le forgeron tout en finissant une nouvelle choppe, il pesa sa décision et finit par répondre.
« Dans quelques jours on part en vadrouille, s'assurer qu'la route jusqu'ici est sûre pour qu'les marchands puissent arriver sans encombre. Tu peux v'nir avec nous on en profitera pour t'apprendre à te servir de ton marteau pour frapper sur autre chose que du métal chaud. »
Voyant une étincelle s'allumer dans le regard du nain en face de lui le traqueur leva la main pour se donner le temps de finir de parler.
« Par contre on se déplace pas à pied, faudra que t'ai appris à monter d'ici là. T'en fais pas j'ai un ami qui pourra essayer de t'apprendre, suffira que tu l'aides un peu à entretenir son écurie en échange. »
Togan était partagé, d'un côté, il savait que c'était une chance unique, qui ne se reproduirait peut-être jamais. S'il parvenait à apprendre à monter, il pourrait partir en vadrouille avec les traqueurs, ce qui était déjà intéressant en soit, mais en plus, ils lui apprendraient à se battre comme un nain digne de ce nom. Avec tout ça il aurait beaucoup moins de mal à accompagner une caravane marchande et serait peut-être même payé pour ça. D'un autre côté son caractère pessimiste lui soufflait de refuser.
(Avec ma chance si c'est pas la bestiole qui a ma peau, j'ai toutes les chances de ne pas revenir entier d'une excursion avec ces types. Faut voir les choses en face, à chaque fois que je me suis bastonné c'était gagné d'avance, cette fois ça aura rien à voir.)
Il but une nouvelle gorgée de bière pour se donner le temps de la réflexion puis répondis calmement.
« Pourquoi pas, ça côute rien d'essayer et puis j'ai rien d'autre à faire de toute façon... »
« Ahah ! C'est une bonne nouvelle ! Va trouver, Robur, son écurie est pas loin de la sortie ouest, y'en a pas d'autres dans ce quartier de toute façon. Dit lui que tu viens de ma part, que t'aimerais apprendre à monter et qu'en échange t'es prêt à retrousser tes manches pour l'aider. Reste polis avec lui c'est bientôt un ancêtre et il est parfois assez susceptible. »
« C'est noté. Je vais essayer d'aller dormir un peu, question de faire bonne impression. »
« C'est pas une mauvaise idée, tu peux nous trouver ici le soir ou au pire des cas si on revient pas, le rendez-vous est dans quatre jours à la sortie ouest en début de matinée. Je passerais voir Robur pour lui dire de te prêter une monture si tu lui demande. Bonne nuit.»
« A dans quatre jours alors, bonne fin de soirée. »
Togan salua ses futurs compagnons et monta dans la chambre dans laquelle il avait posé son baluchon. Il retira son tablier, le suspendit à une cheville de la charpente puis se laissa tombé sur sa paillasse. Il ne mit pas longtemps à trouver le sommeil et plongea dans des rêves d'aventure et de forge.
(((les edits c'est pour remplacer les chevaux par des chèvres puis les chèvres par des boucs)))
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