Le prédateur chassé
Depuis que j’avais quitté mon village, j’avais côtoyé des humains, des humorans, des nains, des elfes de toutes les couleurs, des aldrydes, des êtres mi-hommes mi-loup, mais très peu de lutins. Adrayk s’avérait être le deuxième, le premier étant un lutin d’un certain âge habitant à Kendra Kâr. Tous ces moments passés avec les autres m’avaient fait oublier comment il était bon de se retrouver avec quelqu’un de la même taille qui partage une culture et une mentalité similaire. Plus besoin de prouver sa valeur pour compenser sa petite stature, plus besoin d’expliquer sa ligne de pensée. En effet, côté espièglerie, Adrayk et moi étions sur la même longueur d’onde. J’avais vite compris son stratagème au sujet de la crème empoisonnée et de son côté, il avait approuvé la petite comédie que j’avais jouée en imitant la voix de Valyus, un dieu vénéré par les nains. Bien que nous nous connaissions depuis peu, une réelle complicité existait entre nous. Pour reprendre l’expression de mon compatriote, nous formions un duo d’enfer.
Un regard attendri et attentif sur mon rejeton me fit comprendre qu’il était fatigué. Sa sortie de l’œuf lui ayant demandé beaucoup d’efforts, il se coucha sur la paille fraîche, cacha son bec sous son aile, disposé ainsi à s’endormir. Adrayk semblait vouloir faire de même en se fabriquant un petit paillasson. De mon côté, l’instinct maternel prenant le dessus, je m’éloignai d’eux afin de rechercher de quoi sustenter mon nouveau-né. Je sortis donc de la stalle pour m’approcher d’une espèce de gros récipient rectangulaire. Tout comme je l’avais pressenti, cette mangeoire destinée sans doute aux boucs était remplie d’une céréale sèche dégageant une douce odeur de fraîcheur. J’en ramassai donc quelques brassés que je déposai dans un vieux morceau de tissu retrouvé dans mon sac. Le chiffon refermé comme un baluchon, sourire aux lèvres, je m’apprêtai à rebrousser chemin lorsqu’un petit bruit de pas m’alerta. Levant les yeux, j’aperçus, juché tout en haut de la cloison de notre compartiment, une bestiole à fourrure.
(Une belette ?... Une énorme belette ?)Mon cœur se mit à battre très vite dans ma délicate poitrine de lutine. La belette étant un mammifère carnivore très féroce, je craignais avec raison pour la vie de mon protégé. Sans perdre un instant, je déposai mon petit paquet sur le sol et m’armai de mon arbalète. L’animal que je n’avais observé que de dos jusqu’ici se retourna alors légèrement sur le côté.
(Un chat !)L’habile grimpeur au pelage tigré n’était pas une belette, mais bien un chat. Moins hargneux que le mustélidé, le félin s’avérait tout de même à être un aussi redoutable sinon meilleur chasseur. Étant moi-même de taille réduite, je craignais ces deux prédateurs. Mais cette fois, ce n’était pas de moi qu’il s’agissait, mais de l’être que j’avais promis de protéger au péril de ma vie.
Ayant localisé sa proie, le fauve affamé débuta des manœuvres d’approches, tout en adoptant une position aplatie et des mouvements furtifs permettant de ne pas être vu de sa cible de choix. Puis, sans doute arrivé à la distance désirée, il s’écrasa puis observa son objectif de ses fourbes yeux aux pupilles verticales.
Le moment de mon entrée en scène venait de sonner, je ne pouvais attendre davantage si je voulais voler au secours de mon caneton adoré. Visant rien de moins que le cœur de mon adversaire, je tendis la corde de mon arbalète et sans perdre une seconde je relâchai le carreau.
(NON !)Ce cri d’alarme, bien que seulement audible dans ma petite caboche, me déconcentra à un point tel que j’en ratai ma cible. Le trait frôla les pattes du chat qui après avoir émis un miaulement surpris, leva la tête en ma direction avant de repartir d’où il était venu.
(Pourquoi t’es-tu interposée ?) (Tu allais faire une erreur monumentale !)Contrariée et en colère, je ne fis aucun commentaire à cette Conscience qui se permettait de juger mes actes, et à mon plus grand dam d’intervenir lorsque bon lui semblait. L’ignorant, pire encore la boudant, je me précipitai vers le compartiment occupé par le caneton et mon compagnon.
Arrivée à destination, je constatai un phénomène étrange. Le lit de paille semblait bouger comme si quelque chose se déplaçait en dessous. J’observai attentivement la direction de ce mouvement et vit soudainement une affreuse tête écailleuse surgir des tiges de graminée coupées.
(Une couleuvre !)D’une ouïe très supérieure à la mienne, le chat avait sans doute été attiré par les vibrations dégagées par ce sournois être rampant. Ainsi, contrairement à ce que j'avais pensé, le félin prévoyait bondir sur l'animal à sang froid. Je compris enfin le comportement de ma Conscience. Bien que je ne puisse me l’expliquer, elle savait que le reptile était l'éventuelle cible du gros chat tigré. En éloignant ainsi le félin, j’avais sauvé la vie de l’animal perfide qui s’approchait sournoisement du volatile nouveau-né.