Le lendemain, c’est maussade que le vieux al Bünd quitte sa maisonnette pour prendre la route d’un des baraquements des fiers guerriers nains. Quelques raideurs dans le dos dues à l’énervement ou l’excitation d’un départ proche biaisent sa démarche, et il entre dans une baraque de pierres clopin-clopant, toussotant dans sa manche pour se faire connaître, appuyé sur une canne de marche d’un bois aussi noueux que ses propres membres. Les soldats présents, caparaçonnés dans leur épaisse armure d’origine mertarienne, le fleuron des forges de Nirtim, saluent distraitement, mais respectueusement, l’arrivant. Il ne faut pas une minute pour que le général en poste à Stanrock arrive à la rencontre du vieillard, la mine fermée.
« Bienvenue à vous, Vénérable. Que nous vaut le plaisir de votre visite ? »
Malgré l’aspect poli de la question, le ton employé est presque agressif. Les Longues-Barbes ont beau être fort respectées dans la société naine, elles n’ont pas de passe-droit partout pour autant, et leur visite dans une institution, si elle n’est pas formelle, est souvent à l’origine de râleries inopportunes, quoique souvent justifiées. Il n’y a rien de pire qu’un vieux qui croit tout savoir, mieux même que les gérants dudit lieu. Certes les vieillards nains sont des puits infinis de sagesse et de connaissances, mais ce sont aussi de vieux râleurs comparant sans cesse le présent à leur fameux bon vieux temps, singeant les vieux d’alors qui faisaient tout pareil. Rakha’s sait qu’il marche sur des œufs en venant là sans s’être préalablement annoncé, aussi pare-t-il ses traits ridés d’un franc sourire accommodant.
« Oh rien de bien grave, rassurez-vous Général. Une simple demande émanant directement de Mertar, que je voudrais traiter avec vous. »
L’épaisse moustache blonde et bouclée du thorkin gradé remue un instant au-dessus de ses lèvres, et alors que l’un de ses broussailleux sourcils ne se lève, il rétorque :
« De Mertar hein ? Hé bien que veulent-ils, par Meno ? »
Meno, seconde divinité nanesque à la mode, après Valyus. Plus pertinente à citer dans un juron que leur protecteur de toujours, et dénotant surtout d’un tempérament flamboyant. La voix rauque et fatiguée du vieux nain répond d’un air entendu :
« Ils ne nous laissent jamais de répit, n’est-ce pas ? Il s’agit d’une… affaire dont il serait préférable de parler en privé. »
Un bref regard circulaire autour de lui indique à Rakha’s que les soldats proches sont bien curieux de ce qui se trame là. Et pas discret pour un sou, encore bien, regards tournés vers le duo avec un intérêt non feint. Il se serait bien donné la peine de les rabrouer, sans doute l’aurait-il naturellement fait, d’ailleurs, mais présentement il préfère laisser ce plaisir au Général, qui ne se fait pas attendre pour asseoir son autorité.
« Hey ! Retournez à vos exercices, bande de gougnafiers ! »
Puis, se tournant vers l’aïeul :
« Bon, bon. Suivez-moi. »
Et tous deux se rendent jusqu’à son bureau personnel, table large et basse recouverte d’une peau de vache ornée de quelques vélins noircis d’encre ou de fusain, ainsi qu’une ou l’autre arme abandonnée là « au cas où ». De la vraie philosophie naine, ça. Il ne faut jamais manquer d’armes, où qu’on soit. Ainsi n’est-il pas rare de voir une hache plantée dans le dossier des latrines, ou sous des glaives épais sous les matelas de paille. S’installant sans même proposer au vieux de s’asseoir lui-même – ce qu’il n’hésite cependant pas à faire aussitôt, subitement grognon – sur un gros siège tapissé de cuir, le général reprend la parole d’un ton impatient.
« Alors ? »
Le côté bourru du fier guerrier d’élite qu’il a devant lui fait un instant sourire le ser al Bünd, qui se lisse le résidu de barbe avant de finalement répondre à l’impatience de son vis-à-vis.
« Comme je le disais, il s’agit d’une demande de Mertar. Ils m’envoient en mission pour je ne sais quelle forteresse d’oreilles pointues dans nos montagnes, et ils demandent que je sois accompagné d’une escorte. »
Le nain blond bondit de sa chaise en brandissant sa hache et éructe :
« Des elfes dans le Royaumes ? Par Meno, mais c’est une armée qu’il leur faut envoyer, et pas un ancêtre ! »
Puis, une fois la vive réaction passée, et sous le regard inquisiteur et empli de reproches de Rakha’s, il se ravise.
« Sans offense, bien sûr. »
Le vieillard lève une main, signe qu’il n’a pas été blessé par la réaction du guerrier. Et il répond, explicatif.
« Non, non. Il ne s’agit pas de les chasser. Juste de voir ce qu’ils font là. Combien de guerriers solides seriez-vous prêt à me concéder pour ce voyage ? »
« Ah. »
Abattu dans son belliqueux entrain, il se rassoit, déconfit, la mine boudeuse. Il grommelle quelques propos incompréhensible, puis hausse le ton pour être entendu du vénérable nain.
« Scrogneugneu, des guerriers, des guerriers. Ils en ont de bonnes, à Mertar. On est sur le front ici ! Les guerriers, on en a besoin pardi ! »
Là où l’instant d’avant il a semblé prêt à envoyer toutes ses troupes sur le castel inconnu, il semble désormais retors à l’idée de se séparer de seulement quelques-uns pour une mission diplomatique. On ne changera pas les nains : obtus, têtus et aux idées bien arrêtées. Rakha’s le sait, et en tient compte dans sa réponse : le général ne changera pas d’avis.
« Bon, bon. Pas un trop grand nombre alors. Mais juste quelques-uns. Deux-trois, pour prouver votre bonne fois. »
« Hm. »
« Il serait dommage qu’on vous taxe de rebelle dans la vieille cité, n’est-ce pas ? »
« Hmmm. »
« Et puis, nous pourrons bien entendu compter sur des montures qui sauront nous amener prestement à destination… »
« HMMMMMM. »
La moutarde montait au nez du militaire, même si Rakha’s le savait dans l’obligation de céder à son marchandage, sous peine de se faire traîner dans la boue par les bureaucrates qu’il semble tant détester. Le vieux filou en joue, bien entendu, et c’est tout sourire qu’il annonce :
« Alors, marché conclu ? »
Une main tendue. Et l’autre de répondre, lui serrant la main, non sans une mine réticente :
« Marché conclu, ouais. Vous aurez trois bons guerriers et des montures pour vous escorter jusque Mertar. Mais une fois là-bas, qu’ils se débrouillent avec vous : mes hommes reviennent ici avec les quatre boucs. Qu’ils vous fournissent une escorte à leur tour, par Meno ! »
Voilà. Ce n’est finalement pas si difficile que ça. Il s’en sort bien. Trois guerriers, c’est largement suffisant, lui qui a toujours préféré voyager seul. Et puis des bouquetins de Mertar pour traverser les montagnes, il n’y a rien de meilleur. Et ça épargnera ses vieilles jambes. Ils se secouèrent la main vivement, puis Rakha’s prend congé du militaire, retournant jusqu’à sa maisonnette pour faire les derniers préparatifs de voyage et, bientôt, retrouver sa fameuse escorte.
_________________ Rakha's al Bünd
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