Après une courte nuit, j’attendais sans patience de voir Galdin en ce matin froid bien qu’illuminé par la chaude lumière du soleil. J’étais arrivée au levé de l’astre brillant, assistant à son apparition sur l’étendue verte de la plaine en compagnie de mon ami ailé, et je ne comprenais pas ce qui retenait le mage. Avait-il dû partir au cours de la veille ? J’en conjurais aux Dieux que ce ne fût point le cas. Inquiète, je commençais à invoquer machinalement mon fluide pour me changer les idées, m’entraînant inconsciemment à orienter autour de moi le courant d’air frais qui traversait la plaine, mon regard préoccupé suivant les arabesques d’Alassea dans le ciel. Comme si la nuit m’avait suffit à comprendre ce qui n’allait pas, je parvins à maintenir ma douce emprise sur le vent, le guidant sans le brusquer, jouant avec l’oiseau et ce doux souffle tant que ce dernier l’acceptait. Ou bien était-ce mon manque d’attention dû à l’attente ? Je ne pourrais l’affirmer mais mes pensées étaient loin d’être dirigées sur le contrôle que je voulais exercer. La liberté des vents de Rana, cette vérité si légère, si aérienne, je parvenais à l’effleurer du bout des doigts par insouciance, sans y prendre réellement garde.
« Eh bien, je vois que tu as bien appris Angharad ! J’ai l’impression de voir ton père quand il s’ennuyait. »Je rougis sous ce compliment, moitié de surprise, moitié de joie. Oui, la comparaison avec mon véritable père m’allait droit au cœur, me rattachant à cet homme que je ne connaissais malheureusement pas. Je me retournai et vis arriver l’électromancien, accompagné d’un hiniön pour le moins différent de ses semblables. Ce dernier paraissait chétif à côté de Galdin, presque malingre.
« Sais-tu qu’il est possible de modifier la température de cette brise ?… »« Ah… Euh… Non, je l’ignorais. »« Eorlynn y parvenait en tous cas, tu pourras t’y essayer plus tard. Voici Briryan, je lui ai demandé de venir pour t’apprendre une technique de défense particulière. »Tandis que mon ami se nichait sur l’épaule de mon maître pour lui souhaiter la bienvenue, je reportai mon regard sur cet être qui ne ressemblait qu’en quelque point au peuple de cette ville maintenant que je l’observai plus attentivement. Il arborait un teint légèrement plus hâlé, des yeux d’un bleu-violet très clair, des cheveux bruns coupés courts et des traits à mi-chemin entre les hommes et les hiniöns. Et, tandis qu’il me saluait courtoisement d’une faible inclinaison de buste, je me rendis compte de ma grossièreté à le dévisager aussi ouvertement.
« Enchantée… Et merci d’accepter de m’apporter votre aide. » lui dis-je finalement en lui rendant son salut. Cet homme avait quelque chose en lui qui me rendait nerveuse, qui me le rendait antipathique, mais je ne parvenais pas à savoir ce que c’était.
« Pourquoi n’est-ce pas vous qui me l’enseigner Galdin ? »« A moins que tu ne saches te battre, et par là j’entends avec et face à une arme, mieux vaut pour toi suivre les conseils de Briryan. Lui-même préfère délaisser les armes pour la magie pure, il connaît des techniques qui me sont étrangères. »« Oh ! Je comprends. »« Ecoute-le bien et rappelle-toi que ma demeure te sera toujours ouverte… Tiens, prends ça, ces brassards t’aideront. Ils ont été bénits par un prêtre de la Déesse des vents et sont faites pour aider tout jeune aéromancien dans la maîtrise de sa mana. »« Merci du fond du cœur. »Je ne savais pas s’il se rendait compte du cadeau qu’il me faisait ! Et je ne pensais pas seulement aux brassards même s’ils étaient magnifiques avec leur cuir superbement ouvragé, représentant de fines arabesques évoquant les volutes des vents ranaéens, une véritable œuvre d’art pour moi qui n’avais jamais possédé une telle pièce de maroquinerie. Non, je lui étais reconnaissante de son invitation, scellant ainsi le lien fragile qui nous unissait. Après tout, rien ne l’obligeait à m’offrir cette hospitalité. Et d’un coup, je réalisai ce que sous-entendaient ces mots. Il devait partir ! Cela faisait à peine quelques jours que je l’avais enfin trouvé, enfin rencontré, et à peine le temps d’apprendre à le connaître un tant soit peu, le voilà qui s’en allait.
« Ça veut dire que vous devez y aller n’est-ce pas ? »« Oui, je prends le prochain bateau. Mon attente est terminée. »« Mais… »« Voyons, je t’ai prévenue. Et puis, après ce que Briryan va t’apprendre, je sais que tu pourras continuer seule. Courage, j’ai confiance en toi. »Pour toute réponse, je lui adressai une moue morose et boudeuse alors qu’Alassea revint vers moi pour réclamer un peu d’attention. Consciente de la gaminerie que représentait cette réaction, je me détournai légèrement et ne prêtai aucune attention à l’échange entre les deux hommes, préférant m’occuper de l’oiseau. Néanmoins, le ton employé par cet inconnu me ramena vers eux tant il m’apparaissait détestable et mielleux. Repoussant ma fâcherie, je regardai en silence ces deux hommes qui se faisaient face et vis un éclair de mécontentement traverser les yeux de Galdin tandis que Briryan tentait de soutenir ce regard peu amène.
(Que… ?)« Au revoir Angharad ! J’espère te retrouver rapidement à mon retour. »« Oui, bien sûr ! Au revoir et que les Dieux vous gardent. »Nous le regardâmes partir sans mot dire, mes yeux assombris par la tristesse de ce départ. Une tension presque palpable s’instaura entre moi et ce Briryan, dont je ne réussissais toujours pas à dire si c’était un homme ou un hiniön, instillant en moi un sentiment diffus de danger.
« Et bien ! Enfilez donc les brassards, je n’ai pas tant de temps devant moi pour vous regarder bailler aux corneilles. »Les sourcils froncés devant une telle remontrance, je ne pipai pas un seul mot cependant et demandai à Alassea de s’envoler pendant que je m’entraînais. Puis, je plaçai les pièces de maroquinerie au dessus des manches de ma tunique et laçai aussi rapidement que je le pus les liens de cuir. Cet homme m’était devenu en une seconde totalement déplaisant et je m’interrogeais sur les raisons de mon maître et ami d’en avoir fait appel à ce rustre pour m’enseigner cette nouvelle technique. Mon regard dardant des éclairs bleu-vert sur ce rustaud, je lui fis face et patientai.
« Cette défense repose sur la mana en tant que telle, peut importe quel est son élément, il faut la modeler comme un sort afin qu’elle recouvre le corps entier, qu’elle dupe les ennemis. »Et tandis qu’il parlait, qu’il m’expliquait ce que Galdin souhaitait que j’apprenne, je le vis devenir flou sans raison apparente, comme s’il devinait où j’allais observer et se dérober à mon regard surpris. Et peu après, sans que je m’en rendisse compte, il fut tout près de moi, dans mon dos alors que la seconde d’avant je le voyais face à moi. Il se jouait de moi, tapotant le sommet de mon crâne, effleurant une joue, un murmure dans le creux de l’oreille, avant de partir hors d’atteinte. Et je ne parvenais pas à l’en empêcher, tétanisée. Le paysage restait comme je l’avais toujours vu, unique repère et vision nette de la normalité, alors que mon tourmenteur était devenu comme intangible.
(Galdin ! Pourquoi m’avait vous laissée avec un tel énergumène ?…)
« Ca suffit ! Arrêtez ce petit jeu s’il vous plaît. » murmurai-je d’une voix assourdie, la gorge de plus en plus serrée par l’inquiétude qui montait en moi. Cet homme ne m’inspirait vraiment pas confiance.
« Voilà ce que tu dois savoir ! C’est la mana qui brouille la vue, trompe les sens, puissance protectrice mais attention, elle ne dupera pas la magie, elle ne se dupera pas elle-même. » susurra-t-il, tout proche, bien trop proche, une main soulevant sans douceur mon visage.
Je reculai d’un pas, un bras protecteur devant moi, et il lâcha prise, redevenant visible, un sourire narquois sur les lèvres. A quel jeu jouait-il ? Pourquoi était-il si désagréable, si suffisant avec moi qui ne le connaissais pas quelques instants auparavant ? Le déplaisir de Galdin me revint en mémoire et j’en vins à penser qu’il ne réagissait pas envers moi mais envers l’ami de mon père, il se vengeait à travers moi.
« J’apprendrai, oui, mais je ne suis ni votre jouet, ni Galdin. Et puisqu’il vous est si déplaisant de m’enseigner autant que pour moi, allons au plus vite. »« Oh oh ! Le chaton sort les griffes… Soit, si je ne peux m’amuser, je m’en vais. »« Mais… Et comment ferai-je ?… »« Ce n’est aucunement mon problème. » me jeta-t-il à la figure par-dessus son épaule alors qu’il s’éloignait vers la ville.
« Alors pourquoi êtes-vous venu ? Pourquoi avoir accepté ? »Ces derniers mots l’arrêtèrent mais il ne revint pas. Je me demandais vraiment ce qui avait bien pu passer par la tête de l’électromancien quand il avait demandé ce service à ce désagréable personnage.
« Ceci n’est pas ton problème… Mais, d’accord, je continue à t’expliquer… A ma manière. »D’un sourire grimacé, j’acceptai cet arrangement tout en souhaitant que la fin de l’entraînement arrivât le plus rapidement possible. Son jeu du chat et de la souris recommença, il paraissait se complaire dans cette vision des relations humaines et je commençais à penser qu’il n’en voulait nullement à Galdin, qu’il était simplement comme ça. Un drôle d’échange s’établit, il m’expliquait, j’appliquais – enfin, j’essayais – et lui m’asticotait pour «
m’inciter à réussir » comme il ne cessait de le répéter. Les nerfs en pelote, plus le temps passait, moins je parvenais au moindre résultat, pas l’ombre d’une amélioration, tandis que Briryan refusait catégoriquement toute demande de repos, arguant du fait qu’un adversaire ne m’en octroierait aucun. Selon lui, c’était une technique déjà assez longue à invoquer pour que j’apprenne à la maîtriser dans les conditions les plus défavorables qu’il puisse créer. Et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il prenait plaisir à tourmenter plus faible que lui.
Une unique pause me fut accordée à la mi-journée, court moment de répit où je pus me sustenter et me rafraîchir, instants trop brefs pour les mettre à profit dans la compréhension de ce phénomène magique que je parvenais à déclencher que trop peu souvent encore. Au cours de l’après-midi, fourbue, découragée et blasée de l’attitude de Briryan, je baissais ma garde de plus en plus souvent. Finalement, je m’habituais plus au « jeu » du magicien qu’à la technique que je tentais d’apprendre. Je me désintéressais progressivement de ces faits et gestes, mobilisant les maigres ressources d’énergie qui me restaient dans l’enchaînement de mes essais. Il ne serait pas dit que je baisserais les bras devant l’adversité ! Je l’ignorais tant et si bien que je ne remarquais pas de suite quand il cessât, pour m’observer, un sourire énigmatique sur les lèvres. Un observateur extérieur aurait pu y voir la fierté d’être parvenu au résultat souhaité, mais je n’y perçus que de la moquerie vis-à-vis de mes échecs et de ma fatigue lorsqu’enfin je notai l’arrêt de mon tourmenteur.
« C’en est fini pour aujourd’hui, je n’en peux plus de votre petit jeu ridicule. »« Ridicule ?… Pas tant que ça. Tu as bien plus appris que tu ne le penses même si tu ne le vois pas. »« Ne vous moquez pas ! »« Soit ! Pense ce que tu veux, gamine… Mais n’oublie pas de revenir ici pour la fin de la leçon. A demain. » me lança-t-il par-dessus son épaule, comme la première fois où il avait voulu partir.
« Je ne suis plus une gamine ! » marmonnai-je entre mes dents et en le suivant d’un regard glacial.
« Et je te le prouverai oiseau de malheur ! »Le vouvoiement laissa depuis ce moment place au tutoiement, cet homme ne méritait pas le respect que je lui témoignais, pas avec cette attitude arrogante qu’il affichait vis-à-vis de moi. Vexée et irréversiblement butée par ce qu’il m’avait affirmé – non mais, quel progrès avais-je fait aujourd’hui ? –, je rabattis le capuchon sur ma tête d’un geste rageur et retournai d’un pas énergique à l’auberge malgré ma fatigue.
Suite