Précédemment : iciLa petite fille avait traversé tout Dahràm, l'armure à présent propre sous le bras. Sur son passage, les passants se retournaient, se demandant pourquoi elle possédait une armure qui, vraisemblablement, ne pouvait en aucun cas lui appartenir. Et elle observait, anxieuse, tous ces regards, qui se faisaient au mieux étonnés, au pire alléchés. Elle avait bien essayé, un moment, de prendre des ruelles moins fréquentées, mais cela ne changeait rien, au contraire. Le chemin n'en devenait que plus long, et les regards qu'on lui jetait plus envieux. Ce bout de métal, pour sûr, n'était pas très pratique pour rester discret, en tout cas pour elle.
Après cette petite promenade qui lui fut fort désagréable, elle arriva enfin, toujours en vie et en possession de l'objet, chez le forgeron. Elle entra dans la bâtisse, belle maison en pierre, refermant rapidement la porte de la boutique derrière elle, et regrettant sa décision instantanément. L'air qui régnait dans la pièce, malgré les multiples ouvertures, restait chaud, s'évacuant en une brise tiède et désagréable de la porte du fond, de laquelle provenaient les bruits sourds produits par un marteau lorsqu'il écrasait du métal coincé par une enclume. L'activité typique d'un forgeron.
Avec tout ce vacarme, elle se demandait si l'homme l'avait entendue arriver. Elle souhaitait se débarrasser de cette armure bien trop grande, mais quant à faire, autant ne pas repartir les mains vides, et il valait mieux ne pas déranger l'homme pour un simple échange... Tout ce métal brillant réveillait en elle quelques désirs impulsifs qu'elle pourrait assouvir facilement présentement.
Doucement, elle déposa l'armure terne au sol, le bruit ainsi produit caché par celui qui provenait de l'arrière-boutique. Même si le forgeron avait une très bonne ouïe – et elle en avait fait l'amère découverte il y a quelques mois –, il ne pouvait pas l'avoir entendue.
Elle marcha tranquillement entre les armes exposées, certaines dorées, d'autres noires, la grande majorité grises argentées. Elle tendait la main et les caressait, un peu comme de véritables êtres vivants desquels elle jugerait la douceur du poil. Elle appréciait leur éclat, leur forme, leur allure, et en profitait pour jauger leur tranchant au doigté. Elle retirait vivement sa main lorsque l'arme l'était trop, pour la replacer juste après, la surprise passée. Si elle passa rapidement les épées, lances et haches, elle s'attarda un peu plus sur les divers poignards et couteaux.
Pas à pas, elle arriva à la section des armures, toutes trop grandes pour elle, évidemment. Elle leur jeta à peine un regard, peu intéressée. Pourquoi ne faisait-on pas d'armures pour les enfants, après tout ? Elle poserait la question au forgeron, rien que pour l'énerver, à moins qu'elle ne décide de procéder à un troc sans son accord avant qu'il n'arrive. Mais pour ça, il lui faudrait tout de même un objet intéressant en contrepartie.
Elle remarqua alors, jusqu'ici presque cachée par les autres objets exposés, une magnifique paire de griffes. Elle s'en approcha, subjuguée. Un gant noir de jais, en cuir noble, recouvert de quatre griffes d'argent scintillantes, pas particulièrement longues, sans être courte : en somme la taille idéale. Les lames étaient fixées sur le dos du gant, plus solide, quelle que soit la position des doigts, et promettaient une bonne éraflure à quiconque s'en approchait. Voilà contre quoi elle pourrait échanger son armure... Elle tendit les doigts, le regard émerveillé, vers les griffes.
Dis donc, petite, qu'est-ce que tu fais ?Elle se retourna vivement, s'écartant aussitôt de l'arme. Le forgeron était sorti de son atelier, et elle, absorbée par la vision de cette arme, n'avait rien entendu. Elle laissa apparaître sur son visage un sourire aussi innocent que possible, plaçant ses deux mains derrière elle, et se balançant d'un pied sur l'autre. Elle demanda, sans prêter attention à sa question :
Bonjour monsieur Rilka'n ! Vous allez bien ?L'homme, sans se départir de son air menaçant, s'approcha, et répliqua :
Quand est-ce que tu apprendras qu'il ne faut pas se jouer des mêmes personnes deux fois ? Crois bien que cela se retournera contre toi, un jour. Allez, dégage, avant que je ne m'énerve.Il était imposant, les muscles saillants sous son tablier. Et il portait à la main son marteau qui, s'il ne devait pas taper autre chose que du métal inerte en temps normal, pouvait certainement se montrer redoutable contre les os d'une fillette – ou pas forcément d'une fillette d'ailleurs. Elle fit mine de s'en aller, attendant qu'il se calme et relâche son attention, mais restait dans la boutique, se rapprochant de l'armure que le forgeron n'avait pas remarquée. Elle avançait en sautillant, bien droite, semblant mimer en exagérant les gestes d'une petite fille banale, au sens propre.
J'ai apporté quelque chose pour vous. C'est l'armure qui est là.Elle la désigna du bout du pied, sans se départir de ses mouvements rythmés et légers, continuant à faire de petits sauts sur place en obéissant à une mélodie muette. L'homme restait méfiant, mais souleva l'armure d'une main pour l'examiner.
Hmm... Pas spécialement belle, mais elle semble bien protéger, et en bon état... Et puis, ses formes indiquent une certaine maîtrise dans sa fabrication. Mais je m'étonne de voir que tu es en possession d'une telle armure.Son ton s'était raffermit pendant qu'il parlait. Il la laissa tomber au sol, sans ménagement, et demanda, à présent furieux :
Chez qui l'as-tu volée, celle-là ? Je te préviens, tu ferais mieux de me le dire tout de suite, sinon ça va barder pour toi ! Tu n'es pas la bienvenue ici, une fois pour toutes !N'ayant pas le moins du monde l'air impressionnée, tout en tremblant intérieurement à l'idée de recevoir un coup de marteau de l'homme en colère, la petite fille lui sourit, et répliqua :
C'est très simple. Excusez-moi si j'ai du mal à raconter les histoires, mais je vais essayer de vous résumer les faits. C'est-à-dire que vous seriez bien le premier à les entendre, donc ma prestation ne sera peut-être pas très bonne.Elle se racla la gorge, et sans laisser le temps au forgeron de répliquer, commença, s'arrêtant de sautiller, mais transmettant son rythme à sa voix, une main sur la poitrine et l'autre tendue en l'air, telle une véritable oratrice. Elle ne regardait plus le public – en la personne du forgeron – mais fixait un point au plafond, comme si elle s'adressait aux cieux.
J'allais jouant courant, à travers cette ville :
Dahràm où certainement, rôdent les plus agiles,
Les plus fourbes les plus vils, des tueurs et voleurs,
Tous bien assez civils, pour se nommer emprunteurs.
Et dans cette folle course, je trouvais mon destin,
Destin en forme de bourse, d'un badin anodin.Elle s'interrompit, pour prendre un air plus sérieux.
Mais, ô malheur ! ô tristesse !Elle plaça en même temps qu'elle disait ces mots une main sur son front, se courbant en arrière, l'autre main tendue vers le ciel et le visage désespéré. Elle accéléra petit à petit, donnant une dimension tragique au récit.
Un justicier sans cœur, voyant mon acte banal,
Se fit accusateur, défenseur magistral,
Sur ma personne fonça, l'arme déjà à la main,
Moi sans mal l'esquiva, et il prit un bon bain.Elle prit une expression soudainement hilare, la chute ayant interrompu l'accélération qu'elle avait mené dans son discours. Elle ajouta avec une joie presque communicative :
Eh oui ! Quel imbécile : cette drôle d'histoire,
Se passa, très subtile, au bord des quais hier soir.Elle s'arrêta, et conclut :
Le pauvre ! Je l'ai sauvé, mais en dédommagement,
J'ai bien sûr exigé, cet objet très luisant.
Fort belle moralité, j'en retiens cette phrase :
Peu importe l'honnêt'té...Elle eut un instant de flottement fort vite comblé par son imagination :
... ne tombe pas dans la vase.Elle s'inclina devant l'homme après cette petite improvisation, et ce dicton final inventé à la hâte. Le forgeron ne réagissant pas, sans doute trop occupé à comprendre le sens global, elle précisa :
Donc, je ne l'ai pas volée. Je l'ai acquise suite à une action charitable et volontaire nécessitant rémunération, c'est tout.Elle le regardait, un sourire en coin. C'était un ancien barbare, pas un intellectuel, et il n'allait pas mobiliser plus de quelques secondes ce qui lui servait de cervelle pour essayer de comprendre la petite pièce de théâtre qu'elle lui avait servie. Ses prévisions se révélèrent évidemment exactes. Il lâcha prise, et demanda, un peu déconcerté :
Très bien... Et alors ? Que veux-tu, cette armure, je peux te l'acheter pour... disons... quatre-vingt quinze yus. Je ne vois pas ce que je pourrais faire de mieux.Elle arqua un sourcil interrogateur, demandant :
Si peu ?Il paraissait surpris qu'elle tente un commentaire, mais ajouta, agacé, se reprenant petit à petit :
Qu'y connais-tu ? De toute façon, tu ne pourras jamais l'utiliser telle quelle.Comment ça telle quelle ? Vous supposeriez que je ne suis pas capable de me battre ?Mais non, c'est juste qu'il est toujours possible de la remanier un peu, pour l'ajuster à ta taille. De plus, si j'y ajoute une petite touche personnelle, elle sera plus efficace, je m'y connais suffisamment : en la recouvrant d'une fine couche d'un alliage adéquat, elle sera plus solide. Et puis, si elle est en ce moment un peu lourde, il est tout à fait possible de l'alléger. Toujours un plus en combat.Fort heureusement pour Yurlungur, qui avait lancé sa réplique au tac-au-tac, le forgeron n'avait apparemment pas remarqué qu'il parlait à une petite fille. Peut-être qu'il avait l'habitude d'avoir à reforger des armures, pour les adapter à la taille de nains ou de hobbits par exemple. Ou peut-être qu'informer un enfant de son métier lui paraissait une activité honorable. Elle en profita, et demanda :
Et combien ça ferait ?Il l'examina de plus près, afin d'en jauger la valeur, et ce qu'il pourrait en faire. Entièrement absorbé par cette action, il semblait vraiment ne plus faire attention à la situation.
Hmm... 234 yus. Oui, je pense que ça ferait le compte.Marché conclu !Elle sortit de sa bourse l'argent demandé, et le plaça dans la main du forgeron souriant d'avoir fait une bonne affaire, du moins l'espérait-elle. Elle avait juste assez, précisément grâce à l'argent du guerrier. Quelle veine elle avait eu de tomber sur lui !
Très bien. Elle devrait être prête d'ici trois jours, je pense, ça ne demandera pas trop de travail. Repasse d'ici là.La petite fille lui sourit, et le salua avant de quitter le lieu. Une bonne affaire...
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