L’inconnu, c’est bien ça. Car l’endroit où je me situe, je ne m’y suis jamais rendu, et j’en devine la nature profondément noire et maléfique. Je suis, sans nul doute, au cœur du Palais d’Omyre, lieu de haut commandement, et demeure de la plus sombre Reine que Yuimen ait porté : Oaxaca. Je suis plus précisément dans son sous-sol, à en croire le manque cruel de fenêtres. Une salle cubique, aux murs lisses, sans aspérité, mais décoré d’un liserai sculpté en bas-relief, dans les hauteurs près du plafond, où des gargouilles aux traits monstrueux, et voilés par l’obscurité ambiante, surveillent de leurs yeux de pierres mon arrivée. La seule source de lumière est un trou cylindrique creusé dans le plafond, et amenant un rai de lumière pâle et froide. Rayon tubulaire éclairant une seule partie de la salle : son centre. Et ce centre est orné du seul mobilier de l’endroit, un trône. Un trône sombre, simple siège de pierre froide et noire sculptée pour une assise confortable. Son faîte est taillé en deux colonnes sur lesquelles reposent de petits dragons de pierre aux yeux d’opale. Ses accoudoirs sont ornés, chacun, de trois crânes tombant en cascade et reliés entre eux par une chaîne teintée de graphite. Des crânes humains ou elfiques… Sans doute des trophées d’une des nombreuses guerres de la Sombre.
Et juchée sur le siège, assise en conquérante, au centre du rai de lumière, elle est là. Tout aussi imposante que la première fois que je l’ai vue, elle plonge vers moi son regard entièrement noir, sans pupille ni iris. Un regard de corbeau. Sa peau, qui m’apparaissait mate à la lumière des flamboiements de son dragon noir, me semble plus pâle désormais, sous cette lumière lunaire. Sa longue chevelure pend autour de son visage sans aucun ornement. Aucune couronne pour cette reine de puissance. Elle n’en a pas besoin pour se faire reconnaître des siens. Un corbeau est perché sur son épaule, symbole de mort… Mort qu’elle maîtrise de par la puissance de sa magie. Oaxaca est peu vêtue : un corset court aux bords de cuivre ouvragé, des bracelets d’or sombre tout autour de ses bras nus, une cape bleutée qui la fait luire d’une lueur inquiétante, et une jupe en brocard noir tissée d’or. Impériale, elle m’attend sans un mot.
J’avance de quelques pas, doucement, ne connaissant rien aux règles en usage pour saluer une Reine du Chaos. Elle peut me tuer d’un simple claquement de doigts, et j’en suis conscient. Je n’ai toutefois aucune envie de ployer le genou devant elle, toute divinité qu’elle se prétend. Je reste donc droit, mais à bonne distance, et m’emploie à parler clairement pour débuter l’entretien… Celui qui me faisait tant craindre de venir ici.
« Vous m’avez dit de venir, et je suis venu. »Directement, je me sens de préciser, au cas où elle aurait oublié…
« Je suis Cromax, et j’ai réchappé il y a quelques jours au crash de votre île d’entraînement sur le nord du continent… »J’omets de préciser que ce crash, j’en suis la cause directe… Elle ne le sait que trop bien. Je sursaute alors qu’elle me répond, d’une voix à la fois puissante et lascive, terrifiante et familière…
« Je sais qui tu es. Et je sais pourquoi tu es ici. »(Voilà une bonne chose… Je n’ai pas à lui rappeler tout le marché qu’elle a passé avec ma faera. Ça m’arrange.)Je ne sais, par contre, que répondre à cette introduction. Et je m’en sens bête, à rester là figé, impressionné par la personne qui me fait face. À ma décharge, elle en impose… Et pas qu’un peu.
« Et… donc… je suis ici pour que nous discutions les termes de notre accord ? »Un accord… Voilà comment on peut appeler le plus exactement le lien qui va me relier à elle. Pas de soumission, une relative liberté d’action, mais une fidélité implicite aussi solide que secrète.
« Tu es ici pour recevoir les termes de notre accord, et les accepter. Tu es ici pour entrer dans tes nouvelles fonctions. »J’aurais dû m’en douter : aucune discussion possible avec elle. Elle dicte, et on obéit. Je décide de ne pas mal le prendre… Après tout, qui suis-je au final pour la contredire…
(Mais tu es toi, Cromax. Et tu pourrais la contredire…)(Je pourrais aussi en mourir.)(Voilà pourquoi tu ne le fais pas, mon amour. Ton instinct de survie est puissant.)J’obéis donc à mes instincts, et la laisse continuer sur sa lancée. Mes yeux sombres sont fixés sur ses lèvres bleutées, qui remuent lentement à mesure que son discours fluide et assuré sort de sa bouche.
« Lysis te l’a sans doute rapporté, tes nouvelles fonctions ne sont pas liées à l’accord que les Amants de la Rose Sombre et moi avons passé, malgré ton statut de maître et d’espion. »Un accord n’accordant aucune exclusivité. Un accord octroyant l’information et les secrets d’un camp à l’autre sans distinction de statut ou d’alignement. Il faut juste y mettre le prix. Et dans une guerre, chaque connaissance sur l’autre camp se monnaie plus que l’or lui-même. Dans son discours, je cale tout de même lorsqu’elle parle de ma faera comme s’il s’agissait d’une connaissance commune. Du nom que je lui ai moi-même donné, et connu de moi seul… Comme s’il s’agissait d’une personne.
(Je me suis présentée, en lui parlant. Et… je suis une personne.)Je perçois une pointe d’amertume dans la dernière partie de la réflexion de Lysis. Depuis quelques temps, elle accorde beaucoup d’importance à son statut indépendant, alors que de mon côté je l’ai toujours considérée comme une partie de moi, de mon esprit. Mais il n’est guère temps de se perdre dans ces évasions métaphysiques… La Reine poursuit son discours.
« Tu garderas ce statut auprès des tiens. Tu seras toujours maître et espion pour ta guilde. Notre accord ne la concerne pas. En revanche, c’est à titre personnel que tu t’engages auprès de moi. Et tu seras, pour moi en plus que pour ta guilde, un maître et un espion. Un Seigneur de l’Ombre. »Seigneur de l’Ombre ? Rien que ça… Quelle pompe pour un simple changement d’affectation…
« En… en quoi cela consiste-t-il ? »J’ai peur de me montrer ignorant, mais elle ne semble pas en prendre ombrage, et me répond comme si c’était la suite logique de son discours.
« Sur l’île, tu as prouvé ta valeur, ta puissance. Tu as montré que tu valais en force et en ingéniosité quelques-uns de mes plus puissants éléments. Quelques-uns parmi les Treize maudits. Tu as défié et vaincu indirectement Crean. Tué les créatures de Sisstar et Vallel. Déjoué les plans du Premier des Treize et du Modifié. Tu les vaux, et puisque tu souhaites me rejoindre, tu en auras les avantages. Le statut. »Un quatorzième Sergent d’Oaxaca ? Elle répondit avant même que je puisse poser la question.
« Les Treize resteront Treize. Car ils sont maudits, et connus et liés à moi par cette malédiction. Ton statut sera semblable au leur, si ce n’est que nul ne te connaîtra sous ta véritable identité. Tu seras le Seigneur de l’Ombre, pour mes troupes. Un dirigeant au visage dissimulé, se faisant obéir de l’ombre, et inconnu du camp adverse. Tu auras richesses, troupes et quartiers. Mais… »Je déglutis. Ce dernier mot me donne soudainement une crampe à l’estomac.
« Mais il ne s’agira pas de ta résidence. Car ton rôle sera de préserver l’image que tu as déjà, pour nos ennemis. Tu es connu et reconnu par les mondes pour être un aventurier valeureux, menant à bien ses missions, quelles qu’elles soient. Tu continueras à leur montrer ce visage, et endormiras leur attention. Tu te faufileras à leurs côtés pour acquérir leur confiance. Tu mèneras des batailles pour leur camp pour leur affirmer ta fidélité… Mais tout sera faux. Et lorsque je t’en donnerai l’ordre, tu me serviras. Tu mèneras mes batailles, et me confieras leurs secrets. Tu les tromperas, les mèneras dans des pièges. Mes yeux, mes oreilles, ma lame et mon bouclier en leur sein. »Une sorte d’agent infiltré, vachement puissant et vachement classe. Un rôle majeur dans sa stratégie, s’il en est… Je ne pensais pas m’en tirer à si bon compte. Ni qu’elle m’accorde tant de confiance. Je me permets une question. Une question qui me tient à cœur.
« Puis-je agir librement ? »« Tu es libre d’agir comme bon te semble, pourvu que tu me reste fidèle et loyal. Si tu me tourne le dos, je le saurai. Et alors là, tout ce que tu as connu et aimé sera détruit devant tes yeux, alors que, privé de toute liberté, tu assisteras au spectacle de ta décadence, avant de mourir à petit feu dans d’atroces souffrances. »Sa voix est forte et oppressante. J’ai l’impression que ses mots s’inscrivent directement dans ma chair, tant ils sont fort en sens et en poids. Je ne risquerai pas de la trahir…
« Vous avez ma parole. »Elle cligne les yeux, et conclut :
« Alors nous avons notre accord. Qu’il reste secret, même pour ceux qui te sont intimes. De ce secret dépend ta survie, ton utilité et ta crédibilité. Cet entretien est désormais terminé. » Ce secret, je le garderai, quoiqu’il advienne. Elle n’a pas tort en disant qu’il assure ma pérennité. S’il transparait, toute ma vie basculera, et d’allié des deux camps, je serai leur souffre-douleur et leur victime… Aux deux à la fois. Et bien entendu, ce n’est pas dans mon intérêt. Malgré ses mots, je tente une question qui me brûle les lèvres depuis trop longtemps.
« Pouvez-vous m’aider à en apprendre davantage sur mes origines, ma famille ? »Mais elle ne répond pas. Ses derniers mots sont immuables, et la salle commence à trembler dans son fondement. Je manque de trébucher lorsque son trône se soulève, porté par une colonne de pierre sortant du sol. Et son regard noir reste fixé sur moi. Et ses lèvres bleues sont désormais fermées, et restent closes, alors qu’elle se fait emporter à l’étage du dessus par un puissant mécanisme.
Et je reste seul, alors que la colonne de pierre remplace celle de lumière. Plongé dans l’obscurité, sans plus de réponse, je reste immobile, interdit, torche à la main. L’accord est passé, et pourtant, tout reste si… abstrait. Si vague. Et précis à la fois. Lysis n’avait pas tort : je suis libre. Tellement libre que je ne sais que faire de cette liberté, et un vertige nait en moi…
Mais mon attention est vite reportée sur autre chose… Dans un bruit d’étoffes que l’on frotte, un mouvement furtif dans les ombres attire mon regard. Une gargouille vient de disparaître tout bonnement… Comme si tout à coup, elle avait pris vie. Anxieux, je scrute les ombres alentours et je tends l’oreille, mais… rien. Je n’entends rien. Jusqu’à ce qu’une voix, à la fois grinçante et imposante, me fasse sursauter.
« J’imagine qu’il faille te souhaiter la bienvenuuuuue. Héhéhé. »Un ricanement inquiétant. Un individu me parle dans mon dos. Je me retourne vivement, torche à la main, pour découvrir celui qui vient de m’adresser la parole. Un visage pâle, peint, m’apparait alors. Bien trop proche… Et je n’ai rien entendu venir.
« Bouh ! »L’être se tient campé et courbé, ce qui m’interdit de jauger sa taille exacte. Peut-être est-il bossu… Ses membres agiles et fins sont pliés comme le seraient ceux d’une sauterelle. L’inconnu est vêtu comme un bouffon, habits bariolés de vert et de rouge, à la collerette en étoile ornée de grelots, aux longues chaussures à pointe courbe, et à la tête ornée d’un chapeau à tiges où brillent des clochettes sans battoir. Pour éviter de se faire entendre, j’imagine. Sa face grimaçante me regarde d’un air malsain, et un large sourire tout sauf sympathique orne sa face de lune.
« Qui es-tu ? Que me veux-tu ? »A-t-il entendu la discussion ? Est-il un danger pour moi ? Instinctivement, je porte la main à la poignée de ma lame. Le fou lève les mains et bondit en arrière en ricanant de plus belle.
« Ahah ! Ne t’enflamme pas, mon grand. Je suis dans ton camp, et Oaxaca savait que j’étais là. Je suis Aerq, pour ne pas te serviiiiir. Hihihiiii. »Il mime un simulacre de révérence tellement exagérée qu’elle en devient ridicule, et poursuit.
« Je suis l’un des Treize. Huhu. L’un de ceux sur lesquels tu peux compter. Ou pas ! Ahah. »Sa voix de crécelle m’irrite les oreilles. Il se moque de moi. Je répète ma question, plus vivement :
« Que veux-tu ? »Et lui de me répondre, d’un air faussement innocent.
« Ce que je veux moi ? Mais rieeeeen ! C’est toi qui souhaites que je te renseigne sur tes fonctions nouvelles, très cher. Ahah ! Et c’est pour ça que je suis làààà ! »Le ton qu’il emploie est à la fois dérisoire et inquiétant. Ce personnage ne me plait pas du tout. Il s’approche en un bond, et pose une main leste sur mon épaule, tellement vif que je ne peux réagir à son approche.
« Vois-tu mon cheeer, ton arrivée dans notre… camp soulève quelques… grincements de la part de certains. Tu devras prendre gaaaarde, si tu ne veux pas finir tranché en deux. D’autres que moi voient d’un œil mauvais cette soudaine montée de puissance, et cet irrespect des règles de hiérarchie. Hihi. Crean le revanchard te tient rigueur de ta victoire sur son plan. Prends garde à ne pas attiser sa colèèère. Héhé. Khynt ne t’aime pas plus, mais ne te causera pas trop de souci. La pire que tu as à craindre, tu t’en doutes, c’est Sisstar. La belle n’aime pas la concurrence, et les tours que tu lui as déjà joués ne jouent pas en ta faveuuuur. L’esprit veut te détruire, là où le corps l’en empêche. L’âme te hait, là où la chair t’aime tendrement… J’adooooore cette situation. Huhu. »Complètement allumé. Cet être est fou. Et plus que lucide, pourtant.
« Et toi ? »
« Moiiiii ? Moi je crois que tu peux nous être utiiiile, très cher. Je ne te dirai pas de me faire confiance… Même moi je ne m’y fierais pas. Ahahah ! Mais je n’ai rien contre toiiiii, et si tues toujours vivant, c’est que je ne dois pas te vouloir de mal. Huhu ! N’est-ce pas ? Ahah ! »Prenant soudainement un air sérieux, il me lâche l’épaule et se met devant moi.
« Tu… vas mener ton existence comme bon te semble. Et moi. Moi. Moiiiii ! Moi je te ferai passer les ordres de la Grrrraaaaande Oaxaca. Tu sauras tout en temps utile, crois-moiiiiii… EN attendant, fais donc demi-tour et quitte la cité. Rejoins ceux qui te connaissent et mens-leur de tout ton cœur. Ahahah ! Car finalement, tu n’es pas moins maudit que nous ! Ahahahahah…. »Et il fait une volte en arrière, tournoyant dans les ombres et disparaissant dans l’obscurité sans plus laisser de trace. Je remue ma torche de gauche à droite, mais il semble parti. Cette rencontre me laisse une étrange impression, et je me gratte l’arrière du crâne avant de faire demi-tour pour pénétrer dans le tunnel dont je suis venu quelques minutes avant. Et là… Je sursaute à nouveau. Le Fou est là, droit comme un I, aussi grand que moi, me toisant avec son sourire malsain.
« J’allais oublier… Prends ceci. Les troupes du Chaos te reconnaîtront comme un des leurs. Et leur supérieur hiérarchique, pour la plupart. Ahahah ! Cache-le aux autres. »Cette succession de rires et de mots sérieux me perturbe, mais c’est sans hésiter que je me saisis de ce qu’il me tend. Un pendentif au bout d’une chaine. Un crâne d’argent entouré d’ailes, orné en leur chef de roses en pierres précieuses. Un symbole de pouvoir. Une marque pour que les orques et guerriers d’Oaxaca me reconnaissent dans mon nouveau rôle. Je l’enfile autour de mon cou, le laissant voyant sur ma poitrine.
Et lorsque je redresse les yeux, Aerq me regarde avec des yeux fous, tenant au creux de ses doigts une sorte d’orbe enflammée aux couleurs chatoyantes.
« Oh, bien sûr, ton rôle s’accompagne de pouvoiiirs incommensuraaaaables. Ahahahahahah…. »Et il lance l’orbe vers moi… Elle explose dans une gerbe de feu magique ne me brulant pas… Je n’en perds pas moins connaissance tout aussitôt, n’entendant plus dans les limbes de mon esprit que l’écho de son rire mauvais. Tout n’est qu’ombre. Et dans mon esprit inconscient, une
flamme nait, grandit, et prend une forme humanoïde, dansant lascivement devant mes yeux comme un feu dans une cheminée.