Les Sektegs parlèrent peu, progressant rapidement droit au nord, ne se reposant qu’un couple d’heures pour profiter de la pleine lune qui leur laissait ainsi tout le loisir de battre la campagne en sécurité. Les deux plus costauds avaient sur leurs épaules un madrier auquel était suspendu le strict nécessaire en ration et autres ustensiles. Dès le début du périple l’Aldryde et la fée s’y établirent en passagère clandestine, bercée par la ballotement de la cargaison et les ahanements des porteurs. Bien qu’originaire de la Cité Noire, Oona comprit qu’ils étaient bien trop discrets et disciplinés pour y avoir grandi toute leur vie. Ce n’était pas de simples soldats en maraude, des écorcheurs pilleurs de caravanes mais plutôt des éclaireurs tout de cuir, de peaux et de muscles sans doute capables de disparaître et de frapper habillement au moindre signe de danger. Du moins c’est ce qu’elle s’imaginait en sombrant petit à petit dans le sommeil. Et ce fut la chaleur d’un feu qui la réveilla alors que le soleil commençait sa course dans le gris-bleu d’un ciel printanier. Les cinq gobelins mâchonnaient leur ration en s’imaginant déjà fracturer les tombes pleines de trésors qui les rendraient riches à ne plus savoir qu’en faire. Oona profita de ce moment de calme relatif pour aller voler près du chef et en apprendre un peu plus sur la destination, ce n’était pas quelque chose qu’elle aimait beaucoup faire mais les mystères s’ajoutant aux énigmes, elle préférait rompre la glace pour avoir plus de précisions.
Gëmek ne la regarda même pas et pour toute réponse pointa le nord-ouest, crachant quelques mots à propos d’un arrêt pour récupérer les autres soldats et des ruines qui s’étendaient au-delà de la banquise, dans le Glacier Soupirant. La jeune femme préféra ne pas insister, haussant des épaules en guise de réponse aux interrogations muettes de Wydwan et quand elles observèrent ladite direction ce fut pour apercevoir de la fumée serpenter de plus en plus haut et de plus en noire. Malheureusement pour elles, la troupe s’y dirigea directement comme allécher par une infecte odeur de chair brulées de plus en plus envahissante. Les aventurières avaient beau papillonner autour de la troupe, les collines leur masquèrent la vue jusqu’au dernier moment avec la volonté quasi théâtrale et presque sadique de les éblouir de toute l’horreur de la scène.
Poussées en avant par leur curiosité elles avaient en effet dépassé Gëmek pour se retrouver tout à coup au bord au bord de la falaise et être frappées par une vague immonde de cris et d’odeurs épouvantables. Là, à leurs pieds, dans une rade de presque une lieue de long grouillait une horreur dégoulinante de sang et de graisse, un tapis de corps informes écorchés avec soin, couche après couche, suintant et fumant dans l’air froid du matin. Tout bougeait, se contorsionnait et souffrait de concert, un gazon fou vibrant de terreur et alimenté en permanence par des navires délabrés surfant dans les boyaux jusqu’aux plages de galets souillées. Le chef de la troupe passa à coté des petites voyageuses riant de leur dégoût et de leur stupeur, leur décochant quelques mots avant de descendre plein d’entrain vers ce qu’il venait de nommer la Baie des Tripes. Au bout d’un long moment angoissant, écrasées qu'elles étaient par la majesté infernale du lieu, les exilées comprirent qu’ils s’agissaient d’une boucherie gigantesque et surréaliste qui avait envahi toute la rade. De la mer, teintée du sang caillé revenait une armada misérable de navires de pêche traînant derrière eux les carcasses encore secouées de spasmes de tout ce que la mer pouvait compter de gros gibier. Car ils ne pêchaient pas, ils chassaient, leurs instincts sauvages leur interdisaient toute patience n’étant pas récompensée par la tuerie. Ils chassaient avec délectation les phoques et les morses, parfois même les dauphins et les baleines imprudentes, les harcelant sans relâche sur les côtes et les grèves où le dégel permettait à ces gros mammifères de mettre bas. Puis ils les traînaient là, où des légions de boucher sautaient à la gorge encore chaude des bêtes pour les saigner, étouffant leur beuglement de détresse sous la violence de rires carnivores. Les orques et les gobelins les dépeçaient encore vivant, séparant avec toute la dextérité du boucher né, les couches de graisses du muscle frétillant de douleur, qui à son tour était tranché jusqu’à l’os.
Des feux acres d’algues calcinées empuantissait l’air jusqu’à la nausée, prêts à donner ses lettres de noblesse à cette étale de l’enfer. Les diablotins pataugeaient dans les entrailles traînant sur leur crochet les livres de viande, les pattes et les crânes en braillant à qui mieux mieux la qualité de leur office de bourreau. Ils naviguaient au milieu des carcasses tréssautantes d’agonie où parfois même les yeux injectés de peur clignaient, s’agitaient encore alors qu’on trifouillait dans la forêt de leurs cotes pour excaver les précieux organes. Viande et peau, tout cela était prestement boucané dans la noire fumée, la graisse et les tripes bouillies et marinées dans d’immenses chaudrons. Les enfants du mal grouillaient par centaines dans une parfaite anarchie, une impossible entreprise de transformation qui ne faiblissait jamais, qui ignorait les imprudents écrasés par un gros morse se débattant, qui ignorait les malades et les infirmes se battant avec la vermine galeuse pour des restes pourris. Bref, c’était une forge irréelle où se façonnait l’extinction d'un nouveau monde à peine exploré.
Profondément choquées et déboussolées, les deux femmes ne purent descendre qu’en s’enroulant profondément dans leur cape et leurs vêtements, serrant les dents pour retenir la nausée et le dégoût. Heureusement, le campement de fortune des pilleurs de tombes était suspendu dans un des lacets menant à la baie et elles n’eurent pas à descendre jusqu’en bas pour suivre Gëlem partant chercher des provisions avec l’intégralité de sa troupe. Toute la troupe hormis une masse sombre tout au fond de la tente rapiécée, un infirme marmonnant dans son coin occupé à coudre quelque chose d’invisible. La puanteur semblant moins forte à l’intérieur de l’abri, les aventurières allèrent y bourdonner ravi de cet écran qui masquait tout autant l’atrocité des lieux que les odeurs. Désormais elles n’avaient plus qu’à s’accommoder des vagissements lancinants des centaines de bêtes trucidées sans la moindre forme de pitié. L’infirme leva les yeux vers les intruses et sa capuche de fourrure glissa emportant tout son manteau et découvrant ainsi les ravages de son corps. Plus tard elles apprendraient au milieu de son charabia incessant que toutes ces tortures étaient le résultat d’un chaudron de goudron balancé depuis les remparts de Pohélis, mais pour l’instant la gêne grandissait en elles, tant la charpie soudain découverte s’accordait à merveille avec la Baie des Tripes. Des jambes, il ne restait que des moignons noircis, sa peau, ce patchwork improbable, était tendue et diaphane, une sorte de toile aspergée de mauvaise teinture boueuse sous laquelle glissaient des muscles trop roses. Le malheureux n’avait plus vraiment de forme, tout juste des reliefs, des bosses ça et là entre deux ravins cicatriciels qui laissaient deviner les contours de ce qu’il avait pu être. Son esprit non plus n’avait pas été épargné. Que ce soit par la guerre ou par la douleur, pourtant si souvent appréciées par les peaux-vertes, Tok, tel était à priori son nom, avait été mué en une stèle brisée dont on ne pouvait que lire et relire le même discours.
Ce fut d’ailleurs leur seul distraction durant le trajet jusqu’à Astérök, l’entendre débiter des histoires sans queue, ni tête et essayer d’y remettre de l’ordre. En effet, alors que la vingtaine de gobelins cheminaient vers le nord, s’approchant de plus en plus de l’horizon aveuglant du glacier, l’Aldryde et la fée avaient pris place dans l’unique carriole tractée par un solide bœuf musqué au destin déjà scellé. Là, à l’abri du monde extérieur, du froid et des autres, elles bavardaient et laissaient le temps s’écouler. Tok leur confectionna, comme il l’avait fait pour chacun des membres de la troupe au fur et à mesure des périples, des pelisses de grandes qualités. Il semblait en effet que seules ses mains soient encore en état de fonctionner car même à leur petite échelle, il fit du travail remarquable transformant de vieux gants polaires en manteaux de fourrure tout à fait convenables. Dans cet espace d’infinis nuances blanches et froides ou bien à l’abri dans l’obscurité du traineau le temps ne semblait plus avoir de réalité, il s’écoulait à peine, prisonnier lui aussi des glaces, ne gouttant que pour marquer les jours et les nuits.
Durant la première semaine donc les jeunes femmes remontèrent patiemment l’histoire du groupe de Sektegs, déduisant que la plupart d’entre eux avaient été enrôlés de force puis envoyés loin au nord, sur Nosvéris pour attaquer la grandiose cité de Pohélis. La lutte avait été acharnée mais les forces d’Oaxaca avaient triomphé grâce à leur brutalité sans pareille. Pour les estropiés comme Tok, les déserteurs ou les voleurs comme Gëlem, ce nouveau monde n’offrait rien de bon et ils avaient décidé de rebrousser chemin dans l’espoir de sauver autrement leur tête. Sans doute avaient-ils été hypnotisés par les sagas des prisonniers contant les richesses des anciennes cités disparues, quoi qu’il soit, Gëlem était parti trouvé l’Oracle et était bel et bien revenu avec des indications sur l’antique cité d’Astérök. Comme bien d’autre avant lui il aurait pu mourir sur ce glacier, dévoré par les loups, les ours, ou bien se faire congeler en une nuit par les températures glaciales. Mais il triompha de ces dangers et bientôt ils furent nombreux à le suivre dans ses pillages, creusant toujours plus profondément à la recherche des fantasmes de leur propre avidité.
Tuk parlait même en dormant et par sa voix déchirée par la douleur la guerrière et la prêtresse pouvaient s’imaginer toutes les splendeurs et les périls qui les attendaient au bout du monde, à l’extrême nord des terres d’Oaxaca, là où jadis s’était élevée un empire aussi surprenant que magnifique. Cependant à l’aube du onzième jour, cheminant depuis bientôt deux jours sur la glace éternelle et soupirante, une agitation particulière pénétra jusqu’à l’intérieur de leur abri, les forçant à sortir. Le spectacle était vraiment magnifique et elles ne comprirent pas l’inquiétude des gobelins. Tout autour d’eux ce n’était que blancheur immaculée et aveuglante parfois rehaussée d’un bleu plus pur que le saphir. Il n’y avait plus de limite entre ciel et terre, les jeunes femmes auraient même pu croire qu’elles étaient mortes ou bien que le monde avait suspendu sa course à tout jamais, ce qui au final, pensa Oona, n'était guère différent. Le calme était total hormis le craquement des piétinements dans la neige glacée et les chuchotements angoissés. Gëlem alla chercher quelque chose dans le chariot glissant désormais sur des patins et à sa sortie l'aventurière l’apostropha.
« - Je ne vois aucun ennemi, ni aucune tempête.
- C’est parce que tu ne sais pas regarder. Crois-moi tu étais plus en sécurité à l’intérieur. Tu vois cette tache blanche là-bas sur la mer. Là, au bout de ma main, juste après la crête de roche.
Plissant les yeux dans ce bain de pureté éblouissant, Oona finit par distinguer quelque chose se mouvant à peine.
- C’est un vaisseau fantôme, une arche damnée et le problème c’est que nous devons nous approcher du bord du glacier pour éviter les crevasses à l’ouest. Prie pour que les courants la face dériver.
- Une arche damnée ? Enchaîna l’Aldryde vaguement inquiète.
- Tuk aurait mieux fait de vous parler des chevaucheurs de failles et des tempêtes de glace plutôt que de vous bercer de toutes ces sornettes. Les humains de Nosvéris les nomment icebergs et même eux les redoutent. Ils se détachent des immenses banquises très loin dans le septentrion et dérivent en appelant à eux les âmes des morts en mer, les noyés, ceux qui ne pourront jamais avoir de sépulture. Les revenants investissent alors ce navire de glace et le tractent avec leur rancœur droit sur les vivants pour expier leur damnation. Certaines légendes racontent que des villages entiers de pêcheurs ont été décimés par ces vaisseaux avançant contre la marée pour se jeter sur le rivage et larguer leurs soldats morts-vivants.
Soudain une brise glacée se leva emportant les capuches auréolées de douceur de certains soldats.
- Heureusement le temps semble avec nous. » Conclut Gëlem avant d’invectiver ses frères pour les remettre en marche.
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Et sur moi si la joie est parfois descendue Elle semblait errer sur un monde détruit.Oona
Dernière édition par Chak' le Mer 21 Avr 2010 14:59, édité 1 fois.
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