Devant moi, un sentier d’obscurité me mène droit vers les marais, route unique vers mon avenir. Je ne peux m’empêcher, avant d’y pénétrer vaillamment, de me retourner une dernière fois vers le lieu que je viens de quitter. Sur la côte, les débris des cabanes de pierres jonchent des rochers noirs bousculés par des vagues écumant de blanc, ressortant particulièrement dans les ténèbres nocturnes. À l’est, néanmoins, les premières lueurs d’un jour nouveau commencent à poindre, sans rien éclairer encore… Les nuages au loin se colorent juste de feu, augurant la venue de l’aube, bientôt. En voyant les tentes du camp de Crean, je ne peux qu’avoir une pensée pour les personnes qui sont restées là-bas. Celles qui ont rejoint Oaxaca, et ainsi scellé leur avenir auprès d’elle, et ceux qui, plus braves et idéologistes, ont décidé de fuir, malgré la menace létale du dragon, qui aura pour ordre de les poursuivre. Fous sont ceux qui croiront pouvoir terrasser ce monstre que même les Dieux, ces éternels absents, n’ont pu qu’assommer. La rapidité, la discrétion, seront leur clé de sauvegarde. Et en cela, Sinaëthin la chasseresse saura se montrer un guide efficace pour ceux qui sauront l’écouter. Et d’autres, sans doute… Nous étions quelques puissants, sur cette île. Et ce ne sont pas les plus faibles qui en sont sortis, preuve en est… leur vie, tout simplement.
Mais il est l’heure, désormais, de marcher. Inutile de s’éterniser plus longtemps dans un lieu si sombre, si repoussant. Si le port n’est plus que débris, la route qui va m’accueillir n’a rien à lui envier… Un sentier tortueux le traverse, contournant des zones profondes et plus aqueuses que terreuses. L’eau est aussi sombre que la terre, et la route est presque invisible, pour celui qui ne s’y trouve pas déjà. Heureusement, c’est mon cas. Je vais devoir me montrer attentif…
(Les Marais de Gutenborg. Ne t’éloigne pas des chemins, car nul ne sort vivant de sa vase profonde…)Charmant préambule à ma promenade forcée. Je regrette un instant la présence de Lune, mon fier étalon… avant de me rendre compte qu’il aurait été encore plus difficile de traverser cet endroit répugnant à cheval. Même si c’est plus éprouvant, c’est à pieds qu’il me faut traverser cet endroit. De toute façon, je n’ai guère le choix.
Alors, j’avance, et à mesure que le temps avance, les détails macabres du lieu que je traverse se dévoilent à mes sens. L’eau, fumant d’une brume matinale épaisse, est d’une couleur peu engageante… Entre le vert sombre et le brun merde. Des ilots de terre recouverts de mousses et de moisissures blanchâtres sortent, de-ci, de-là, comme autant de grumeaux dans cette soupe immangeable. Certains sont parés d’arbres sombres, tortueux, sans la moindre feuille… Au bois noir comme le charbon. Comme si l’essence même de cette terre les consume plus qu’elle ne les nourrit.
Mes pieds ne peuvent, bien souvent, pas éviter les flaques du chemin, flic-floquant dans l’eau trouble malgré moi. J’en viens presque à regretter la présence d’un de mes compagnons d’aventure, tant ce décors se prête à me sentir isolé, et mal à l’aise.
(Bah et moi alors ?)(Toi, c’est différent… Tu… Tu es ma faera, tu fais partie de moi. Tu ne peux m’apparaitre comme un être à part entière.)Un moment de silence spirituel. Je sens que je l’ai vexée. Après quelques secondes, elle se permet néanmoins un commentaire…
(C’est ce qu’on verra.)Je ne comprends pas le sens de ses mots, ni comment je dois les prendre. Et à vrai dire, je préfère ne pas lui demander. Elle risquerait de plus mal le prendre encore. Et je ne veux pas attirer l’ire de celle, la seule, qui m’accompagne ici.
À mesure que la matinée avance, la chaleur se fait plus présente. Étouffante, parfois. Car ici, il n’y a pas le moindre petit pet de vent. La brume ne parvient pas à décoller, comme engluée elle-même dans les marécages. Pourtant, le ciel n’est pas ensoleillé pour autant. Un couvert nuageux uniforme, entre le gris et le blanc sale, me sert de toit. Au-delà, la lumière du soleil a commencé à éveiller la faune du lieu que je me satisfais de n’avoir pas aperçu la moindre tentacule la nuit. Ainsi, à certains endroits, des grosses bulles éclatent mollement à la surface aqueuse, attestant de la présence d’un gros… poisson ? vivant en dessous. Gros, c’est indéniable, vu la taille de certaines de ces poches d’air molles. Des croassements profonds, graves, raisonnent à gauche, à droite. Certains plus proches que je ne l’espère, car les crapauds pustuleux auxquels ils appartiennent, je n’ai aucune envie de les croiser. Pas plus que les sifflements de serpents des marais qui filent en silence au ras de l’eau. Heureusement, ma présence ici ne semble guère leur convenir, et ils préfèrent fuir mon passage par des flocs mous dans les flaques. Une pensée, un peu macabre, s’imprègne dans mon esprit, avec la certitude que si je me fais piéger de la vase, ils seront les premiers à venir dévorer ma chair détrempée, avant même que j’ai eu le temps de mourir. UN frisson me parcourt l’échine, alors que je redouble de précautions sur le chemin à prendre.
La matinée arrive presque à terme lorsque je décide de faire une petite pause, m’appuyant sur un arbre tortueux, plus large que haut, en bordure de route. Ayant sécurisé la zone du regard, je soupire en assouplissant mes membres malmenés par cette marche difficile, et par les jours passés sur cette maudite île. Je me laisse aller, dix minutes durant, à une somnolence mi-consciente, où je me détends sans bouger, yeux mi-clos, membres relâchés. Et puis, alors que le sommeil est presque à me gagner, je me sens subitement observé. Je rouvre les yeux, et mets plusieurs secondes avant de trouver ce qui me fait cette impression. Immobile sur un ilot non loin de ma position, un œil immense m’observe. Un œil, entouré de plusieurs autres, plus petits.
« Ah ! »Un cri de surprise, heureusement étouffé par la pesanteur des lieux. L’œil en question, gros comme une tête, est incrusté dans ce qui semble être une immense coquille d’escargot. Il est fixé droit sur moi, immobile, sans ciller… puisqu’il n’a pas de cil. La coquille, haute de près de deux mètres, est parcourue de veinules répugnantes. Je doute, un instant, de la vie réelle de cette chose, ou de son statut en tant qu’œuvre infinie d’une nature aux goûts douteux… Mais la réponse se fait vite à moi, lorsqu’un corps sort de a coquille. Brunâtre, d’une peau recouverte de milliers de pustules baveuses, et des mêmes veinules écoeurantes, un escargot gigantesque fait son apparition, pointant ses deux cornes visuelle – comme s’il n’avait déjà pas assez d’yeux – dans ma direction.
Me voyant, il ouvre une bouche énorme munie de dents petites, mais acérées, et dont je ne doute pas de la capacité à broyer toute chair exposée. D’ailleurs, entre deux fils de bave gluante, il finit par recracher un cadavre, apparemment humain, ou orque, dont des lambeaux de chair pourrie et filandreuse pendent mollement à des os blanchis par la salive acide de cet animal ignominieux.
« Beuuuaarhg… Dégueu… »L’animal, par chance, semble rassasié par son repas horrible, et reste immobile sur son ilot. Sa présence, me donnant littéralement la gerbe, me remotive subitement à partir de cet endroit. Reprenant toutes mes affaires, sans faire cas de ce pauvre type bouffé par un truc mou et gluant, je me remets en route, non sans jeter un dernier coup d’œil à ce gastropode géant aux nombreux globes oculaires.
(Bon sang, c’était quoi ce truc ?)(Un argus rampant. Une création Cwedim, un des Treize d’Oaxaca, spécialisé dans les rampants gluants.)
(Spécialisé ? Mais il faut être complètement chiffonné pour créer un machin pareil !)(Personne n’a dit que les Treize étaient sains d’esprit.)D’un coup, je me dis que je ne suis pas mal tombé, avec une sœur passionnée par les reptiles. Au moins, les dérives sont sans doute moins repoussantes. Pas comme si c’avait été une spécialiste des trucs graisseux, pleins de chairs pendouillantes et fripées, ou encore des êtres faits de pourriture crasse et puante.
(Si tu savais ce dont ils sont capables…)Là, pour le coup, je n’ai aucune envie de le savoir, et je me dépêche de reprendre la route dans ce marais qui, finalement, se fait de plus en plus sec, et commence à se transformer en une forêt humide, à la végétation plus dense et plus fournie, plutôt qu’à une plaine brumeuse aux trop nombreuses flaques. La mousse verte remplace petit à petit la moisissure, les arbres hauts et feuillus les troncs raides et secs, et le chemin se fait plus large, et surtout moins humide.
Et petit à petit, les marais se changent en plaines, et la sente que je suis depuis le début de la journée rejoint une route plus importante, reliant sans doute deux grandes villes de la région… Certainement Dahràm et Omyre. Je prends la voie menant vers le Sud, Omyre se trouvant plus au centre du continent que la cité des pirates. Le soleil, lentement, décline dans le ciel. Mes bottes mouillées écument dans un bruit spongieux dans la poussière de la route, sèche, elle.