L’auberge n’est animée que par le bruit de quelques conversations enjouées. Il n’y a pas énormément de monde, et aucun ménestrel ne joue. Seules quelques tables éparses se partagent les clients de ce soir, habitués du village dînant entre amis, ou voyageurs et marchants partageant une tablée. L’ambiance, quoi que peu festive, est chaleureuse et conviviale. Une odeur agréable flotte dans l’air, petits plats mijotés avec soin mélangés au pain encore chaud, tout droit sorti du four.
L’eau à la bouche, après avoir fait un rapide tour d’horizon, je choisis de m’installer seul à une table pour le moment. Je me glisse sur la chaise de bois et m’appuie sur le dossier en fermant un instant les yeux pour craquer ma nuque malmenée par le voyage à cheval. Je passe une main sur mon visage avant de rouvrir les yeux…
Ceux-ci se fixent directement sur une serveuse de l’endroit, postée tout droit devant moi. Son teint est pâle, mais pas exagérément. On sent la vie pétiller en elle, même si la fatigue d’une rude journée de labeur tire légèrement ses traits. Son regard d’onyx est fixé sur moi, et instinctivement, je note la similarité avec les yeux de l’aubergiste, que j’ai aperçus en entrant dans l’établissement. Sa sœur cadette, ou sa fille, très certainement. Sans plus attendre, voyant qu’elle a capté mon attention, elle s’exprime :
« Bienvenue à l’Auberge du Bon Pain, messire. Que puis-je vous servir ? »Un accueil sobre, mais bien présent, et souvent négligé dans les grandes villes bourdonnant de monde. Je fais mine de réfléchir un instant, avant de lui lancer avec un sourire aux lèvres :
« Hé bien que me proposez-vous ? Avez-vous des spécialités ? »Professionnelle, elle se pare d’un sourire discret, et avenant, et me répond avec emphase :
« Je peux vous proposer notre fameux bœuf aux pommes, accompagné d’une miche de pain frais, et d’une bière spéciale faite maison. »Programme plutôt appétissant. Mon estomac me le confirme presque aussitôt en gargouillant bruyamment. Mon hôtesse le remarque, et son sourire s’accentue avec timidité. Je sens l’effort qu’elle fait pour ne rien laisser paraître, et je souris à mon tour plus avant.
« Vous avez touché mon appétit au vif, demoiselle ! Je prendrai ça, alors, s’il vous plait. »Elle hoche la tête, presque soulagée de pouvoir rompre le contact visuel, et je la regarde partir vers le comptoir de son paternel pour passer ma commande en cuisine. Je la laisse à sa tâche, et reprend mon inspection de la salle. Si les marchands réunis autours d’une tablée de sept ne m’accordent pas la moindre attention, ce n’est pas le cas de résidents du village à la table voisine à la mienne. Des anciens d’ici, vraisemblablement. Ils ne sont guère équipés et habillés pour voyager, et semblent habitués au coin. Ils me jettent des regards étranges. Pas malpolis, mais curieux. Poli, je les salue de la tête, sans masquer le fait que je les ai vus m’observer, et ils me rendent mon signe en se parant d’un sourire, avant de fondre à nouveau dans leurs conversations.
La jeune serveuse revient vite me porter ma bière, dans un pot en métal recouvert de bois. Avant qu’elle ne puisse s’en aller, j’attire son attention :
« Merci. Pourrais-je m’entretenir avec le patron, plus tard ? J’ai quelques informations sur la région à lui demander. »Elle me regarde d’un air surpris, puis acquiesce.
« Je dirai à mon père de venir vous apporter votre plat. »Et en un nouveau sourire, après qu’elle ait confirmé son lien de sang avec l’aubergiste, elle file relayer mon message au comptoir. De mon côté, je me penche sur la bière et y trempe mes lèvres. Je suis surpris de constater que son goût, outre l’amer pétillant d’une bière normale, est rehaussé d’une fine note acidulée de pomme fraiche. Éphémère, ce goût disparait vite dans ma gorge, et j’en reprends une gorgée, satisfait par cette innovation gustative plutôt agréable au palais.
À peine ais-je bu ma seconde gorgée que le patron arrive avec une assiette fumante. Il la dépose devant moi en souriant, puis m’adresse la parole.
« Bonsoir, messire. Ma fille m’a dit que vous souhaitiez me parler ? »« Merci, oui. J’aimerais avoir quelques informations sur la région alentour, et je me suis permis de penser que vous en saviez sûrement beaucoup. »« En effet, j’en connais pas mal sur les alentours, j’y ai passé toute ma vie. Que voulez-vous savoir ? »« Je cherche une association dénommée le Clan des Roses. Pourriez-vous m’indiquer où ils se trouvent ? »Sitôt ai-je fini ma phrase que je vois la pupille de l’aubergiste grossir, et un soupir colérique poindre dans sa gorge.
« Monsieur, ne me parlez plus de ces sornettes ! Il est hors de question qu’on aborde ce sujet dans mon établissement ! »Rubicond, et visiblement vexé, il fait volte face, me laissant comme deux ronds de flan devant mon assiette fumante. Je reste coi un instant, décontenancé par cette réponse inattendue. Tous les regards sont fixés sur moi et l’aubergiste qui rejoint ses cuisines en grommelant. Finalement, après quelques secondes, je reporte toute mon attention sur mon plat, très appétissant malgré la note amère de ces derniers mots.
Les conversations reprennent vite, et je me satisfais de mon repas, très agréable au goût. La viande de bœuf est imprégnée du goût persistant de la pomme, que je devine aisément être la spécialité culinaire locale. Lorsque j’en ai absorbé jusqu’à la dernière miette, ramassant la sauce riche en goût avec le pain frais encore tiède, je me lève et me dirige vers le comptoir, où l’aubergiste me regarde arriver d’un œil soupçonneux.
« Désolé pour l’incident de tout à l’heure. Il ne se reproduira pas. Puis-je disposer d’une chambre pour cette nuit ? »Un soupir, un sourire, et le tavernier reprend son métier d’un air avenant.
« Bien sûr, vous pouvez vous rendre à l’étage, sur la première porte à votre droite. Il y a là une chambre à votre disposition. »L’incident d’avant est visiblement clôt. Je remercie mon hôte, et grimpe les escaliers pour pénétrer dans ma chambrée. Celle-ci est éclairée par la lueur d’une seule chandelle, posée sur une petite table en frêne travaillé. Le lit est sommaire, et le matelas est bourré de paille, mais je ne peux juger du confort de cet établissement montagnard sans le replacer dans son contexte. C’est mieux que rien.
Je me débarrasse de mon matériel, que je pose à même le sol, sans aucun soucis d’ordre, et je me glisse sous la couverture, n’ayant gardé sur moi que mes pantalons. Soufflant ma bougie, je m’enfonce lentement dans un sommeil sans rêve…