Ce n'est que de longues minutes après que Färya Thil'isy a quitté la pièce que je prête attention à cette dernière, vide à l'exception de quelques vieux fragments de meubles brisés, comme toutes celles que j'ai pu voir jusqu'à présent. D'étroites fenêtres taillées à même le roc laissent entrer de fins rais de pâle lueur lunaire, donnant au lieu une atmosphère particulière, à la fois douce et froide, que je trouve apaisante. Voilà bien des décennies que je ne me suis senti aussi profondément déstabilisé, doutant de tout ce que je croyais fermement défini comme étant juste ou faux. Je m'installe en tailleur dos à un mur, de manière à voir l'astre nocturne par l'une des meurtrières. J'ai besoin de réfléchir, de reconstruire un socle à mon existence dont les bases me semblent douloureusement s'effriter comme château de sable sous la marée.
Que suis-je en train de faire? Que suis-je en train de devenir? Un traître, comme mon père, comme l'ami de Rolf? Je haïssais les Shaakts pour ce qu'ils ont fait à mon ami Woran et parce qu'ils menaçaient Hidirain, ils ont massacré mes frères d'armes Hinïons dans les montagnes et voilà deux fois que je folâtre avec des femmes de ce sombre peuple. Cela malgré que je me sois lié à Ethëll, à qui je n'ai toujours pas écrit depuis que je suis revenu d'Izurith. Je croyais naïvement que la Voie serait belle et droite en devenant Danseur d'Opale mais, par Sithi, sur quel tortueux chemin me suis-je engagé? Ce choix que je viens de faire, cette décision de laisser filer Färya, m'oblige maintenant à assassiner un homme du Duc parce qu'il est au courant de son existence. Le fait que ce soit un traître, de le considérer comme tel, rendait la chose facile, mais de quel droit puis-je le juger maintenant que je me suis compromis avec la femme qui l'a contraint? Et en parlant de femme, l'épouse de cet homme et sa fille sont soi-disant captives dans les souterrains de cet ancien temple, vais-je le libérer pour leur apprendre que j'ai froidement assassiné leur époux et père? Ou devrais-je tomber plus bas encore et leur mentir sur les raisons de son décès? Que suis-je en train de devenir?
Un rire sans joie jaillit de mes lèvres à cette pensée, la réponse est pourtant si simple: je deviens une Lame du Crépuscule et je représente Sithi, notre Mère d'Ombre et de Lumière. Cela résume tout.
Le temps des questions existentielles est échu, j'ai fait un choix et l'heure est venue de l'assumer, il n'y a plus à hésiter ou à tergiverser. Ma voie sinue sur le fil d'une lame acérée, d'un côté le "bien", de l'autre le "mal", une Lame du Crépuscule conserve son équilibre précaire entre ces deux extrêmes, elle n'est ni l'un, ni l'autre, elle est les deux.
Je me relève fluidement et me dirige sans plus attendre vers le sommet de la bâtisse où je retrouve le soldat que j'ai étroitement ligoté et bâillonné. Il s'est réveillé et me regarde approcher avec, dans les yeux, une profonde terreur, tentant de son mieux de reculer lorsque je m'accroupis face à lui. Je l'observe un instant en silence, puis je lui demande doucement:
"Veux-tu vivre, Gerd?"
Il opine frénétiquement du chef, une lueur d'espoir renaissant dans ses prunelles, si bien que je poursuis:
"Bien. Alors écoute-moi attentivement. Tu vas aller chercher ce sergent de l'intendance, et me l'amener ici discrètement en lui disant que l'un de ses supérieurs veut le rencontrer."
Je laisse planer un instant de silence pour donner du poids à mes paroles et je poursuis:
"Si tu fais exactement ce que je te dis, ta femme et ta fille vivront et toi avec, nul à part moi ne saura jamais ce que tu as fait ici et tu pourras reprendre ton ancienne vie avec ta famille. Tu seras dorénavant à mon service, je ne te demanderais jamais rien qui puisse nuire à Luminion ou à ta famille, au contraire tu pourras réparer le mal que tu as fait. Mais trahis-moi et je jure devant Sithi que tu regretteras de n'être pas mort aujourd'hui. Marché conclu?"
L'humain acquiesce fébrilement, les yeux pleins de larmes de reconnaissance, je lui offre une chance de s'en tirer alors qu'il n'en avait aucune, mieux, je lui offre de retrouver sa famille et même sa vie d'avant, comment pourrait-il refuser? Je souris légèrement et dégaine ma dague pour trancher ses liens avant de le relever d'une traction. Il retire lui-même son bâillon et, à l'instant où il s'apprête à ouvrir la bouche, je le coupe froidement:
"Pas de questions ni de remerciements larmoyants. Vas maintenant, le temps nous est compté. Ne me déçois pas, Gerd. Et débrouilles-toi pour trouver un grand sac en chemin, nous en aurons besoin."
Je l'accompagne jusqu'à la sortie et en profite pour appeler Sinwaë, qui ne tarde guère à rappliquer, espérant sans doute recevoir sa pitance du soir. Je lui fournis une lanière de viande séchée prélevée dans mes provisions et lui ordonne de rester dans le couloir d'entrée de l'étrange temple, espérant qu'il me préviendra quand les deux humains reviendront. Le Kendran a évoqué des créatures enfermées dans les souterrains en compagnie de sa famille, un double problème qui doit être réglé avant leur retour si je veux que mon plan se déroule sans accroc.
Bien que le bâtiment ne soit pas immense, il me faut quelques minutes pour trouver un escalier plongeant vers les tréfonds car il est astucieusement dissimulé par un pan de mur pivotant. Toutefois le sol étant poussiéreux et encombré de débris, la trace en arc de cercle laissée par terre par l'ouverture du panneau rocheux me permet de le découvrir sans grand mal. Derrière, un étroit escalier en colimaçon taillé dans la roche vive plonge dans des ténèbres si totales qu'il me faut demander à Syndalywë de faire un peu de lumière afin d'y distinguer quelque chose. L'endroit étant pour le moins exigu, je laisse mes lames au fourreau et me munis de ma dague, plus appropriée, avant de m'engager dans la descente abrupte. Je compte une cinquantaine de marches avant de parvenir à l'étage inférieur, constitué d'un étroit couloir long d'une vingtaine de mètres dont les parois latérales sont percées de plusieurs portes de chêne renforcé de ferrures rouillées. Malgré cette rouille les portes, quatre de chaque côté, semblent en parfait état. La vue des grosses serrures me fait grimacer, je n'ai évidemment pas pensé à demander à Färya où étaient les clés...et défoncer les battants que je devine épais n'aura rien d'aisé, d'autant plus que l'étroitesse du couloir ne laisse pas le loisir de prendre le moindre recul. Je soupire en songeant que je viens de me débarrasser de la masse prise au colosse graisseux, une arme qui m'aurait certainement permis d'éclater ces portes en quelques coups. Dubitatif, je fais silence afin d'entendre d'éventuels bruits mais pas un son ne trouble le silence, si sépulcral que j'en viens à me demander s'il y a vraiment quelque chose de vivant dans ces souterrains.
(Es-tu bien certain que toutes ces portes soient fermées,) demande ma Faëra avec une discrète ironie?
(Euh...non...pas bête ça...)
J'entreprends aussitôt de le vérifier en exerçant une poussée sur chacune et pousse un grognement désabusé lorsque la troisième sur la gauche s'ouvre en grinçant lugubrement, pourquoi Syndalywë a-t'elle toujours raison?! Il n'y a qu'une petite pièce vide d'environ trois mètres de côté derrière le battant, mais je ne l'en explore pas moins méticuleusement. Et bien m'en prends car je découvre un trousseau de clés accroché derrière la porte. Au temps pour la masse. Muni de ce trésor, je regagne le couloir et m'assure que les autres portes sont fermées, ce qui est bien le cas. Je colle ensuite l'oreille à chacune afin d'essayer de percevoir un bruit quelconque, mais en vain, sans doute les battants sont-ils trop épais, pour autant qu'il y ait quelque chose à entendre évidemment. Les créatures mentionnées par Gerd existent-elles vraiment? Je n'en sais rien pour l'instant mais, dans le doute, je rengaine ma dague et me saisis de mon ardente avant d'ouvrir la première porte, même avec aussi peu d'espace je me sens plus à l'aise avec une épée qu'avec un vulgaire poignard s'il me faut affronter je ne sais quelle monstruosité...
Rien. Une salle vide, identique en tous points à celle dans laquelle j'ai trouvé les clés. La deuxième porte que je déverrouille ne recèle rien de plus, de même que les troisième et quatrième. La cinquième en revanche m'offre un spectacle désolant: un squelette est recroquevillé au sol, dans un coin de la pièce. Il n'y a rien de plus que des os, pas la moindre trace de vêtements ou de chair, sans doute les rats se sont-ils régalés, leurs excréments desséchés depuis longtemps jonchent le sol. La sixième porte me dévoile un tableau bien pire encore d'une certaine manière: deux créatures en haillons, misérables, décharnées et crasseuses au possible se rencognent craintivement dans un angle de la cellule lorsque j'en ouvre la porte...vivantes, mais pas de beaucoup...Un regard plus attentif m'apprend qu'il y a là une femme d'âge mûr et une fillette, sans aucun doute la famille de Gerd, maudite soit Färya! Depuis combien de temps n'ont-elles pas mangé? Trop, je n'en doute pas un instant en voyant leur maigreur, mais au moins elles ne semblent pas avoir été torturées ou même blessées, pour ce que j'en vois. Une odeur répugnante de déjections naturelles rend l'atmosphère irrespirable, les malheureuses ont été contraintes de se soulager dans un coin de la pièce et n'ont apparemment même pas eu droit à une cruche d'eau. Un léger ruissellement est visible contre l'un des murs, sans doute lui doivent-elles la vie, par Sithi comment peut-on traiter ainsi un être vivant?! Néanmoins le moment est mal choisi pour laisser éclater ma colère, les deux prisonnières sont bien assez terrorisées comme ça. Je m'adresse à elles d'une voix douce et rassurante et m'approche lentement d'elles en sortant ma gourde d'eau de mon sac et en la leur tendant:
"Vous n'avez rien à craindre de moi, dames, votre calvaire s'achève aujourd'hui. Tenez, buvez..."
Les deux femmes clignent des yeux lorsqu'elles lèvent enfin la tête vers moi, aveuglées par la lumière de ma lame flamboyante, le regard empli de doute et de crainte. Pour finir c'est la fillette qui tend la main pour s'emparer de ma gourde en me dévisageant de ses grands yeux bruns, ils ont dus être brillants et pleins de vie, autrefois, mais pour l'instant ils sont si ternes que j'en ai le coeur brisé d'imaginer ce qu'elle a vécu dans ce cachot. Je lui souris de manière encourageante et l'incite à boire tout son saoul d'un petit geste de la main avant de me tourner vers sa mère:
"C'est fini, vous allez sortir d'ici et retrouver une vie normale. Votre mari va bien, il ne tardera pas à vous rejoindre."
La femme me répond après une hésitation, d'une voix rendue rauque par la soif:
"Qui...qui êtes-vous?"
"Un ami, je m'appelle Tanaëth. Buvez, cela vous fera du bien."
J'attends qu'elle se soit désaltérée, puis je reprends:
"Votre mari, Gerd, m'a dit qu'il y avait des créatures maudites ici, savez-vous de quoi il s'agit?"
La femme secoue négativement la tête en me tendant ma gourde en retour:
"Non...nous...nous avons été amenées ici avec un sac sur la tête...je ne sais même pas où nous sommes...ni combien de temps nous avons passé dans ce cachot..."
"Je ne sais pas depuis quand vous êtes là, mais nous sommes dans un bâtiment abandonné à quelques minutes de Luminion. Vous pouvez vous lever?"
"Je...je crois..."
Je lui tends une main secourable en la voyant peiner à se redresser et la relève en douceur, tout comme sa fille, puis je reprends:
"Savez-vous pourquoi vous avez été enfermées ici?"
L'humaine opine tristement et murmure d'une voix brisée:
"Elle...elle a obligé mon mari à trahir notre Duc...une Shaakte...elle a dit que s'il ne faisait pas exactement tout ce qu'elle voulait...et maintenant..."
Je la coupe d'une voix ferme:
"Maintenant tout ceci va se terminer et vous aller retrouver une vie normale. Nul ne saura jamais que votre mari a été contraint de trahir, mais je vais avoir besoin de votre aide."
La femme me scrute avec un profond désarroi, mais elle finit par acquiescer:
"Je...que dois-je faire?"
"Vous armer d'un brin de patience, pour commencer. Votre mari a été contraint de trahir, mais il en est un autre qui a trahi par conviction et qui connaît le rôle joué par Gerd. Cet autre homme doit mourir si vous voulez être en sécurité, votre époux ne va pas tarder à le ramener ici pour que je m'occupe de lui. D'ici là, s'il y a vraiment des créatures maudites ici, je dois les éliminer, de préférence avant qu'ils ne reviennent. Mieux vaudrait que vous ne restiez pas ici, mais vous devrez attendre que j'en aie terminé avant de pouvoir retourner à Luminion. Pensez-vous pouvoir grimper quelques escaliers si je vous aide?"
Il nous faut plusieurs minutes pour regagner le premier étage de la bâtisse, mais je finis par les laisser dans une salle avec de quoi manger en leur recommandant le plus absolu silence. Ceci fait, je redescends dans les souterrains après m'être assuré que Sinwaë restait bien sagement à la place que je lui ai assignée. Je me dirige directement vers les deux dernières portes fermées et déverrouille la première que je pousse d'un rude coup de pied avant de reculer prestement, prêt à combattre si besoin.
Dernière édition par Tanaëth Ithil le Jeu 2 Mar 2017 23:34, édité 1 fois.
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