(((Trajet maritime de Kendra-Kâr à Tulorim, vitesse x1, 14 jours)))
Le temps d'acheter quelques babioles, un peu de nourriture au cas où, des fruits secs, de la viande salée, quelques pains sans levain, une gourde d'eau supplémentaire, et l'heure d'embarquer est vite là. Pas question de profiter plus que cela de la capitale, il n'y a guère de place pour les gens comme moi dans les rues. Les hommes d'arme peuvent encore passer relativement inaperçu sur le ports, équipage de navire en repos, soldats en transit, mercenaires à la recherche d'un contrat, toute cette faune est étroitement surveillée par la milice ; une fois en ville, c'est autre chose, avoir l'air menaçant ne me semble guère recommandé. Et puis les gens comme moi... ça ne tient pas qu'à ma vêture, qu'à mon équipement : je suis plus un homme de halliers que de ruelles, d'épaisses frondaisons peuvent obscurcir mon ciel lorsque je parcours les chemins, jamais des façades trop hautes, des balcons et des avancées de toit. Shory c'était ma limite. Oranan, je n'y avais guère mis les pieds dans mon autre vie. Les bourgs des Duchés c'est autre chose, et de toute façon des lieux de passage.
Ce n'est pas non plus un soulagement de voir arriver le canot. Une grande barque qui en plus de quelques marins contient des marchandises, des vivres, des outils. Je ne doute pas que l'esquif nous amènera tous jusqu'au navire, qu'il a sans doute été conçu par de bons charpentiers pour faire son office. En tant qu'ancien bûcheron, j'ai une certaine estime pour le travail de ceux qui prennent en charge le bois après l'abattage. Estime c'est une chose, confiance en est une autre. De toute façon, tout ce qui flotte et tangue sur une étendue d'eau où je n'ai pas pied ne me met pas à l'aise. Pour ce que j'en sais, l'océan vaut bien la terre ferme en termes de menaces : il y aura toujours quelque chose d'assez gros pour envoyer des âmes à Phaïtos.
Alors autant dire que je n'en mène déjà pas large après avoir gravi l'échelle de corde plaquée contre la coque du navire. Je m'y tenais comme si ma vie en dépendait, ce qui était en quelque sorte le cas. La barque montait et descendait sous mes pieds, je ne lui faisais guère confiance pour amortir la chute de mon corps, chargé comme je l'étais, je m'attendais surtout à couler à pic. Me voilà bien... rongé par les angoisses à peine sur le chemin d'un voyage que j'espère salutaire... Encore faut-il que je parvienne à destination. Le discours du capitaine à ce sujet est éloquent. En quelques mots bien sentis, des formules cures et efficaces, il fait comprendre l'essentiel à tous ceux venus se greffer à son équipage : obéir à ses ordres, ne pas déranger les manœuvres, ne pas faire d'esclandre, défendre le navire parce que c'est le seul moyen de sauver notre vie – il tuera de ses mains les pleutres s'ils survivent, ou reviendra les hanter – et enfin prier les dieux avec toute la ferveur possible. Avant de lever l'ancre, nous nous réunissons tous sur le pont pour une cérémonie censée nous attirer les faveurs divines. J'en profite pour me mettre dans l’œil les différentes physionomies et il ne me semble reconnaître personne : tant mieux. Le capitaine Charon brûle une résine odorante sur un petit trépied de bronze et invoque Rana. Je reprends en cœur avec les marins les répons à sa prière. Je comprends qu'il n'est pas que question de vents favorables, mais également dans leur croyance, d'une lucidité pour le capitaine, agir sagement face aux menaces, interpréter les signes avec lucidité. Les cendres sont dispersée dans une bourrasque avec le dernier verset. Vient ensuite l'offrande à Moura. Là encore, ma voix se joint aux autres pour honorer cette déesse pour laquelle je n'avais jamais jusque là priée. Pour se concilier les grâces de cette puissance tutélaire des océans, la force pour voguer jusqu'à bon port, tenir dans la tempête, l'éloignement de tout ce qui vit et menace dans l'océan, de bonnes pluies pour avoir toujours de l'eau douce dans les barriques, Charon ne regarde pas à la dépense : il sacrifie un chevreau qui aurait sans doute constitué un excellent repas, s'entaille l'avant-bras pour laisser couler quelques gouttes de sang à la mer à la suite du cadavre de l'ovin et enfin livre aux profondeurs deux sabres de bel acier.
Au cours de la traversée, lorsque je ne dégueule pas tripes et boyaux par-dessus le bastingage quand la mer est trop forte, j'ai l'occasion de repenser à cette cérémonie. Un drôle de prêtre que nous avions là et des fidèles tout aussi originaux. Pourtant j'avais trouvé là une atmosphère particulière que jamais je n'avais rencontré, même dans un temple. La prière était sans doute la plus sincère que j'avais jamais entendu de ma vie. Cela tenait-il au dénuement de la scène ? A la conviction pour tous ces gars, conviction contagieuse, que leur survie dépendait de la piété du moment. Et j'ai prié avec eux. Pas seulement par ma voix, aussi un peu dans mon cœur. J'avoue être un peu déstabilisé de m'être ainsi senti entraîné.
La chance, la volonté des dieux et le génie des hommes engagés dans cette expédition rendirent cette traversée paisible. Deux événements vinrent troubler le déroulement serein du voyage. Le premier nous maintint en alerte : au loin, une voile s'était profilée au septième jour, semblant se rapprocher de nous. Le vent nous fut favorable et les manœuvres avisées du capitaine nous mirent bien vite hors de vue. Nous ne saurions jamais s'il s'agissait d'autres commerçants, d'un bâtiment militaire ou d'une menace bien plus certaine. Les deux jours suivant, l'attention de la vigie fut bien plus soutenue, car notre vitesse avait décru et nous n'étions pas à l'abri d'un revers de fortune.
L'autre survint alors que je me tressais avec d'autres matelots des cordes, pour passer le temps et occuper les mains, la patience s'émoussant au dixième jour de la traversée. La vigie avertit le capitaine qu'il apercevait des jets au loin. Aussitôt, ce fut la ruée pour grimper au mat, apercevoir les créatures avant les autres. Une nouvelle trajectoire fut adoptée pour nous en approcher plus encore. Étant resté sur le pont, j'aperçus plus tardivement, bien après les cris d'exclamation, les hourras, ces formes puissantes qui émergeaient à intervalles régulier des flots. Remarquant ma surprise et extrapolant avec justesse mon statut de terrien invétéré, un gars avec qui j'avais sympathisé, Rolund, m'indiqua qu'il s'agissait de baleines. J'en restais tout émerveillé et surpris à la fois. Pour autant que je pouvais en juger, il y en avait de toutes tailles et probablement des petits dans ce troupeau océanique. Et quelle taille ! Il me semblait qu'une d'elle aurait pu sans peine renverser notre navire. J'en conçus une crainte nouvelle ainsi qu'une forme d'admiration immédiate. Comment des créatures aussi massives pouvaient onduler avec une telle grâce ? On les aurait dit aussi à l'aise dans l'onde que les oiseaux dans le ciel. Rolund m'indiqua que certains navires les chassaient sur l'océan, traquant les spécimens les plus petits, les perforant de harpons pour les ramener et récupérer leur lard pour en tirer une huile de grande qualité. Il y avait quelque chose de fou dans cette déclaration. Quel courage ou quelle folie fallait-il donc pour s'en prendre à une telle montagne de vie ? Quelle force aussi ? Je savais traquer une bête dans la forêt, la montagne, me hasardant même parfois dans la neige et le froid lorsque les circonstances l'exigeaient, ma vie avait déjà été en jeu face à un liykor qui me dépassait en force brute. J'ai rencontré des hommes qui prétendent que des bêtes grandes comme des collines et dotées d'immense défenses arpentent Nosvéris et qu'il est des hommes pour les mettre à mort : cela, je le comprenais. Pour qui coure assez vite et sait se cacher, la terre ferme offre presque toujours une échappatoire. Mais ça... Oui, il faudrait être fou pour s'aventurer sur cette étendue immense et sans refuge dans le seul but de mettre à mort ces baleines majestueuses.
Leur route divergeaient de la nôtre, elles se dirigeaient vers le cœur de l'Aéronland, tandis que nous devions voguer vers le sud. Alors nous les perdîmes de vue. Elles ne quittèrent pas mes rêves jusqu'à notre arrivée en vue de Tulorim.
Le capitaine Charon me propose de participer au déchargement de la cargaison du navire en échange de quelques yus. Une proposition que je ne peux pas refuser. Après toute cette inactivité forcée, je me sens presque bien de pouvoir faire à nouveau jouer mes muscles, même si je sens que je paierai ce soir de courbatures cette proposition. La somme acquise me permettra au moins de les faire passer dans le lit d'une bonne auberge plutôt que dans le hamac qui avait causé tant de souci à mon sommeil au cours de ces quatorze jours de mer. Il me faut d'ailleurs un certain temps pour que mon corps se réhabitue tout à fait à la stabilité du monde. Plus rien ne bouge, et c'est une bonne chose.
Avant de nous séparer, je demande à Rolund s'il connaît un tant soit peu la ville. Ses informations sont limitées aux tavernes, auberges, bordels et établissements du port. Il parvient cependant à m'indiquer la direction du marché, en me précisant que je trouverai là de quoi remplir mon sac pour un voyage, des cartes, informations et peut-être même des marchands intéressés par une escorte en direction d'une autre ville. Ce sera donc ma première escale dans cette nouvelle ville.