Ne vous étonnez pas, chers lecteurs, de me rencontrer ici à cette heure. Loin de moi déjà les délices d’Yscambielle, cité blanche et pure des Aldrydes de Bäl, et loin de moi également les jours bienheureux où je me prélassais dans de fastueux palais de lumière, dotés de tous les charmes dont l’esprit dispendieux des princesses est capable – car aujourd’hui me surprenez-vous ici en un lieu non loin, m’est avis, de la République d’Ynorie dont j’ignore tout mais vers laquelle mon cœur m’enjoint de marcher.
Je ne sais comment vous narrer cela, je ne sais par quels procédés vous faire connaître, tels qu’ils furent en réalité, les quatorze jours qui me séparent de Bäl et auxquels j’adjoins cette journée funeste qui irrémédiablement me sépara des miennes ainsi que du confort d’Yscambielle. Vous narrer pourquoi, et comment ! répondre aux mille questions qui sûrement s’emmêlent et s’entrecoupent de votre esprit diminué : pourquoi avoir quitté Bäl sans même vous prévenir ? Quel événement occasionna ce départ qui n’admet aucun retour ? Que s’est-il passé durant cette demi-lune de solitude qui me mena à traverser le continent d’Orient en Occident, de l’un des confins du monde à l’autre, de l’une des mers à l’autre ?
Ah, tout cela je vais vous le raconter, mais préparez-vous à l’une de ces diatribes sans fin qui me plaisent tant et font de moi l’oratrice de talent que je suis ; préparez-vous, car mon discours sera long, aussi long que l’hiver et sans plus d’action que cette saison rigoureuse qui cloître les travailleuses dans l’Arbre-Monde. Il vous faudra être patients, et attentifs. C’est donc maintenant que prélude mon récit, que je fais remonter seulement quelques heures après que vous m’abandonnâtes à la poursuite des lucioles mutines…
***
Cette journée fut décidément très fraîche et, s’il n’avait tenu qu’à moi, j’aurais été parfaitement ravie. Le soleil déclinait insensiblement, et déjà une ébauche de la lune se pouvait distinguer entre les nuages clairsemés, tout doucement rosis par le début d’un crépuscule langoureux. Quel délice de s’imprégner de l’air du soir, embaumé du parfum suave des fleurs sauvages qui calfeutraient déjà douillettement leurs corolles pour la nuit, et de la résine, chauffée durant la journée entière, qui se répandait dans une coulure épaisse sur l’écorce des hêtres. Les rumeurs énormes de la forêt commençaient à s’éteindre, car ses habitants s’apprêtaient pour la nuit.
Cela faisait quelques heures déjà que je traquais les maudites lucioles qui avaient emporté mon coutelas si précieux et ma flasque, don de magie pour le moins inestimable de Cérahe, et je m’interrogeais encore sur la manière dont elles avaient pu procéder. Et en effet, je l’avoue avec peine, je n’ai pas le moindre savoir quant à l’anatomie des coléoptères, mais il me paraissait alors tout à fait surprenant que ces bêtes fussent prédisposées à la saisie de quelconques objets – tout le monde sait bien que le pouce opposable est une caractéristique propre aux êtres aldrydoïdes !
Bref ! Pour être tout à fait franche avec vous, je bouillonnais de rage ! Ces petites moisissures, si jamais je parvenais à leur mettre la main dessus, se feraient étriper avec la
maestria qui sied aux guérisseuses – qui sont aussi, dois-je vous le rappeler ? des reines dans l’art de l’incision, tant pour la chirurgie que pour l’autopsie. Il me semblait m’être entraînée sur une mouche lors des leçons de Cérahe, mais qu’importait si cela différait quelque peu, car le plaisir aurait résidé dans le châtiment !
Elles me menaient donc par tous les chemins imaginables et praticables pour la mince Aldryde que je suis, et autant vous dire que nous fîmes, elles devant et moi à leur suite, autant de détours qu’il n’y a d’étoiles dans le ciel de moire noire. Et le pire, savez-vous ? c’est qu’elles paraissaient avancer suffisamment vite pour que je ne les rattrapasse pas, mais aussi suffisamment lentement pour que je pusse aisément les suivre. Je vous épargne – bien contre mon gré parce que cela fut d’une beauté immense à mes yeux de princesse jamais sortie de chez elle – les peintures interminables du paysage : sachez seulement que la forêt était toujours plus dense et toujours plus sombre à mesure que le soir tombait. Je m’épuisais, et pourtant je n’avais cœur à cesser de les suivre, tant l’amour (bien que futile, j’en conviens) que je porte à ces objets est grand – et d’autant plus depuis que je suis loin de mon peuple. Bientôt la nuit se fit totalement, et je fus plongée dans un noir plus profond que celui qui sied aux demeures de Thimoros, mais la douce lueur que propageait les lucioles – toute moindre d’ampleur qu’elle fût – me permettait de ne pas m’éloigner trop d’elles, sans quoi je les eusse rapidement perdues, et avec elles mes effets si chers.
Puis soudain apparut une belle clarté, qui n’était comparable ni à celle du soleil, ni à celle de la lune, ou encore du feu qui flamboie dans le foyer – mais une clarté tout de même, pure et chaude. Nous arrivâmes dans une clairière qui ne se peut décemment décrire sans multiples peines : je ne saurais vous figurer avec exactitude ce que je vis alors, car ce serait alors ouvrir mon cœur au couteau pour en déverser des impressions, des sentiments, des émotions plutôt que des êtres ou des objets. La clairière en elle-même n’était pas d’une taille remarquable, et pourtant se pressaient là de nombreuses vies, des vies animales, sauvages et inconnues, et pourtant qui ne m’attaquèrent pas, chats sauvages, renards et biches avec leurs faons, hérissons et lièvres gras ; tout cela, mais aussi des vies végétales comme l’on en raconte dans les légendes aldrydiques, de ceux que l’on appelle les sages Gardiens, les Oudios immenses et auxquels je n’aurais su croire sans en avoir vu. Et au milieu de cette cour sublime et pleine de déférence, l’objet même de cette déférence, une femme Oudio semblait-il, mais dont les pieds étaient enracinés dans la terre. Elle était d’une beauté fantastique, plus belle que n’importe quelle créature que j’eusse jamais cru rencontrer : telle qu’elle eût été si le sort l’avait faite saule, sa longue chevelure d’argent et d’or effleurait le sol et dansait dans un murmure lorsque le vent s’y faufilait. Elle était nue jusqu’à la taille, endroit auquel la peau soyeuse et blanche de son buste prenait progressivement la texture de l’écorce rude, et pourtant scintillante et pâle – elle avait un port de tête d’un charme infini, et son corps se mouvait avec lenteur et force grâce. Alors que j'abordais l’orée de la clairière, elle s’appliquait à redresser la couronne de baies rouges qui ceignait son front, front haut d’un visage de reine, plus belle encore que ne sont les reines des Elfes.
Elle étendit sa main ouverte vers moi, comprenant ma frayeur face aux bêtes sauvages qui investissaient les lieux, et face à l’incongruité de la situation : n’étaient plus présentes à mon esprit les lucioles ni leur rapt criminel, mais seulement le bien fondé de fuir sur-le-champ. Néanmoins, face à ses yeux d’un agrément et d’une bonté sans nom, face à son affabilité, je ne pus m’obliger à quitter la Femme-Arbre, et contre moi-même, contre le bon sens, je m’avançai vers elle. Son empire sur mon esprit était incommensurable et inexpugnable, tel que je n’en conçus nulle crainte et que toute la peur qui me tenait auparavant s’éteignit. Elle ne m’adressa pas un mot – en était-elle seulement capable ? – mais elle me prit dans sa main avec la délicatesse et la précaution qui m’étaient dues, et me déposa dans le creux de son cou. Là était un monde d’une tiédeur délectable, le parfum suave qui émanait de sa peau enveloppait mon esprit et, bientôt, le mena à un sommeil contre lequel je ne pus lutter. Je m’abandonnais, contre toute la décence et la prudence qui sont habituellement miennes, aux douces vapeurs des songes merveilleux – dont un en particulier se doit d’être retenu, car il fut saisissant, et qu’il détermina absolument les événements futurs.
N’était présente qu’une grande lande déserte et blanche, noyée dans le silence et l’infini, et qu’aucune ombre ne venait obscurcir. Une lande paisible et douce, croirait-on d’un lieu si glabre, et pourtant grande peur me tenaillait le ventre sans que j’eusse su pourquoi – peur qui vous aurait saisi les entrailles vous aussi si vous aviez pu me suivre dans cet univers. Trop de silence, trop d’unité pour que cela fût dénué d’aucune présence maligne. Un rêve, pourtant. Un rêve, mais, dès le début, des accents de cauchemar. Soudain, mon inquiétude se trouva confortée : dans un grand fracas de tambours de guerre, dans un rythme de marche armée, et dans des éclats sonores de toutes sortes et tous plus effrayants les uns que les autres, des lames aiguës naquirent de nulle part, certaines déchirant la terre en de larges failles englouties dans les ténèbres, et d’autres lacérant le ciel avec force éclairs métalliques – celles-ci étaient des flèches meurtrières, et les autres pas moins assassines car éventrant le sol. En quelques instants plus d’un millier de flèches étaient tombées du ciel ouvert et sombre, et les lances sorties de terre avaient crû, et pris une taille incommensurable, et s’étaient alors chargées de feuilles verdoyantes et de fleurs capiteuses. Sous mes yeux j’avais vu croître des arbres plusieurs fois centenaires, à l’ombrage exquis, aux essences délicieuses, et à la vue bouleversante. Le calme était revenu sans plus de temps qu’il n’en avait fallu pour que le chaos se fît, et tout cela était arrivé sans que j’en saisisse rien, il me faudrait le recul du matin pour y entendre sens. Dans le rêve, l’émotion m’avait absolument quittée, et n’était demeuré que le souvenir impérissable de la tension et de la frayeur initiales. S’installait désormais la plus grande sérénité dans la forêt nouvellement créée, où pépiaient les oiseaux de l’aube, et où voletaient avec joie les papillons et les libellules. Dans mon esprit s’inscrit dès lors, sans que je l’eusse jamais ouï, le nom d’Ynorie et de sa forêt pour le moins magnifique. Ce fut à cet instant précis que j’entrepris de m’y rendre, comme si c’eût été un présage divin. Pourtant, le rêve n’avait pas encore pris fin : au milieu d’une clairière dégagée apparut une souche noire et moulue sur laquelle se tenait assise une silhouette enveloppée de brumes qui, semblait-il, lui étaient propres et lui servaient de vêture. Son visage ne se pouvait distinguer, car dans mes rêves jamais n’apparaissent les traits ; mais quand bien même j’aurais su les discerner, je n’aurais pu, car un pan de brume volatile la couvrait à partir du nez, et sur ses yeux était un casque crânien étrangement difforme. Un souffle de vent, et la brume se dissipa quelque peu, laissant apparaître un bref instant un plastron en feuille de lierre, juste avant que le personnage ne se transformât singulièrement : un trèfle né de nulle part chut sur le sommet de sa tête, de vert il devint noir, et fondit en coulures disgracieuses sur tout son visage. Dès lors, la brume s’évapora, sa peau prit la couleur brune, et les coulures sur son crâne se firent colombins de cheveux emmêlés. Elle avait dans les main un instrument de musique, à cordes, et mon rêve s’acheva sur une douce mélopée qu’elle créait de ses doigts agiles. Un soupir, et tout s’évanouit…… je revenais dans le vif éclat du jour déjà par trop avancé, avec au cœur le seul désir de me rendre dans la forêt d’Ynorie. A l’auriculaire gauche, je ne fus pas même surprise de voir une bague nouvelle, un trèfle au vert éclatant et étincelant d’un dangereux lustre noir. L’empire de la Femme-Arbre était encore considérable, et c’est cela – je le comprends aujourd’hui – qui m’amena à tant vous délaisser.
(Saurez-vous un jour me pardonner ?)Bref, il me faut au plus vite achever mon histoire, car de bien grandes choses semblent être en préparation, bien que j’en n’en ai d’idée précise. Il vous faudra faire preuve, ainsi que je vous le demandai naguère, de patiente et d’attention.
Aussi je me trouvais toujours dans le creux de son cou – le cou de la Femme-Arbre répondant au doux nom de Cétayales – étendue sur la soie laiteuse de sa peau végétale au parfum si suave, blottie, lovée même, comme un chonkra de compagnie sur les genoux d’une fillette. Cette présence, ce cocon dont je me délectais, me protégeait du monde et de ses méfaits : je ne songeais plus aux délices perdus d’Yscambielle ou à mon enfant disparu de mon sein, ni même aux effets envolés par les lucioles. Mon esprit tout entier était aux mains de Cétayales, qui en rendait les circonvolutions et réflexions heureuses et sans soucis. Pourtant aujourd’hui je ne sais qu’en penser : devrais-je m’inquiéter d’avoir été le faible pantin de ses désirs obscurs ? Je n’incline pas à la juger de la sorte, car son action fut si tendre et maternelle que je ne peux avoir de mauvaises pensées envers elle, et toujours elle demeurera dans mon esprit comme une présence pure.
Percevant certainement mon réveil, elle déposa près de moi tout ce qui avait été perdu, et ainsi coutelas, flasque et éclat de verre se retrouvèrent contre ma cuisse. J’engageai de nouveau l’outil à ma ceinture sans me poser aucune question, et, prise d’une impulsion qui n’était pas mienne, je décidai d’étancher pleinement ma soif inextinguible de magie et vidai la flaque en quelques lampées. Immédiatement, je fus secouée de puissants spasmes, ainsi qu’il avait été en ce funeste jour où je brisai l’Etoile, et pourtant ce jour-là je ne perdis pas conscience, aidée peut-être par la présence enivrante de Cétayales. J’ai aujourd’hui ce souvenir lointain et nébuleux de m’être sentie vivre plus que jamais auparavant, et je trouve encore une demi-lune plus tard mon corps plus alerte, plus vif, plus habité.
Bien que vide, je me résolus à ne pas laisser la flasque à Bäl – inspirée que j’étais par un esprit supérieur – et songeai à toute la magie qui l’avait intimement marquée. Ce même élan conservateur me fit saisir l’éclat de verre qui pourtant me semblait si anodin précédemment, et le glisser dans l’écoscarcelle avec mon or et ma flasque désormais souple et flexible. Sans considération pour le monde qui m’entourait, j’entrepris de me rhabiller décemment, et je mis autant de grâce à nouer ma vêture que si j’eusse été dans mon cabinet d’Yscambielle.
Je crois avoir omis de vous dire qu’à partir de cette nuit-là, je conçus en mon cœur un grand amour pour les lucioles que je m’étais efforcée d’abattre, et que depuis ce jour elles me suivent en amies, en sœurs, en confidentes. Il vous faudra donc les considérer avec l’honneur qui leur est dû, et convenir de les voir m’entourer toujours de leurs acrobaties joyeuses qui égaient mes journées. Si elles ne sont pas tout près de moi, habituez-vous également à les voir surgir avec célérité,
ex nihilo, débordantes d'énergie. Mon courroux avait été bien prompt, et les pauvres créatures n'avaient été en réalité, et je le comprendrais plus tard, que les instruments de la saine volonté de Cétayales qui gouverne Bäl et ses habitants, et qui, pour de sibyllines raisons, souhaitait me voir parvenir en la forêt d’Ynorie.
Ce fut donc avec elles que je pris le départ sans plus attendre. Après que Cétayales m’eut déposée au sol, je m’en allai sans plus me retourner, avec seulement en tête le souvenir merveilleux de cette rencontre à nulle autre pareille.
En un jour de marche harassante, j’étais sortie des Bois de Bäl
(moi qui croyais ces étendues sylvaines immenses ! Si seulement les savantes Aldrydes avaient connaissance de cette exiguïté…) et je vous épargne les détails de ces pérégrinations fastidieuses – à retenir simplement que l’ennui m’aurait fortement tenu l’esprit si n’avaient été avec moi mes compagnes au cul luisant. Portée par un instinct qui résultait certainement des desseins impénétrables de la Femme-Arbre, je m’engageai sur le chemin conduisant au village de Shory
(stupides Hobbits !), et là j’empruntai la route pour Kendra-Kâr, ville dont jamais je n’avais entendu le nom mais qui existait manifestement – avec pour preuve son inscription sur une pancarte hobbite. La beauté du paysage me laissa plus d’une fois bouche bée, mais je crois n’avoir pas assez de temps pour vous la dépeindre. Sachez pour vous faire une idée que jamais auparavant je n’avais connu tant de verdure lumineuse, et que ma vue était absolument dégagée jusqu’à l’horizon perdu dans l’infini : là n’étaient que plaines ondoyantes sous la brise et collines basses parfois habitées. Après quatre jours de marche apparurent bois touffus mais d’une largeur restreinte - ainsi que moults courbatures. Je trouvais sans peine de quoi me sustenter, ainsi que de quoi soigner les quelques blessures que je me faisais régulièrement, écorchures, éraflures et autres brûlures ; faire du feu n’était pas non plus un problème, et les bêtes ne m’importunais pas outre mesure. En résumé, ma vie après mon départ d’Yscambielle m’emplissait de joie : ce n’était pas simple, mais mon cœur me dictais une nouvelle ligne de conduite et un projet qui m’enthousiasmait, bien que je n’en connusse pas les aboutissants ; ce n’était plus une chute sociale et matérielle que cet exil, mais bel et bien l’ouverture tant désirée de la cage dorée.
(Mais dormir par terre, quand même, ce n’est pas de tout repos !)(((Rencontre avec Cétayales | Premier rêve | Absorption de fluides)))