Tandis que nous nous dirigeons vers le Cynore à destination de Luinwë, je me porte à hauteur d'Isil et remarque à mi-voix:
"On dirait que vous allez à l'échafaud..."
L'Elfe me lance un regard en coin avant de desserrer ses poings crispés d'un effort de volonté, puis elle me répond avec une sombre ironie:
"Ce n’est pas loin de la vérité. Vous ne trouvez pas qu’on s’entasse comme des prisonniers attendant de monter à l’échafaud?"
Je hausse un sourcil à ces mots, la comparaison me semblant quelque peu excessive. Toutefois je sais que pas mal de gens ont peur de quitter la terre ferme, bien que cela me semble étonnant puisque elle doit certainement voler avec son Loykarme:
"Je peux m'assurer que vous ayez toute la place nécessaire, s'il n'y a que cela...vous n'aimez pas les voyages aériens?"
Elle lâche un petit rire légèrement acerbe en répliquant:
"La place n’est pas un problème, je pourrais aussi me la faire si le besoin s’en faisait sentir. Non, c’est l’idée de laisser de nouveau ma vie entre les mains de personnes dont j’ignore tout."
Je la dévisage un instant d'un air interrogateur, pas vraiment certain de comprendre le sens de ses paroles, mais creuser la question ne l'apaisera pas, cela ne fera que la focaliser sur ses craintes. Je presse brièvement son épaule en répondant:
"Ce n'est jamais plaisant, je le conçois. Mais je repensais à notre discussion d'hier soir, parlez-moi un peu de Cuilnen, que devez-vous y faire si ce n'est pas indiscret?"
Isil me lance un nouveau regard en coin, pas dupe de ma manoeuvre sans doute, puis elle fronce les sourcils comme si ma question n'abordait pas un sujet plus joyeux:
"La Dame Callirhoé d’Escalie, une très chère amie à moi m’a… convoquée, sans daigner m’expliquer pourquoi. J’en profiterai également pour revoir ma famille, que je n’ai pas vue depuis Khonfas. Et vous faire visiter aussi, je suppose."
Je laisse un léger sourire flotter sur mes lèvres à cette réponse et réplique d'un ton imperceptiblement sarcastique:
"Convoquée, vous? Ma foi cette Dame d'Escalie ne doit pas manquer d'audace...parlez-moi un peu d'elle, voulez-vous? Qui est-elle, outre votre très chère amie?"
Isil pousse un léger soupir et je vois avec plaisir ses traits se détendre un peu tandis que nous nous installons, ses pensées s'éloignant du présent pour repenser à cette amie si chère sans doute:
"C’est une femme hors du commun, et d’audace elle ne manque assurément pas. Elle appartient à une noble famille de l’Anorfain qui a périclité sous le règne de son grand père. Son père a contribué à redorer son image jusqu’à sa mort et, depuis, Callirhoé est parvenue à lui rendre toutes ses lettres de noblesse, à force de cajoleries et de ruse."
Une Dame de la vieille noblesse de l'Anorfain, voilà qui est intéressant. Une adroite diplomate, qui plus est, si j'en crois ce que vient de dire Isil, mais j'ai entendu dire que la Noblesse Hinïonne était aussi guindée que celle du Naora, n'entre pas qui veut dans ces hautes sphères, sans doute ne la rencontrerai-je pas. Une question me vient à l'esprit:
"Faites-vous partie vous aussi de la prestigieuse noblesse de Cuilnen? Que je sache si je dois vous donner du "Dame" à tout bout de champ."
Un sourire en coin souligne la plaisanterie contenue dans mes derniers mots, qu'elle soit noble ou pas ne changera ni la vision que j'ai d'elle ni ma façon d'être. Ma question lui soutire un léger rire et elle me répond aussitôt:
"Non. Contrairement à Callirhoé, je ne suis pas noble, même si j’ai plus souvent qu’à mon compte fréquenté ses cercles. Et vous m’avez déjà dissuadée de vous donner du « Messire »."
Mon sourire s'élargit quelque peu et d'un ton badin je remarque:
"Pas tout à fait, vous y revenez joliment dès que j'ai l'outrecuidance de vous faire un modeste compliment. Enfin, vous me rassurez, je n'ai jamais été très doué pour faire de courbettes. Vous évoquiez votre famille, avez-vous des frères, des soeurs?"
A ma remarque taquine, elle me jette un regard soulignant que je n'ai eu que ce que je méritais, ce qui me fait rire doucement, puis elle hausse un sourcil pour me répondre:
"Ne rentrez-vous pas chez vous faire valoir les droits de votre famille ? Pensez-vous que cela se fasse qu’avec l’épée et sans courbette ? J’ai un demi-frère, c’est tout. Et vous ?"
Je la dévisage quelques secondes en silence, pensif, avant de reprendre la parole:
"Je n'ai plus de famille directe, non. Quant au reste...il faudrait que ma vie soit menacée pour que je tire l'épée contre un Enfant de Sithi, ce n'est pas de cette manière que j'entends faire valoir mes droits. Mais si je m'incline devant quelqu'un, ce sera par respect, en non par obséquiosité. Je laisse à d'autres flatteries et ronds de jambes, ce n'est ni mon rôle ni ma nature."
Une pause, puis je demande:
"Et ce demi-frère, a-t'il un nom?"
Un sourire ouvertement amusé illumine le visage de l'Elfe qui remarque avec humour:
"Vous laissez à d’autres les flatteries, hein ? Mon frère se nomme Alessan, il a une centaine d’années de plus que moi."
Je lui adresse mon plus innocent sourire, soutenu d'une petite moue amusée:
"Que voulez-vous, il m'arrive d'oublier mes bonnes résolutions lorsque un irrésistible charme féminin me trouble. Alessan, dites-vous, c'est un joli nom. Quant à son âge, ma foi, qu'il ait cent ans de plus que vous ne m'éclaire guère. Encore que..."
Je la dévisage ouvertement d'un air faussement sérieux, tout en me demandant quel âge elle peut bien avoir, une question que je ne peux décemment lui poser de but en blanc. Elle lève les yeux au ciel à mon évocation de son charme, pas vraiment exaspérée, mais ce geste ne me semble pas être une simple réaction de modestie, il y a autre chose, comme si elle n'appréciait véritablement pas les compliments. Elle hausse néanmoins les épaules pour me renseigner sans la moindre gêne:
"J’ai cent cinquante-cinq ans. Et vous ? Depuis combien de temps n’êtes-vous plus allé au Naora ?"
Le Cynore décolle à cet instant et je vois son visage se fermer alors que ses yeux se plissent, une réaction somme toute mesurée. Mais j'ai malgré tout le sentiment qu'elle doit fortement prendre sur elle-même et qu'en réalité elle est en proie à une peur profonde, dont je ne parviens à cerner exactement les raisons. Mais encore une fois il serait maladroit de la questionner à ce propos, si bien que je réponds simplement à sa question:
"J'ai cent vingt-cinq ans. J'ai quitté le Naora voilà trente-cinq ans, juste après mon...passage à l'âge adulte."
Elle se contente d'acquiescer silencieusement après m'avoir jeté un regard surpris à l'énonciation de mon âge, m'imaginait-elle plus jeune, plus vieux? Je ne sais, et qu'importe? Nous restons plongés dans nos pensées un bon moment, Isil semble avoir de la peine à rester assise longtemps et préfère visiblement voir le paysage défiler depuis les hublots ou les rambardes. Je vais quant à moi discuter un peu avec les Sindeldi en charge du Cynore, les questionnant sur la situation au Naora et dans le monde en général. Plusieurs heures se sont écoulées lorsque je rejoins Isil, accoudée à une rambarde. Après qu'elle m'ait indiqué par un petit signe de tête agrémenté d'un sourire que je suis le bienvenu, je prends place à ses côtés et admire quelques instants le paysage, constitué des vastes plaines Kendranes, avant de murmurer:
"Le monde est magnifique, vu d'ici, ne trouvez-vous pas? Tout a l'air si paisible..."
Elle hoche la tête avec un léger sourire, sans répondre, encore un peu perdue dans ses pensées. Quelques instants passent de nouveau, avant que ne s’échappe de ses lèvres :
"Lorsque vous m’avez aidé à m’échapper, j’avais été esclave durant six mois pour les shaakts. J’ai été capturée avec tout l’équipage d’un cynore qui s’était écrasé dans la forêt d’Eniod pour des raisons que j’ignore encore. C’est la première fois que je remonte dans l’un d’eux."
Je me tourne lentement vers elle, surpris par cette soudaine révélation qui me dévoile les raisons de ses craintes mais entrouvre aussi un pan de son histoire dont je doute qu'elle parle aisément. Un accident de Cynore lui a valu six mois d'esclavage chez les Shaakts et elle trouve le courage de remonter dans un de ces engins? Elle possède vraiment un courage peu commun, j'en avais déjà eu un aperçu à Khonfas mais cela lui donne encore une autre profondeur car nul désespoir ne la poussait aujourd'hui. Je la dévisage songeusement, bien qu'avec intensité:
"Vous avez vraiment un sacré cran, alors. Je n'aurais jamais imaginé cela en vous voyant grimper dans cet appareil..."
Je laisse filer une seconde de silence avant d'ajouter doucement:
"Si vous avez besoin, ou envie, de me parler de ce que vous avez traversé, ne vous encombrez pas de gêne, elle n'a pas lieu d'être."
L'Elfe hausse les épaules lorsque j'évoque son cran, puis me remercie d'un sourire lorsque je l'invite à parler sans gêne si elle le souhaite, ce qui n'est visiblement pas le cas. Je peux le comprendre car il y a également certains événements de ma vie que je ne tiens pas à ressasser, cela ne servirait à rien. Ce qui importe, à mes yeux, ce sont les conséquences de ces événements au présent:
"On ne sait jamais ce qui découlera des événements que l'on vit, sombres ou lumineux, nous ne serions pas accoudés là, ensemble, si ce n'était pas arrivé. Est-ce un bien, un mal? Je n'en ai pas la moindre idée et je m'en fiche, ici et maintenant je suis heureux."
Je marque une brève pause et enchaîne:
"Mais puisque l'on parle de passé, parlez-moi de cette relation passée que vous avez eu avec Lhyrr dans cette vie précédente et dites-moi, pourquoi cela vous importe aujourd'hui?"
Le sourire de l'Elfe s'estompe vivement lorsque je pose cette dernière question et c'est avec un profond soupir qu'elle finit par me répondre:
"Nous étions… je ne sais pas. Je n’ai pas la moindre idée de ce que nous étions pour l’autre. Je sais qu’à un moment, j’ai éprouvé une peur viscérale, profonde à son encontre. J’ignore si je l’ai toujours considéré ainsi, mais cette peur a été suffisamment ancrée en moi pour qu’elle ressorte lorsque j’ai revu, en songe, le visage qu’il avait alors."
Elle se tait un instant, puis ajoute dans un souffle:
"Nous étions ennemis. J’ai juré sa mort."
J'écoute avec la plus extrême attention ce que me dévoile Isil, sérieux et impénétrable pour une fois. J'ai conscience que cela ne doit rien avoir de facile pour elle de me parler de ce passé si personnel et indubitablement douloureux, mais plus j'aurais d'informations plus je pourrais focaliser ma vision sur des points précis. Le problème au présent, si je comprends bien, est qu'elle éprouve de la peur envers son compagnon, ce qui doit être véritablement atroce à vivre. C'est comme si je craignais Syndalywë, comment accepter alors de partager mes pensées avec elle sans sombrer dans une sorte de folie?
L'Elfe, profondément troublée, ferme un bref instant les yeux avant d'achever:
"Il m’a vue morte, lui-même debout au-dessus de monceaux de macchabées, des êtres qu’il aurait tués."
Impulsivement, sans réfléchir, j'esquisse le geste de frôler d'une caresse légère la joue de l'Hinïonne, lui laissant toutefois la possibilité de s'y soustraire aisément si cela la dérange, ce qu'elle fait en détournant légèrement la tête. J'interromps aussitôt mon geste, naturellement, son refus ne me dérange en aucune manière, elle ne veut pas de ce contact et je n'avais de toute façon aucune intention de le lui imposer. Après quelques instants de silence durant laquelle je la contemple droit dans les yeux, je finis par répondre d'une voix douce et ferme:
"La nuit prochaine, lorsque nous serons à terre, nous irons explorer ce passé ensemble, et les nuits d'après sans doute parce que nous ne verrons certainement qu'une bribe à la fois. Je vous aiderai à chasser cette peur, à comprendre ce qui s'est déroulé jadis et à voir ce qu'elle permet au présent. Vous ne pouvez changer le passé, mais vous pouvez l’interpréter autrement, vos vies d'aujourd'hui ne sont pas celles d'autrefois. Vous avez une relation extraordinaire avec Lhyrr, elle sortira plus forte et belle encore de cette épreuve, n'en doutez pas un seul instant."
Elle hoche lentement la tête en silence, le regard de nouveau plongé sur les champs qui s’obscurcissent avec le soleil qui se couche derrière le sillage du cynore.
"Ce n’est pas tant une peur actuelle que j’ai de lui. Il reste l’être en lequel j’ai la plus totale confiance, qui que nous ayons été dans cette autre vie. Mais si ce qu’il s’est passé dans cette autre vie a eu suffisamment d’importance pour qu’on la ressente aujourd’hui… Pire, pour l’on se retrouve à nouveau liés par un lien inaltérable, alors je veux savoir pourquoi."
J'incline le visage en répondant à mi-voix:
"Je comprends. Le pourquoi des choses est souvent difficile à cerner, cela dit. Je pourrais voir, et vous montrer, des événements passés, savoir pourquoi ils ont eu lieu est une autre affaire. Mais avec de la patience et de la ténacité, rien n'est impossible. Pour l'heure, si vous voulez bien m'excuser, je vais aller tenir un peu compagnie à Sinwaë, je doute qu'être en cage lui plaise beaucoup."
Je rejoins mon Ithilartëa qui, comme je le supposais, est tout sauf enchanté d'être enfermé et m'assieds à ses côtés pour le calmer et réfléchir posément à tout ce qui s'est passé depuis la veille. Les heures s'écoulent paisiblement au fil d'une longue discussion mentale avec ma Faëra, ce qui me permet de mettre un peu d'ordre dans mes pensées ainsi que dans mes plans chamboulés par cette rencontre avec Isil. Je ne sais trop si cela me rapproche ou m'éloigne du fil d'or de mon destin, mais en tout cas cet imprévu m'a fait sortir de la trame manigancée par Faryä et reprendre les rênes de ma vie en main, ce qui devenait nécessaire.
Le Cynore finit par atterrir près de Luinwë un peu après l'aube et, quelques instants plus tard, je pose pour la première fois de mon existence le pied sur la terre légendaire de l'Anorfain.
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