Songeur, je suis du regard mes compagnons qui s'éloignent, jusqu'à ce qu'ils finissent par disparaître à ma vue. Ils ont formé ma tribu ces derniers temps, d'une certaine manière, et les voilà qui s'en vont, pour un périple dont je ne sais s'ils reviendront. Un étrange sentiment de solitude mêlée de discrète mélancolie m'envahit et je reste là longtemps, fixant le paysage sans vraiment le voir, acceptant peu à peu ce destin contre lequel je ne peux rien. Pour finir, désœuvré et ne sachant trop ce que je vais faire des jours d'attente qui s'annoncent, je fais le tour du village d'un pas lent, observant ses habitants qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. Ces créatures m'effrayent toujours un peu mais les voir accomplir paisiblement leurs travaux, je réalise qu'ils ne sont pas si différents de mon peuple, en réalité. Eux aussi forment une tribu, ils sont solidaires les uns des autres et font ensemble ce qui doit être fait dans une atmosphère sereine. C'est un endroit calme, ainsi que l'Ancien me l'a dit la veille, un lieu accueillant qui apaise l'âme et le coeur. Un village où, j'en prends soudainement conscience, il me serait facile de m'intégrer, pour quelques jours au moins.
Sans prononcer un mot, je me joins à deux Liykors pour faire rouler un tronc jusque devant une de leurs huttes, puis à le lever pour le coincer sur des pierres afin qu'un sculpteur puisse travailler aisément dessus. J'aide ensuite un villageois à rassembler ses volailles, un autre à porter des fagots de bois pour le feu. Tout naturellement, je me retrouve en train de partager le repas d'une petite famille après leur avoir donné un coup de main pour rafistoler un enclos; ils s'étonnent du peu que je mange et me pressent de me servir davantage, mais je n'en peux plus et je leur raconte un bout de mon histoire pour qu'ils comprennent. Un peu plus tard, un berger m'offre un verre de vin après que j'aie tenu l'une de ses bêtes pour qu'il puisse la soigner, vin qui me fait un peu tourner la tête et sourire plus que de raison. Le soir venu, je participe aux tâches ménagères nécessaires au bon entretien de l'auberge, ce qui me vaut de finir la soirée avec un groupe de Liykors et Dacia, la tenancière, qui achèvent joliment de me saouler.
Le réveil est un peu rude le lendemain, j'ai une légère migraine et une tête de déterré qui font beaucoup rire les villageois, mais je n'en fais pas moins ma part de travail durant la journée. En début de soirée, j'ai droit à une visite guidée du superbe temple du Père et de la Mère, enrichie de moult histoires et explications sur les scènes magnifiques qui sont gravées à l'intérieur. Je les admire longuement, les habitants de Javron sont extrêmement habiles dans le travail du bois et savent le polir jusqu'à ce qu'il soit aussi doux au toucher que la peau d'un nouveau-né. C'est un art qui m'est presque totalement étranger, le bois étant une ressource rare et précieuse dans le désert de Sarnissa je n'ai jamais eu l'occasion d'essayer d'en travailler. Nous avons des objets en bois bien sûr, des bols, des ustensiles voire même des arcs, mais chacun a été payé au prix du sang car il faut aller loin au nord pour trouver une forêt, dans les terres de nos ennemis. Nous utilisons aussi du bois flotté lorsque nous en trouvons au bord de la mer, mais il ne convient pas pour les arcs car le sel marin et le séjour dans l'eau le rendent trop cassant.
Lorsque j'en fais la remarque et déclare que j'aimerais bien essayer de sculpter quelque chose un jour, mon guide m'entraîne aussitôt à la forge et me présente aux deux frères qui s'en occupent, Jeri et Freki.
"Ce jeune Elfe aimerait s'essayer au travail du bois, vous avez bien une vieille branche qui traîne et qu'il puisse massacrer, n'est-ce pas?"
Un sourire taquin, qui dévoile cependant assez de crocs pour que j'en frémisse, souligne la plaisanterie et, à peine leur a-t-il fait part de mon souhait que je me me fais entraîner dans la hutte par les deux frères hilares:
"Pour sûr, viens un peu par là jeune Elfe!"
_________________
Elladyl, Eruïon errant de son état.
|