La jeune fille repéra immédiatement deux autres gardes du corps, qui restèrent figés devant son apparition fantomatique. Elle relâcha la première flèche qui traversa la pièce avant de se ficher dans la poitrine du plus grand des deux hommes. L'autre porta la main à son épée, alors que Tisis encochait un second projectile. Il s'élança vers elle, mais pas suffisamment rapidement: le bois pénétra sa gorge à bout portant et l'homme recula de quelques pas, avant de tomber à genoux et de s'éteindre dans un immonde gargouillis sanglant.
L'adolescente referma la porte derrière elle et encocha une autre flèche, avant de poser son regard sur son Némésis. Dans un large fauteuil recouvert de velours, Tristan était assis, impérial. Ses mains gantées posées sur les bras du siège, il était immobile, la surprise ne semblant même pas habiter son dur visage à la barbe parfaitement taillée.
Elle sentit la magie de la cape la quitter, alors qu'elle réapparaissait aux yeux du monde, l'arc bandé et le sang bouillonnant. Lentement, très lentement elle se déplaça sur le côté. Elle enjamba l'une de ses victimes et s'éloigna de la porte, pour pouvoir garder le duc en ligne de tir sans pour autant se laisser prendre à revers par les gardes qui ne tarderaient pas à accourir.
C'était le moment où elle devait tirer, elle le savait. Il fallait qu'elle abatte le monstre qui était à sa merci, avant qu'il ne fasse davantage de mal. Même dans cette position de force, elle ne pouvait dire qu'elle se sentait à l'aise, tant l'aura du sombre personnage était présente, écrasante.
D'une voix régale il s'exprima finalement, rompant le silence qui s'était instauré entre les deux ennemis:
"Je vous attendais, Victoire de Blanchefort. Pas dans ces circonstances, je l'avoue, mais je savais que vous viendriez à moi. Mieux encore, je le voulais."
Elle ne devait pas se laisser flouer comme tous ceux qu'il avait réussi à contrôler. Son frère s'était laissé faire, tout comme nombre de personnages politiques qui aujourd'hui le regrettaient amèrement. Le regard azur ne l'avait pas quittée un seul instant ; il ne transpirait aucune inquiétude de l'homme, qui se pensait, ou plutôt se savait intouchable. Elle allait lui montrer que rien n'était plus impossible.
"J'ai été étonné, quand j'ai reçu un message d'Ilian qui m’avertissait que vous aviez connaissance de mes plans, mieux que mes propres généraux. Pauvre Ilian, quelle mort tragique... Qui aurait pensé qu'après avoir trompé notre ami le comte et ses rebelles, il se ferait avoir par une enfant. Comment avez-vous tout appris? Au point où nous en sommes, vous pouvez me le dire."
Elle haussa les épaules et lui répondit froidement:
"Il ne vous a pas menti, j'ai déjà vécu tout cela. -Les portes du silences... Je n'aurais jamais pensé que le roi utiliserait cela contre moi. -Vous avez beaucoup d'ennemis."
Il se contenta de sourire à la réplique cynique de son interlocutrice.
La porte s'ouvrit en trombe et deux hommes armés entrèrent, pour s'arrêter lorsque le duc leva la main. Tisis était prête à lâcher l'encoche, ce que Tristan savait. S'il voulait avoir la moindre chance, il devait l'affaiblir moralement auparavant. Elle, se devait d'apprendre l'emplacement de documents secrets entre lui et Anatole. Les hommes sortirent sous l'injonction de leur maître et refermèrent la porte derrière eux, perplexes.
"Rien ne sert de prendre espoir Tristan, ce soir vous mourez pour vos crimes. -Alors pourquoi, chère Victoire, ne pas m'avoir déjà tué? Je sais pourquoi, et vous aussi... Si vous tirez, vous n'aurez plus aucun moyen de sortir d'ici vivante et vous ne pourrez empêcher ce qui est sur le point d'arriver à Blanchefort. Vous l'avez vécu, vous savez à quel point les événements peuvent être tragiques. Ceci dit, vous avez tort sur une chose: rien n'a été de mon fait, je n'ai fait qu'appuyer les ambitions démesurées de votre frère. Voyez vous, Victoire, c'est lui et lui seul qui est venu me trouver, pour me proposer ce plan qui est le sien. Je n'ai fait que de l'aider, contre une infime rémunération."
Sa main droite alla alors prendre quelque chose à sa ceinture, un rouleau de parchemin qu'il montra à la jeune fille:
"Voilà la preuve que vous êtes venue chercher. Tout y indique la culpabilité de votre frère, et c'est là que vous devrez faire un choix."
Elle vit à ce moment précis un petit scolopendre tomber sur l'épaule du duc, qu'il chassa d'un geste las. L'attention de Tisis se porta un instant sur la petite fenêtre, qui, elle le voyait aux reflets des bougies, était parcoure par plusieurs de ces étranges insectes, très loin de lui être inconnus.
"Vous pouvez me tuer tout de suite. Rien n'arrêtera mes hommes, pas à temps pour sauver votre famille. Vous mourrez ici et ce sera votre frère qui gagnera la partie. Il sera duc et sans ennemi, il dirigera votre duché et ce sera la descendance de ce traitre abject qui régnera sur vos terres."
Les doigts de Tisis tremblaient à présent. Elle haïssait cet homme plus que tout au monde, mais elle ne réussissait pas à tirer. Il avait peut-être raison, si jamais elle choisissait de se venger, c'était son duché qui perdrait le plus. Si elle mourrait là, Anatole conduirait Blanchefort à sa perte. C'était un destin plus terrible encore que ce qu'elle essayait de modifier ; au moins était-elle parvenue à reprendre les rênes du duché avant le désastre, mais s'il ne restait que son frère félon...
La rage grandissait en elle, brûlante comme la lave, la consumant. Elle le haïssait et elle voulait le tuer. Ce n'était pas comme lorsqu'elle avait tué son frère dans l'autre temps, ni comme elle avait tué les brigands ou ces gardes du corps. Non, là c'était le sang de l'homme qu'elle souhaitait voir couler, simplement pour qu'il souffre et expie.
Une douleur sourde la prit au ventre, là où se trouvait le symbole qui était censé repousser l'esprit fou qui la prenait pour la messagère du chaos, celle qui modifiait le temps. Elle n'avait encore provoqué aucun grand changement, mais quand elle lâcherait sa flèche, le monde serait totalement autre.
Le duc continua:
"Ou alors vous pouvez partir avec ces documents et je ferai arrêter l'attaque. Je le puis et vous aurez sauvé votre famille. Je ne vous demanderai rien en échange, je préfère vivre pour voir le futur de mes propres terres que mourir pour votre tant haï frère..."
Elle regrettait presque d'être venue, du moins aurait-elle du le regretter. Si elle avait simplement arrêté l'attaque, le duc n'aurait pas pu faire ses manigances, mais non, elle avait choisi de se venger et de partir dans des plans impossibles. Elle avait brûlé la chance que lui avait donné le roi et aujourd'hui elle en vivait les amères conséquences.
La proposition du duc, quant à elle, n'était là qu'uniquement pour la mettre en confiance. Il avait voulu la piéger mais n'avait pas réussi et c'était là sa dernière chance de pouvoir la vaincre.
Si elle l’exécutait, elle aurait du mal à sortir d'ici vivante, c'était chose sûre. Si elle partait avec les documents, elle avait toutes les chances pour qu'il la fasse tuer à peine eut-elle lever sa garde. Et même si elle parvenait à rentrer jusqu'à Blanchefort, voire qu'elle réussissait à sauver son château, il aurait toujours gagné.
Elle était véritablement dans une position traitresse, chacun de ses choix était cruel et douloureux. Le duc avait la main haute, même s'il ne tenait pas l'arc et il avait cette chance de ne pas avoir ce choix à faire. De toute façon elle le regretterait et devrait vivre avec, même si la vie en question risquait d'être considérablement raccourcie.
La fenêtre était à présent recouverte de scolopendres et son ventre était devenu très douloureux, si bien qu'elle était à moitié pliée sur elle-même. Prenant sans doute son attitude pour un doute, l'homme continua la partie d'échecs, avançant de nouveaux pions pour forcer la jeune fille à capituler:
"A moins que vous ne vouliez remplacer votre frère. Avec ces documents, même si vous arrivez trop tard, il perdra le titre de duc et vous serez la seule à pouvoir le réclamer."
Tisis n'avait qu'à moitié entendu la proposition de l'homme, car un autre son s'était fait entendre, plus distant. De nouveau elle avait perçu le grondement rauque qui la hantait et la poursuivait. Peu importe ce qu'elle faisait à présent, elle était obligée de changer de manière drastique le cours des événements. La colère du monstre n'en serait que plus grande et violente et une simple marque sur son corps ne la protégerait plus.
La jeune fille n'avait guère le temps, elle devait choisir entre la justice et la survie, entre la vengeance et la soumission. Serait-elle comme tous ceux que le duc avait asservis, ou serait-elle assassin et martyr?
La fenêtre craqua tandis qu'une nuée d'insecte s'infiltra dans la pièce. Le duc, totalement surpris, se leva d'un bond et recula d'un pas avant de regarder la jeune fille.
Elle ne lui dit que ces quelques mots:
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