La vengeance...
Assis sur son luxueux siège, le regard perdu dans le vide, Lindeniel ne tenait maintenant même plus compte des serviteurs qui s'escrimaient autour de lui pour ranger à sa place la salle des fêtes. Plus aucun d'entre eux n'avait osé ni parler, ni jeté un regard dans la direction de l'elfe blanc. Ils savaient très bien ce que pourrait leur coûter une révolte auprès du fils tyrannique de leur employeur non moins doux... Déjà, ils regrettaient avoir proposé leur aide à ce fils de noble imbu de sa personne qui les regardait maintenant comme des vers rampant pour son plaisir. Mais ils savaient tous qu'ils ne devaient rien dire. Ils savaient tous qu'un seul mot pouvait les amener à devoir quitter sur le champ le service de la famille Il Thirnisael et ainsi les mettre sans préavis à la rue, sans logement, sans argent et sans nourriture. Ils avaient ici une place d'esclaves, presque, certes, et étaient bel et bien considérés comme tels par les deux habitants de la maison, Lindar et Lindeniel, mais ils avaient ici un toit où s'abriter et de quoi se nourrir en nette suffisance. Ils ravalaient donc tous leur fierté face à leurs maîtres, conscient de la chance qu'ils avaient d'être à leur côté, fut-ce pour un rôle dégradant...
Mais Lindeniel ne pensait pas à eux. Tout ce qui comptait, tout ce qui avait toujours compté, c'était lui et lui seul. Il n'avait d'estime pour personne d'autre que lui-même... Et à cet instant, ce n'était pas au dur labeur des serviteurs qu'il pensait, mais bien à lui-même. Narcissique en plein, il repassait dans son esprit les images qu'il avait aperçues dans son miroir en fin de soirée. Il se revoyait s'admirer dans la glace opaque qui reflétait son incomparable beauté. Ainsi, Lindeniel souriait doucement, s'admirant lui-même. Puis lui revint en tête l'histoire de la petite statuette en forme de chat. Les laquais étaient venus lui porter aide aussitôt qu'il s'en était emparé, et sur le moment, il avait émis un doute sur le pouvoir de ce grigri ayant appartenu à la femme du baron Wilfried. Mais maintenant, il reniait toute pensée allant dans ce sens. Ce genre de croyance n'était bon que pour attirer les esprits faibles et naïfs qui composent la population de la cité, bourgeois, nobles ou gueux.
Il entra sa main gantée dans sa poche pour sentir la forme de la petite statuette...Elle était certes très bien sculptée, dans sa pierre noire et polie, mais ce n'était qu'une simple statuette, une décoration futile et inutile... Il la sortit de sa veste de velours bleu l'objet en question. Le noir contrastait fortement avec la blancheur immaculée de ses gants. Il jeta un regard de mépris à l'objet, comme si il lui en voulait d'avoir osé semer le doute dans son esprit. Dédaigneusement, il le posa sur la table devant lui, le regardant fixement pendant un moment... Les serviteurs s'affairaient maintenant à enlever les grandes nappes blanches tachées des sauces des divers plats qui les couvraient il y a encore quelques instant. Le travail de supervision de Lindeniel allait bientôt prendre fin, très certainement. Voyant les humains approcher de sa table pour en ôter la nappe, il se leva et recula pour leur laisser la place...Ou plutôt pour ne pas qu'ils soient trop proches de lui et n'aient la maladresse de l'effleurer. Lindeniel détestait tout contact avec des personnes autres que lui-même. Il se disait qu'ils pouvaient tous le salir dans sa pureté et c'est pour ça que l'elfe portait le plus souvent possible des fins gants de tissus blanc.
Les hommes étaient maintenant autour de la table d'honneur pour en ôter la nappe, mais la statuette trônait encore seule au milieu de celle-ci. Croyant bien faire, le parleur des laquais prit à nouveau la parole...
« Monsieur...Vous avez oublié de prendre votre statuette je pense... »La réponse se fit cinglante et glaciale...
« Vous vous trompez, comme à votre habitude...Ce n'est pas ma statuette, laissez la dans la nappe et jetez la avec les déchets... »Obéissant sans un mot de plus, les hommes roulèrent le grand pan de tissus blanc en boule et allèrent le mettre dans un coin de la pièce, avec les autres nappes, emportant ainsi le chat de pierre...
Aussitôt la nappe posée dans le coin de la pièce, la porte de la salle des fêtes s'ouvrit avec fracas. Tous les regards, y compris celui de Lindeniel, se tournèrent en un mouvement vers le seuil où se dressait, imposant et sévère, le père de Lindeniel. À la vue de son fils debout près de son siège, et des serviteurs qui terminaient de déposer la nappe sur le sol, son regard se fit meurtrier. Il hurla à travers toute la pièce.
« Lindeniel! Tu vas payer pour cet affront!!! »Paralysé par la peur qui venait de s'emparer de lui, l'elfe blanc ne savait plus bouger, ni fuir, ni même penser à fuir face à la fureur de son père. Il resta là, debout, livide. Lindar eut vite fait de traverser la pièce d'un pas rapide, faisant claquer violemment ses talons de bois sur le sol marbré. Les serviteurs n'osaient intervenir, ni partir. Ils restaient dans leur coin, témoins involontaires du spectacle peu réjouissant qui allait se dérouler sous leurs yeux.
Alors que Lindar arrivait, furibond, près de son fils, ce dernier tenta une explication.
« Père... »Il n'eut le temps de dire que ce mot, ce mot qu'il avait toujours méprisé puisque depuis sa plus tendre enfance, il avait détesté celui qui lui servait de paternel. La main de Lindar venait de percuter avec une violence inouïe le joue de Lindeniel. Sous le choc, celui-ci tomba en arrière, propulsé par ce coup sévère et rude. Il glissa sur le sol et essaya de ramper pour essayer d'échapper à l'emprise de fureur de Lindar, qui hurlait toute sa colère.
« Je ne suis plus ton père! Je te renie, ingrat, incapable! Tu n'auras rien de moi, tu n'es plus mon fils, je te mets dehors! »Consterné, Lindeniel se tourna avec un regard apeuré vers son géniteur. Il se tenait la joue meurtrie et un fin filet de sang sortait du coin de ses lèvres pour couler lentement jusqu'à sa gorge, imprégnant sa lavandière avec ce liquide rouge et chaud.
(il ne peut pas me faire ça, je suis son fils, il ne peut me renier!)La colère du père ne désemplissait pas.
« Ah tu as voulu me provoquer, et bien tu en paies les conséquences, fils indigne! »Un coup de talon dans les côtes mis à bas Lindeniel qui tentait vainement de se relever. L'elfe blanc était complètement déstabilisé. La panique l'avait envahit et il ne percevait même plus les mots cruels que son père lui disait. Il voyait seulement ses lèvres remuer, au milieu d'un visage rempli de haine. Dans les yeux de Lindar, il n'y avait aucune tristesse, juste de la rudesse, de la violence. Il n'aimait pas son fils... Un sentiment de vide extrême envahit Lindeniel, qui ne bougeait plus sous les coups répétés de son père. Il se laissait faire, se laissait frapper sans même esquisser le moindre geste de défense. C'est comme si il ne ressentait pas la douleur, c'est comme si il ne ressentait plus rien. Il était complètement déconnecté de ce monde, comme si il était soudainement entré dans une demi léthargie, à moitié conscient des événements, mais absent de son propre corps. Plus rien n'animait l'elfe blanc. La violence de son père ne finissait pas et Lindeniel était meurtri par chacun des coups. Son corps garderait longtemps les stigmates de cette violence extrême, mais pour le moment, il n'en ressentait même pas la douleur. Après quelques instants horribles, la rage de Lindar s'estompa un peu et il laissa son fils sur le sol après un dernier regard. Il lui parla alors sévèrement, fort, mais pour Lindeniel, c'était comme si la voix venait de très loin, d'ailleurs...
« Demain, je ne veux plus te voir... »Ces paroles résonnèrent encore quelques secondes dans l'esprit de Lindeniel, le temps qu'il fallut à Lindar pour se diriger vers les grandes portes encore ouvertes. Avant de quitter la pièce, il jeta un regard mauvais vers les serviteurs, comprenant leur geste, mais ne l'acceptant pas. Il leur dit de quitter immédiatement la salle des fêtes, mais Lindeniel ne l'entendit pas.
L'elfe blanc était encore allongé sur le sol, à moitié inconscient. Le fin filet de sang s'échappait toujours du coin droit de ses fines lèvres pâles. Il avait été plus sonné par ce que lui avait dit son père plutôt que par les coups de celui-ci, même si ils avaient été brutes, plus que de coutume, et plus nombreux aussi. Il commençait seulement à sentir la douleur physique, qui lançait des vagues désagréable dans tout son corps. Il gémit, doucement, en se relevant sur ses coudes. Il avait la tête qui tourne et sa vue n'était pas fixe. Il avait l'impression que tout autour de lui était flou, absent. Au loin, il aperçut les silhouettes peu distinctes des serviteurs un peu perdus qui quittaient précipitamment la salle sans même emporter les dernières nappes sales. Ils savaient que quand Lindeniel aurait repris ses esprits, il ne valait mieux pas être dans les parages... Une fois le dernier homme sorti, la vision de l'elfe se fit un peu meilleure, et il tenta de se lever. Il y parvint, avec difficultés, mais une fois debout, un vertige le prit et il fut obligé de se laisser tomber sur ses genoux, la tête entre les mains. Il ne comprenait, ni n'acceptait toujours pas ce qui s'était passé.
Il n'en revenait pas, son père ne pouvait avoir dit ça, il ne pouvait pas avoir fait ça... Et pourtant c'est ce qui s'était passé. Mais ce n'est pas de la tristesse qui envahit l'esprit de Lindeniel à cet instant, car si son père ne l'aimait pas, il le lui rendait tout aussi fort. Non, ce qui submergea l'elfe, ce fut un immense sentiment d'injustice et d'incompréhension. Comment pouvait-on traiter de la sorte un être si parfait que lui, comment pouvait-on le chasser et non tout faire pour le garder? En même temps que cette incompréhension, rejaillissait la haine viscérale qu'il entretenait pour son père. Elle était plus vive que toutes les autres fois. Deux fois pendant la soirée, il l'avait humilié, dont une fois devant l'équipe de serviteurs, et ça, il ne pouvait l'accepter. Le visage posé dans ses paumes gantées se mua en une expression de colère intense, de rage non mesurée. Elle sortit sous forme d'un cri plus animal qu'elfique. Il rejeta la tête en arrière, les yeux révulsés de colère, et hurla de toutes ses force, vidant entièrement l'air de ses poumons, se déchirant presque les cordes vocales. Ce hurlement aurait fait paniquer le plus courageux des humains par son incroyable manque de normalité. C'était un cri de monstre, un cri sauvage. Et le silence qui suivit était plus inquiétant encore. Lindeniel se redressa. Il sentait la colère bouillonner en lui. Il n'acceptait pas, il ne pouvait laisser passer ça. Cette fois, la goutte d'eau avait fait déborder le vase et la rancoeur tenace était sortie. La bête de vengeance qui l'habitait ne pouvait plus se terrer au fond de lui. Elle était sortie, puissante, indestructible. Le regard noir de l'elfe n'avait plus rien de beau ni de rassurant. Quiconque l'aurait croisé en aurait eu peur. C'était un regard assassin, un regard de meurtrier. Un regard que personne ne voudrait jamais avoir à soutenir.
Malgré l'atrocité que provoquait son regard, Lindeniel était beau, terriblement séduisant dans sa colère. Il paraissait glacial, mais on sentait la chaleur de la haine le transpercer de l'intérieur. On aurait pu le comparer à une statue de glace, fière et pure, couvrant un feu infernal. Lindeniel le savait, aujourd'hui, sa vie allait changer du tout au tout...Son père avait émis le souhait de ne plus le revoir le lendemain, et en effet, plus jamais il ne le reverrait. Debout, il avança dans la salle des fêtes, lentement. De loin, on aurait pu dire qu'il était on ne peut plus calme, mais si on s'était approché, on aurait pu sentir ce désir de vengeance qui le traversait de part en part et fondait autour de lui comme un magma incendiaire couvrirait les pentes d'un volcan.
Ce n'est pourtant pas vers la porte que Lindeniel se dirigea. Quelques pas avant de sortir, il dévia sa route pour se tourner vers le tas de nappes sales que les laquais avaient laissées là. Furieux, il s'agenouilla devant et commenca à retourner les pans de tissus dans tous les sens afin de retrouver sa précieuse statuette. Car il l'avait compris, Cette statuette avait vraiment un don. Celui de porter chance à celui qui la possédait, et d'apporter une totale déveine à celui qui osait l'abandonner.
(C'est un don de Zewen, il m'a entendu et je n'ai su l'écouter. Mon frère de coeur m'a fait un signe, preuve que je suis au centre de son attention...)Il continuait à chercher le petit chat de pierre noire, remuant dans le tas sale sans même prêter attention au fait que lui aussi se salissait en fouillant de la sorte. Enfin, il la trouva, sa petite statuette. Il lui sembla un instant qu'elle luisait d'une étrange lueur noire, sans qu'il puisse dire si c'était vrai ou non... De toute façon, il n'était plus capable de penser, la bête qui sommeillait en lui avait pris possession de son corps. Mais ce n'était pas une bête sauvage comme l'ont généralement les colériques qui piquent une crise. Non, chez lui, chez Lindeniel, grand elfe blanc imbu de lui même, cette bête était d'une froideur impressionnante et malsaine faisant naître en lui des idées de mort parfaites où il contrôlerait tout, jusqu'au dernier soupir de sa victime. De nombreuses fois il avait rêvé de donner la mort, sans jamais oser passer à l'acte.
Il se releva avec la même froideur qui animait maintenant tout son corps. À cet instant, il n'était plus capable du moindre sentiment de compassion, qui déjà d'habitude lui manquait. Il quitta la grande salle des fêtes après avoir glissé souplement la petite statuette de chat dans la poche ample de sa veste de velours. Il se dirigea ensuite d'une démarche fière et noble, lente, mais ferme, vers les grands escaliers de marbre, qu'il gravit avec la même prestance. À croire que le pouvoir du chat de pierre ne s'arrêtait pas seulement à la chance, on eut presque dit qu'il avait une démarche féline, à faire des petits pas souples et bien placés. Son port de tête était royal, terriblement hautain, même si il n'y avait aucun témoin aux alentours en cette heure sombre... Il arriva à l'étage, le regard toujours aussi glacé, et jeta un coup d'oeil vers la porte de la chambre de Lindar. Elle était fermée, et il ne doutait pas que son père dormait à poings fermés, satisfait d'avoir punis sévèrement celui qu'il ne considérerait plus jamais comme son fils. Il détourna alors son regard de la porte et s'enfonça dans les ténèbres de sa propre chambre. Nul besoin de lumière ou de flamme vacillante pour éclairer la route d'un elfe, fut-il de la lignée blanche. Aucune obscurité ne ternissait leur vue parfaite sur le monde. Une fois dans ses appartement, il se dirigea directement, mais sans précipitation hâtive, vers la commode surmontée d'un miroir devant laquelle il était resté assis une bonne partie de la soirée. Sûr de lui, il en ouvrit doucement le deuxième tiroir et en sortit l'objet de ses désirs... Une lame, un simple poignard de fer au manche décoré d'or et d'ivoire. C'est la seule arme que son père avait autorisé au sein de sa demeure, pour prévenir en cas de cambriolage. Il en tenait lui-même une identique dans son propre corps de logis.
Lindeniel regarda la lame tranchante et pointue avec un sourire glacial, les yeux remplis de haine froide et de sadisme passager. Il la glissa dans la poche de sa veste qui était encore libre, l'autre étant occupée par la précieuse statuette magique, qu'il ne voudrait désormais plus quitter...
Dans l'ombre de la nuit, l'elfe à la peau plus blanche et pâle que le marbre du sol avançait lentement, à pas de loups, vers la porte close des appartements privés de son père. Une fois devant celle-ci, il pris une grande inspiration, le regard haineux, mais toujours aussi froid, et posa délicatement sa main gantée sur la poignée. Ça y est, il ne pouvait plus faire demi-tour. Son choix était pris et il allait s'y tenir. Plus rien ne pouvait l'arrêter désormais... Cette main posée sur la poignée dorée signifiait le tournant le plus important de sa vie, la première fois qu'il prenait une réelle décision quand à son avenir plutôt que de ce laisser bercer par le luxe dans lequel il avait toujours vécu...
(Je ne peux plus faire demi-tour maintenant...Enfin la vengeance, enfin il va payer...)Tout doucement, sa main s'abaissa, et la poignée suivit le mouvement, silencieusement. La porte pivota lentement, sans le moindre petit grincement, et s'ouvrit sur les ténèbres obscures de la chambre de son paternel. Un tour d'horizon du regard, pour s'assurer que personne ne se tient embusqué et que Lindar est bien couché, et l'elfe pénètre doucement dans ce lieux qui lui a toujours été interdit. Si ça n'était pas par pure symbolisme, que de vouloir braver en une fois tous les interdits que lui avaient été imposés jusqu'à maintenant. Il pénétra ainsi dans ce sanctuaire secret, dont la disposition ne variait pas tellement de sa propre chambre, si ce n'est que l'énorme bibliothèque de son père contenait beaucoup plus d'ouvrages précieux et rares que la sienne, en partie remplie par les livres qui avaient forgé son éducation et sa grande culture.
À pas de loup, il avança dans l'obscurité ténébreuse, posant ses pied sur le sol marbré à la manière d'un chat, discret, tout en souplesse, et tout aussi silencieux qu'une plume qui doucement se pose sur une peau satinée... Mais le sommeil des elfes est plus léger encore, et leur ouïe fine peut détecter le moindre son. Un bruit de drap, un regard noir qui se lève vers le lit, des mouvements dans la nuit. Son père se réveillait. Il ne sut que faire, et resta planté sans bouger au milieu de la chambre, espérant que ces mouvements n'étaient que ceux du sommeil de Lindar, et non ceux de son réveil... Mais Lindeniel savait au fond de lui que tout ne serais pas aussi facile, et il ne fut presque pas étonné de voir son père d'un coup se redresser dans ses draps. Dans la noirceur de la chambre, l'expression de stupeur qui marqua le visage de Lindar se fit encore davantage accentuée. De la stupeur, il passa à la colère la plus vive et se redressa de son lit immédiatement, en robe de chambre blanche. Étrangement, et pour la première fois devant la colère de son père, Lindeniel n'avait pas peur, il était sûr de lui, déterminé comme jamais à en finir pour toujours...
Tel un fantôme, Lindar vêtu de sa robe blanche s'avança prestement vers Lindeniel. Arrivé à sa hauteur, dans toute sa hâte, il leva la main pour frapper son fils...
(Pas cette fois non...)Mais il ne put terminer son geste. Son visage haineux se mua en rictus de surprise douloureuse. Ses yeux gris s'abaissèrent vers son ventre, dans lequel venait d'être planté un poignard, serré fermement dans la main de Lindeniel. Un sang pourpre commençait à naître de la plaie, mais le regard de Lindeniel était fixé sur la douleur de ceux de son père. D'un geste brusque, il ôta la lame de la plaie, et Lindar fit un pas en arrière, poussant un soupir de douleur. Sa main vint se poser sur la blessure, puis sous ses yeux, qui se remplirent de frayeur en voyant son sang se répandre sur sa robe de chambre et sur le sol. La tâche sombre s'étendait sur le tissus blanc, au fur et à mesure que l'ivresse de vengeance s'emparait de l'esprit de Lindeniel. L'elfe asséna un nouveau coup de poignard à son géniteur, à hauteur de la poitrine cette fois. Une nouvelle fois, Lindar poussa un semi-cri de détresse douloureuse.
La lame ressortit à nouveau, puis percuta encore sa poitrine, son ventre et sa gorge de nombreuses fois. Il ne pouvait rien faire et ployait doucement sous les coups acharnés de Lindeniel. Au début, il reculait encore, pour contrer la douleur et s'éloigner de son agresseur, mais ses forces l'abandonnaient de plus en plus vite et au bout d'un moment, il s'écroula sur la peau d'ours qui faisait office de descente de lit. Lindeniel continuait à frapper avec rage, il ne pouvait plus s'arrêter... Le sang giclait dans tous les sens, salissant ses habits, sa peau pâle qui semblait luire d'une lueur de cruauté tant la scène était horrible. Son père était déjà mort, mais il continuait à s'acharner sur son corps qui se décharnait à chaque nouveau coup de poignard. Son ventre n'était plus qu'une bouillie infâme de chairs sanguinolentes et d'organes percés. Seule partie encore vierge de coups, le visage de son père, qui restait figé dans une expression de douleur et de peur, les yeux grands ouverts. Mais la lueur qui les rendait vivants était bel et bien partie.
Au bout d'un moment, essoufflé, Lindeniel se calma. C'est horrible à dire, mais il était pleinement satisfait de son acte, de tout ce qui s'était passé. Enfin il avait vaincu celui qui hantait ses jours depuis sa plus tendre enfance, enfin il allait pouvoir voler de ses propres ailes sans peur de représailles... Il se leva et regarda l'oeuvre sanglante dont il était l'artiste. Il la contempla quelques minutes, avant de se rendre compte qu'il était lui-même plein de sang. Il prit le drape blanc du lit de Lindar et en couvrit son cadavre. Le tissus blanc se teinta vite de rouge, mais l'hémorragie avait cessé, tout le sang s'était éparpillé sur le marbre blanc et s'imprégnait dans le coton. Il ouvrit alors l'armoire de son père, en sortit une nouvelle paire de gants, ainsi qu'un gilet et une veste en velours de couleur bleu roi, qu'il échangea avec ses habits salis. Propre comme un sou neuf, il revint près du cadavre encore chaud de ce qui avait été son père. Il découvrit le visage de celui qui avait été son géniteur, son précepteur, son éducateur, et lui ferma les yeux. Un regard qu'il n'aurait plus à supporter, à soutenir, à craindre aussi... Il s'accroupit près de la tête de Lindar, et se pencha au dessus. Ses longs cheveux blancs tombaient en cascade autour de sa tête penchée, entourant le mort et son assassin d'un rideau d'isolement.
Lindeniel regardait son père avec la plus affreuse des tendresses. Il venait de le tuer, et la douceur de son regard en était effrayante tant il semblait avoir de détachement face à ça...C'était la première fois qu'il tuait, mais son attitude pouvait faire penser qu'il s'y était déjà habitué, car de nombreuses fois, il avait vécu cette scène dans son esprit...De nombreuses fois il avait tué son père mentalement...
D'un coup, il embrassa le cadavre encore tiède à pleine bouche, comme il ne l'avait jamais fait...Il venait de tuer la seule personne qu'il avait respectée dans sa vie, il venait de se venger de tant de souffrance et de peine, de manque d'amour et d'affection. La rudesse avait été punie, restait l'amour que Lindeniel lui portait. Mais c'était un amour sauvage, car les dents de l'elfe blanc mordirent violemment dans les lèvres peu charnues de son feu père. Le goût du sang envahit la bouche de Lindeniel, qui assouvissait avec une passion torride ce qu'il n'aurait jamais imaginé faire... Au bout d'un moment, le cadavre commençant doucement à prendre une température plus basse, à refroidir contre le marbre froid baigné de sang, les envies du tueurs se turent lentement. Il était désormais en train de caresser doucement la peau meurtrie et mutilée de son père décédé. Toute l'horreur était partie, la terreur aussi, et mis à part la mort, plus rien de mauvais ne rodait dans la pièce...Mais cette mort, Lindeniel ne le savait pas encore, elle allait le suivre pendant tout le reste de sa vie, où qu'il aille, quoi qu'il fasse...Il pouvait en tirer parti comme en souffrir atrocement...
Doucement, il se coucha aux côtés de son père, la tête sur la poitrine, comme pour une dernière fois entendre ce coeur qui ne battrait plus... Il s'endormit sans même s'en rendre compte, bercé par les douces effluves du sang familial qui parcouraient ses fines narines. La pureté de cette odeur et du geste qu'il avait accompli le remplissaient d'un bonheur égoïste dont il ne ferait profiter personne...