Jocelyn
Dans les ruelles de Tulorim...Vides. Les rues sont vides de monde, vides d’activités. Pour moi, elles ne semblent être qu’un lointain tunnel qui mène aux enfers, pour que nos âmes y soient jugées. Je traverse ces routes pavées sans plus d’exaltation que si elles m’y conduisaient. J’étais comme damnée par le monde entier, chaque créature vivante m’en voulant à sa propre façon. Il n’y avait nulle échappatoire, et j’étais revenue à Tulorim sans me demander ou j’allais.
La lumière avait depuis fort longtemps décliné, et le ciel bleu nuit s’était à présent marbré d’éclairs silencieux, illuminant le ciel d’une vaste lumière jaune lorsque l’on ne s’y attendait pas.
Sous la pression de ce silence inhabituel, je gravis les marches de l’escalier, à bout de souffle, les pans de ma cape cinglant mes jambières sous chaque nouveau saut du vent glacé.
J’avais changé. Nul miroir pour me le dire, simplement le fait de sentir les choses différemment, comme si une page de ma vie s’était tournée, et qu’une autre page vierge s’apprêtait à être remplie de l’encre noire de ma vie. Mon peuple, mes ennemis, mon peuple… mes amis perdus, fauchés par la mort, ou pressés d’en fini, de se débarrasser de leur existence et d’appartenir au passé. Pour la première fois, j’ai peur de mourir, j’ai peur d’être oubliée, comme eux le sont devenus. Un peu viscérale qui m’écarte peu à peu de mes ambitions et de mes rêves de vengeance. Et si tout ceci était… inutile ? Une telle pensée ne me ressemble pas, je me ressaisie vite et secoue la tête, faisant voler autour de mon visage quelques mèches striées d’argent de mes cheveux.
Surplombant une partie de la ville, je me laisse aller contre un mur à proximité, ou vient prendre appuie mon épaule, et observe, sans qu’une émotion me traverse, cette étendue de tuiles, à peines plus noires que le reste des murs de pierre nus, et des rues si étroites, comme un réseau de fils sur une toile d’araignée.
Non loin, sous l’arche qui m’abrite, j’aperçois du coin de l’œil un changement dans les ombres dessinées sur le mur. Je me retourne prestement et scrute de mes yeux perçants les environs.
Dans une cavité peu profonde, abritée par une arche à demi cassée, un bruit étouffé me parvient. Ramenant ma cape derrière moi, je m’en approche à pas feutrés, le regard curieux.
Je parviens à distinguer la silhouette d’une jeune femme toute enveloppée d’ombre, vêtue des plus sales guenilles.
Un sanglot douloureux la parcourt et fait frissonner son corps maladif.. Prise de convulsions, elle se balance d’avance en arrière, ses bras serrés sur son ventre comme si tout semblait l’y lier à sa douleur profonde.
« Que me voulez-vous ? Etes vous venues ici… afin d’ajouter à mon malheur ? » Elle cracha ses dernière paroles comme du venin.
Surgissant des ombres de ma cape, ma main attrape son bras avec force et la tire jusqu’à moi, la propulsant à l’extérieur de son abri.
« Garde tes paroles pour toi, ma petite ! Car cela va sans dire, qu’ici elle valent chères… un mot de trop suffirait pour te coûter la vie. »
Elle se débat comme un petit animal en proie à une peur sauvage et incontrôlée, alors que mes yeux si bleus et si froids la dépouillent, de haut en bas, pleins de colère dans mon visage pourtant impassible et scrutateur.
Une moue dégoûtée me vient aux lèvres, et j’ajoute de ma voix langoureuse aux intonations si graves.
« Aussi misérable soit-elle. »
Je ne sais si l’effet de la fatigue et du désespoir l’ont affaiblit, ou si ces mots ont éveillé en elle un intérêt soudain, mais elle s’arrête aussi net, sa tête penchée sur le côté, ses lèvres charnues entrouvertes, arrondie en une interrogation.
Je relâche ma prise et la regarde s’affaler sur le pavé à mes pieds, dans le bruit d’étoffe de ses loques, qu’enjoignait ses pleurs, suffocante et pleine de honte, n’osant relever la tête.
La peur la ramène à la raison de sa mesure. Elle m’adresse un bref hochement de tête docile, hésitante, et se ramasse sur elle même.
Son visage porte les traces de ses pleures et de la crasse humide suitée par les murs sales. Ses grands yeux noirs et farouches sont comme des portes qui invitent jusqu’à ses pensées les plus enfouies. Elle me craint et ne parvient à s’en cacher.
Dans un geste qui la console, ma main se tend vers ses longs cheveux noirs pour les caresser, admirant leur perfection entre mes gants, tâtant de leur épaisseur, cette couleur intense qu’aucun rayon de soleil n’aurait pu d’avantage embellir. Elle se fondait si bien dans son monde !
D’un geste rapide, je délace de mon ceinturon une petite bourse en peau de daim, visiblement pleine, et la lui donne.
« Achète moi du savon, du tabac et quelques parfums. Garde le reste de l’argent pour toi, et reviens me voir au plus vite ! »
Ses yeux fébriles parcourent mes lèvres, comme pour être sûre d’avoir comprit tout le sens de mes paroles.
« Rejoins moi à la taverne. »
Bien trop apeurée pour désobéir, elle hoche vivement la tête et s’empresse de disparaître dans autre ruelle, sans mot dire. Des ruelles qui se ressemblent toutes.
Dans la taverne...Dans les rues les moins sûres de la capitale, les silhouettes, aux allures de squelettes recouverts de haillons, pour les moins malheureux, se tassent dans les petites niches pour s’abriter du vent froid. Le plus souvent, une bouteille renversée, une couverture miteuse ou un bol sale rarement plein, gît à leur pied frileux.
La vermine accourt, se précipite tout autour d’eux, certains même grimpent sur leurs jambes et leurs pieds nus, suintants pu et sang coagulé, qui ont sans doute été dévorés au court de la nuit par les rats tout autant affamés qu’eux.
Le champ de bataille de la rue, d’une vie de misère, qui se reproduit chaque jours, sous les yeux d’une populace indifférente.
Me pas pressés me conduisent jusqu’au seuil de la taverne, dont l’enseigne ballottée par les remous de l’air émet un grincement tout juste perceptible entre les grondements féroces du tonnerre et l’implacable souffle du vent froid.
L’air humide est remplacé par la chaleur boisée et alcoolisé de la salle pleine de monde. J’entre et me découvre, laissant mon capuchon détrempé pendre négligemment dans mon dos, et embrasse du regard la pièce qui me fait front.
Ma préférence va vers une table inoccupée qui est toute proche de la cheminée, dont le feu de l’âtre embellis l’ensemble d’une douce clarté cuivrée qui irise ma peau blanche, et s’accorde avec le feu sombre de mon regard. Installée et toute à mon aise, j’enlève mes gants de cuir, qu’il me semble avoir gardé une éternité, non sans porter un œil attentif sur l’état de mes mains, qui sont en réalité parfaitement conservées, sans gerçure ni aucune écorchure.
Je passe quelques bagues à mes doigts, et plante des mes cheveux une broche argentée qui n’y paraît pas tant elle s’y fond.
J’observe alors mes bagues, un butin récupéré, qui me paraissent alors trop grandes pour mes doigts si fins. En effet, mes mains sont petites, et pourtant mes doigts sont longs et effilés en proportion, et la peau qui les recouvre si blanche qu’elle paraît être un voile translucide au dessus des veines bleues qu’elle laisse apparaître.
J’entends venir quelqu’un. Bien avant qu’elle soit à mes côtés, je la sens tout en reconnaissant sur elle les effluves suaves de l’orage, le parfum sauvage de sa féminité ensevelit sous ses hardes décharnées. Et son petit pas, léger et hésitant, lorsqu’elle me rejoint.
Elle me tend un sac, ou plutôt un ballot rapiécé, avec insistance, et c’est lorsque je lève les yeux vers elle que je me rends compte de son épuisement. Ses joues sont coloriées, sans doute du sang qui a afflué dans ses veines palpitantes durant sa longue course, à travers les ruelles noires de Tulorim.
Je lui fais signe de prendre place sans même la regarder, mon visage lisse et pâle, comme celui d’une statue, tourné vers le comptoir, à quelques tables plus loin. Je presse la commande, et demande à ce qu’on nous serve ce qu’il y’a de plus cher et de plus savoureux comme repas.
Elle est à présent devant moi, dévorant sans manière le contenu du plat devant elle, chargée de viande encore fumante. Le jus coule sur son menton et ses lèvres, sa bouche pleine et avide mord la chair à pleine dent avec un appétit vorace qui m’est familier, dans de toutes autres circonstances.
Je bois sa fureur du regard. Elle est affamée autant que moi. J’ai pour elle une faim qui ne cesse de m’envahir, au point où j’en détourne le regard pour ne plus avoir à supporter sa vue troublante.
Voyant ma détresse, elle me dévisage de son air tout à fait innocent, avec une tentative de hardiesse si touchante que je me surprends à ressentir un élan de tendresse à son égard. Mais une envie plus forte encore d’aller plus loin, de sentir sa peau veloutée sous mes doigts, la pulpe de ses lèvres sur la mienne, en un contact si intime et pénétrant qu’il obstrue à toute émotion moins importante le passage vers mon cœur.
Rien de m’empêche de la laisser faire. Je ne considère pas cela comme une marque de faiblesse, tant que j’en garde le contrôle absolu, mais je m’obstine à refouler toute affection sincère pour elle, qui je le sais risque de m’étreindre pour m’emprisonner à jamais de sa personne insignifiante.
Pourquoi ne pas m’amuser un peu de ce qu’on m’offre, et goûter à ce que la vie donne de plus savoureux. Je prends cela comme un cadeau bénin, une large part de ma conscience sensiblement altérée par mon désir charnel, un désir qui me consume comme le feu consumant les bûches noircies dans cette âtre. Un cadeau sensible et plein du miel de la vie. Un cadeau dont j’allais me montrer digne sur le champ.
Je suis déjà là de mes pensées lorsque je vois pour la première fois ses yeux pleins me dévisager sans cette timidité si singulière chez elle.
Elle avait senti la nature de mes préoccupations, et ses yeux à présent luisent d’un intérêt tout à fait sincère qui m’est touchant.
Plus tard dans la soirée, nous émergeons dans la chambre, dans une étroitesse qui nous lie comme deux sœurs, main dans la main, cœur contre cœur, si proches, si intimes du langage des corps et des âmes.
Tard dans la nuit, alors qu’elle se confit à moi et m’embrasse sans pudeur comme seule une amante peut le faire, je lui murmure dans un souffle une phrase simple, aux accents de vérité.
« Ma préférence est toujours allée vers les hommes… je n’ai aimé que des hommes. Elfe ou humains. »
Elle éclate d’un doux rire qui me tire quelques élans d’affection.
« Je n’ai jamais aimé une elfe », me dit-elle en imitant ma voix grave, son sourire désavouant son ton sérieux.
Aimer… ? Voilà tout le malheur.
« Alors, si tu aimes réellement, tu me pardonneras pour ce que je vais faire. »
Je vois qu’elle n’a pas saisi le sens de mes mots comme je les vois, leur significations plus profonde, beaucoup moins en relief qu’elle ne se l’imagine. Je le vois à son sourire serein et réconfortant.
Ma main se lève et mon geste reste en suspend, au dessus de sa gorge palpitante, comme paralysé. J’ai faillit l’étrangler. Ma pulsion première était d’enlever d’elle toute vie, de la vider entièrement pour ne laisser qu’un corps froid, une matière sans amour ni haine, incapable de sentiment. Ce que j’aurais voulut être à cet instant, plus que tout.
Elle est si loin de la réalité. Se penchant en avant, elle fond sur ma main en mille baisers.
« Tu es toute pardonnée »
D’un geste vif, je retire ma main et lui tourne le dos, avant de m’enfouir complètement sous le tas de couvertures.
« Dors à présent. Demain… nous verrons. »
Je guette l’instant ou son souffle se fait profond et régulier. Lorsque je suis tout à fait certaine qu’elle sommeille, je prend mes affaires et quitte la chambre sans plus de bruit.
Elle ne se réveillera qu’avec un souvenir vague et omniprésent, la sensation d’un rêve.
De nouveau dans les ruelles...Pendant que je file le long d’une rue, couverte par les linges suspendus aux très hautes fenêtres, mes yeux s’attardent sur mes doigts. L’étrange bague se trouve à mon annulaire, parfaitement ajustée, sa pierre de jais miroitante de la pleine lune lorsque je la tourne sous mon regard curieux.
Une faible puissance en émane, signifiant quelques propriétés d’ordre magiques. De ces arcanes, je suis une ignorante…je retire vivement la bague, l’observant de plus prés encore, captant entre mes doigts le frétillement presque imperceptibles des ondes sur ma peau nue. C’est la qu’est le mystère. Sans faire cas de la prudence, je la range soigneusement au fond d’une poche. La nuit ne va guère tarder à s’estomper, et tout autour s’agitent les premiers commerçants, et les plus matinaux des promeneurs.
Tout à mes pensées, je marche d’un pas songeur, déjà en proie au doute.