Une corneille, un livre et le commencement d'une histoire.
« Tout s'est passé très vite. »
Cette phrase incarne tout ce que peut avoir de déplaisant un brusque événement. Très souvent de mauvais augure, elle annonce un retournement de situation dont on se serait bien passé pour conclure heureusement une histoire. « Tout s'est passé très vite : j'ai été assommé et à mon réveil, la princesse avait disparu ». « Tout s'est passé très vite : les gardes se sont retourné contre leur maître et l'ont transpercé de leur lance sans sourciller ». « Tout s'est passé très vite : un instant, les cookies étaient sur la table, l'instant d'après, ils n'y étaient plus ». Cette petite phrase constitue la plus mauvaise excuse du monde pour expliquer à son interlocuteur à quel point on n'a rien pu faire pour influer sur le cours du destin. Six petits mots pour introduire subtilement le pire. Six petits mots pour un aveu intolérable de faiblesse.
« Je n'ai rien pu faire. »
Cette phrase-là, vous pouvez pariez qu'à presque tous les coups, elle sera immédiatement énoncée après la précédente -comme si ses irritantes implications ne suffisaient pas-. Il s'agit ici d'achever ici tout bourgeon d'espoir chez votre interlocuteur : vous avez souffert, vous avez échoué, vous avez mordu la poussière, et vous êtes sérieusement dans la panade.
Bref, la combinaison de ces deux phrases forme le plus pathétique prologue à une mésaventure ; et elles ont été précisément les deux premières pensées de Shara lorsqu'elle a senti un étau de papier et d'encre se refermer sur elle. Dommage pour elle.
(« Tout s'est passé très vite. Je n'ai rien pu faire. »)
Shara brûle d'une rage froide. Enragée contre cette situation, contre elle-même. C'est elle qui a choisi qu'elle serait en colère, parce qu'elle se connaît parfaitement et qu'elle sait qu'elle a besoin de se maintenir dans un état pareil pour mobiliser toute sa volonté et toutes ses capacités d'analyse. Shara n'est certainement pas du genre à perdre son sang-froid. Ou de manière générale, à se laisser emporter par ses émotions. Malgré tout, elle s'en veut cruellement de n'avoir « rien pu faire » parce que « tout s'est passé très vite ». Ne pas savoir réagir quand il le faut est la marque des faibles. Shara n'est pas de ceux-là.
Elle décide d'ailleurs de reprendre le contrôle de ses actes. Méthodique, elle commence par regarder autour d'elle de tous les côtés. A perte de vue, aussi étrange que cela puisse être, du papier. Jaune, irrégulier, odorant, elle semble être coincée entre deux pages. Ainsi donc, cette satanée corneille l'aurait vraiment aspirée à l'intérieur de son livre ? Elle est elle-même familière de la magie, et a beaucoup lu à son sujet, mais jamais elle n'a entendu parler d'un tel sortilège. Observant le silence le plus complet, elle commence à remuer pour voir jusqu'à quel point elle est coincée. Elle parvient à bouger les bras et les jambes, mais elle est incapable de se déplacer. Son buste est comprimé entre les deux pages de telle manière qu'elle est clouée sur place et qu'elle n'a absolument aucune idée de son orientation dans l'espace. Mais au moins, elle peut respirer normalement, et s'en estime heureuse.
Soudain, des lettres d'encre commencent à se tracer sous ses yeux. Peu à peu, un petit texte se met à défiler devant elle, l'invitant à le lire. Consciente de l'importance cruciale de ce premier contact avec son probable ravisseur, elle mobilise toute son attention et tâche de mémoriser l'histoire qu'on lui conte. Elle tâche immédiatement de faire le lien entre les différents éléments : une corneille est venue la capturer dans ce livre étrange, tandis qu'une corneille a trouvé un livre magique dans lequel son maître à disparu. De là à dire que cette corneille est la même, il n'y a qu'un pas qu'elle franchit allègrement. Elle se trouverait donc mêlée à une histoire personnelle d'un parfait inconnu ? Certains ne manquent vraiment pas d'air. Aram et sa corneille apprendront bien vite qu'on ne contraint pas Shara Sa'sara impunément. Lorsque sa vengeance frappera, tout ce qu'ils trouveront à dire, c'est « Tout s'est passé très vite, je n'ai rien pu faire. »
Immobile et silencieuse, elle attend que la corneille, Aram, ou elle ne sait quel autre guignol en détresse ouvre les pages de ce livre pour qu'elle puisse enfin retrouver sa liberté d'action. Car elle ne doute pas que les événements ne font que commencer.