Alors que nous retournons vers nos troupes respectives, je me retourne vers les ennemis une dernière fois avant que la bataille ne commence. Saalafi, retrouvant un esprit logique de sécurité personnelle, a fini par rejoindre les siens également. Nous n’avons toujours aucune stratégie d’action, et désormais plus guère le temps d’en discuter longuement. Alors que je m’apprête à poser la question de nos actions futures, Salaa’tin me coupe l’herbe sous le pied, et s’adresse d’une voix fortes aux dirigeants que nous sommes.
« Attaque de cavalerie frontale. Ils enverront probablement la leur. Désorganisons-les, et replions-nous pour les laisser avancer. Tir d’archers dans l’armée poursuivante, et regroupement des forces à cheval derrière la ligne de piquiers. Ils s’y embrocheront et s’éclateront comme l’eau sur un mur. La cavalerie mènera une seconde charge en contournant le reste de la leur, qui se fera achever par les hommes à pieds. Ensuite charge finale avec toutes nos forces, avec comme priorité le meurtre de Saalafi. »
Olemahn acquiesce doucement, Estera aussi. En mon for intérieur, je ne peux m’empêcher de dire qu’il présume de beaucoup de choses, dans ce déroulement de bataille. Sans doute est-ce surtout pour se rassurer lui-même, pour avoir une organisation plus ou moins sensée. Mais même si je n’ai jamais participé à ce type de guerre, les mouvements des troupes ennemies ne me semblent pas si prévisibles. Nous finissons tout de même par rejoindre nos hommes, parés pour la bataille. Nous retrouvons nos positions, chacun devant notre propre armée. C’est là le moment que communément, on appelle le calme avant la tempête. Quand les deux camps se toisent sans savoir, finalement, lequel marchera le premier sur l’autre. Lequel versera le premier sang. Lequel subira le plus de pertes. Lequel vaincra, et lequel sera mis en déroute. Dans le cœur de chacun des combattants, le doute s’installe : survivrai-je à cette folie ? Pourquoi suis-je là ? Mais la détermination, aussi. La rage de vaincre, la fierté patriotique d’appartenir à ce camp et non à l’autre. L’accomplissement des valeurs guerrières de tout un peuple dont le sang se mêlera aujourd’hui. De mon côté, j’inspire puissamment pour expirer longuement. J’essaie de faire le calme dans mon esprit, d’oublier tout sauf cette bataille. Tout ce qui ne m’est pas nécessaire.
(Je dois t’aider. Ne prendre aucun risque. Laisse-moi venir à tes côtés.)
(Pas encore. Salaa’tin ou Estera risqueraient de comprendre… Les flammes. On ne peut prendre ce risque.)
(Je préfère le prendre lui plutôt que de te voir tué par ces ennemis.)
Je les regarde, au loin. Leur cavalerie, en première ligne, a commencé à avancer. Au petit trot, dans un premier temps. La bataille commence. Nous ne pouvons plus faire marche arrière, maintenant. Il est trop tard. Et la victoire dépendra du courage et de la force, de l’organisation et de la qualité des combattants.
(Je ne mourrai pas. Pas aujourd’hui, pas comme ça. Pas contre eux. Ne te montre pas tant que je ne te le demande pas. Cela détruirait tous mes plans…)
Elle acquiesce, dans mon esprit, mais je sens qu’elle se pointera quand même si je suis en danger. C’est inéluctable. Un bruit sur le côté m’indique que Salaa’tin a lui aussi lancé l’ordre de la charge. Ses troupes se mettent en mouvement, et je lève mon poing armé, pour donner moi aussi le signe de l’assaut. Mes cavaliers se mettent en charge en même temps que ceux d’Olemahn. Estera me suit de près, vaillant et rutilant dans son armure dorée. Le bruit des sabots sur la pierre sablonneuse est comme le tonnerre en plein orage : grondement sombre et assourdissant annonçant la mort, la souffrance. Une poussée d’adrénaline m’envahit, mes muscles se crispant presque tous seuls alors que mes cheveux fouettent mon visage, emportés par le vent du désert glacé. Les hommes crient, pour se donner du courage, pour exprimer leur puissance. Et emporté par leur élan, je mêle ma voix aux leurs. Nous sommes comme une vague rugissante déferlant sur le flanc de la colline, prête à s’écraser sur les rivages ennemis. Une trombe meurtrière qui court vers sa propre perte. Un curieux sentiment m’habite, alors que je crie toujours. J’ai l’impression, dans cette charge, que je fais corps avec tous les cavaliers qui me suivent. Comme s’ils étaient un prolongement de mon être, comme si nous ne formions qu’une seule et unique entité dévastatrice. Ils me suivront, où que j’aille. Je les ai sauvés, et ils m’offrent leur bravoure, ils m’offrent leur vie pour défendre les leurs.
Face à nous, les cavaliers adverses se sont mis au grand galop également, et nous nous rapprochons inexorablement. C’est alors, et seulement maintenant, que je remarque sur notre gauche un grand absent : Melchial n’a pas envoyé ses troupes au combat. Immobile, il est resté en retrait alors que nous chargeons une troupe désormais bien plus nombreuse.
(Qu’est-ce qui lui prend !?)
La peur lui étreint le ventre, sans doute. Depuis notre courte entrevue avec Saalafi, il semble vraiment perturbé, confus que son attaque n’ait pas porté. Sa dignité a été remise en cause, la vulnérabilité de l’ennemi aussi. Et il doit se dire qu’on ne peut les vaincre. Lâche. Et en agissant de la sorte, il nous sacrifie à l’ennemi. Imbécile. Le calme en moi se rompt, et je serre la mâchoire, alors que d’autres raisons m’envahissent l’esprit, empoisonnant mes pensées : Trahison. Des songes haineux qui perturbent ma concentration, et laissent la rage me gagner. Je la contrôle, néanmoins, en voyant les troupes ennemies s’organiser suite à cette défilade surprise. Ma troupe fera face à deux cohortes, et non une. Et déjà, celle à ma gauche entame une manœuvre de contournement pour nous frapper au flanc. Nous ne pouvons nous permettre de subir deux assauts, un frontal et un latéral, en même temps. Il nous faut aussi nous organiser. Nous nous ferions balayer comme de vulgaires grains de sable. Dans le tumulte de la charge, je hurle :
« Estera ! Là ! »
Et lui indique de la main les ennemis qui nous chargent de côté. Il comprend instantanément ma demande, et de sa lame tirée, indique en l’inclinant la nouvelle direction de la moitié de ma cavalerie. La troupe se sépare en deux, prête à se battre sur deux fronts, mais désormais deux fois moins puissante. Sourcils froncés, je sais qu’il est trop tard pour faire demi-tour. Je morphe en ma main un arc puissant, et décoche une flèche de mon cheval, droit devant moi, dans la masse des ennemis approchant. Elle file droit dans les airs, et cueille un ennemi en plein poitrail. La force est telle qu’il choit de sa monture, en arrière, et se fait piétiner par ses suivants, chair et os brisés sous les sabots. Le premier mort de la bataille… J’ai le temps d’ajuster deux autres tirs avant que les armées ne se rencontrent. Deux autres morts : l’un en pleine gorge, effondré sur le cou de son canasson, l’autre cueilli dans l’épaule, et pendant maintenant, tête frappée contre le sol, à l’étrier droit de sa monture désorientée.
Mais cela est trop peu. Et les charges se croisent enfin. Je dégaine ma rapière alors que mon autre arme prend l’apparence d’un long sable courbe très aiguisé : l’idéal pour trancher les chairs sans rester bloqué dedans, sans perdre de vitesse.
Et puis vient le choc. Les boucliers se brisent, le sang gicle, les chevaux hennissent de douleur, les hommes crient, piaillent, tuent et s’effondrent. La violence de la charge est puissante, désarmante. La vitesse du premier coup que je porte cumulée à celle de ma monture me fait étêter un ennemi sans la moindre difficulté. Sa tête vole sur son voisin qui, écœuré, se fait percer d’une lance alliée. Je fonds dans leurs rangs tout comme mes pairs, nous nous croisons dans une rencontre meurtrière, perdant à peine un peu de rapidité. Dans la ferveur, je tranche, je transperce sans même voir si mes coups portent, tuent ou blessent. J’avance, inexorablement, au cœur de la formation ennemie. Nous nous traversons mutuellement, et, je le sais, c’est un massacre pour les nôtres. Nombres de valeureux cavaliers parviennent à me suivre, mais la plupart, submergés par le nombre, finissent par périr, arrêtés net par la mort, une lance dans la poitrine de leur monture les faisant chuter, un coup de hache dans la tête, l’obligation de freiner face à un ennemi, et se faire entourer par plusieurs jusqu’à y rester. Les pertes sont lourdes des deux côtés, mais notre formation, séparée en deux, et donc nettement moins dense, se fait décimer. Par chance, j’arrive à maintenir le galop, prenant de court tous ceux qui se dressent contre moi en leur arrachant la vie sans la moindre pitié. À un moment, une lame me touche à l’épaule, mais ma protection accuse le choc sans me blesser. Je n’ai le temps de voir le visage de mes ennemis qu’ils sont déjà derrière, tuant et se faisant tuer. Le sang coule sur la plaine, rougissant le sable, le transformant en une boue morbide, parsemée de cadavres d’hommes et de chevaux, piétinés sans vergogne par les leurs ou leurs ennemis. Toujours à la tête de ma charge, je ne me rends pas vraiment compte de cela. Je vois juste les yeux de mes ennemis, remplie de terreur ou de rage, ployer sous mes coups, blessés ou morts, saufs pour certains évitant ma course.
Et enfin, comme si cette traversée a duré une éternité, nous parvenons de l’autre côté. Bien peu des miens s’en sont sortis, que je regroupe sous mon commandement. Estera est dans la même posture que moi : arme et armure rougies du sang de ses ennemis tombés. Il a subi d’énormes pertes aussi. De la centaine de cavaliers qui chargeait au début, de mes rangs, il ne m’en reste plus qu’une grosse trentaine. Et les deux cohortes ennemies s’en tirent plutôt bien, à peine décimée d’un quart chacune, et poursuivant leur charge sans s’arrêter vers nos hommes à pied. Un regard vers la droite m’indique que pour Salaa’tin et Olemahn, ça ne se passe pas tout à fait comme ça : les charges se sont mutées en mêlée de cavalerie, les assauts s’étant rompus les uns sur les autres. Et les cavaliers tentant de rejoindre les leurs pour reformer une ligne se battent dans un chaos d’acier et de sang. Derrière nous, les archers se préparent à accueillir les assaillants à cheval d’une volée de flèches meurtrières. De nombreux ennemis tombent, et les piquiers défendront leurs rangs. D’autant que Melchial, faible de n’avoir chargé, mais pas traitre pour autant, les organise pour les mêler aux siens. Cette fois, ils se feront arrêter net, et peu en survivront. C’est une bonne chose, car nous n’aurions pas pu subir une autre de ces charges : la charge de retour. Car notre petit groupe se retrouve piégé au cœur de la bataille : entre les cavaliers se ruant vers nos rangs, et les piétons ennemis avançant vers nous porc haver notre petit groupe. Perdu, je ne sais que faire : charger les piétons et courir vers une mort certaine, ou retourner dans nos rangs quitte à se faire faucher par nos propres archers, afin de les défendre ? Je demande conseil au milicien, la voix rauque et le souffle court :
« Que doit-on faire ? »
Son regard tourné vers moi est plein de ténèbres.
« Survivre. »
Mon regard se perd dans la bataille, sur les troupes qui s’avancent vers nous. Les premières lignes sont constituées des citoyens et esclaves non formés à l’utilisation des armes. Des cibles faciles, faibles, mais que je répugne à tuer. Et puis, je vois subitement un détachement, légèrement sur la droite, au milieu de la bataille, d’hommes-insectes en armes, à pieds. Et au cœur de ce groupe d’une centaine d’individus, Saalafi montant son canasson noir.
« Là ! Chargeons-les ! »
Estera voit la même chose que moi, mais son visage est blême alors que je donne l’ordre.
« C’est de la folie, nous courrons à notre perte. »
« Une mort certaine ? De faibles chances de survie ? Et bien qu’attendons-nous ?! »
Et ça sera le meilleur moyen de trancher la tête à cet ennemi qui se croit intouchable. De mettre fin à la bataille avant qu’elle n’ait fait trop de ravage. Un escadron d’élites, de survivants, de combattants émérites montés sur des montures au sang-froid notable, ayant survécu à une charge mortelle. Des hommes aguerris, et prêts à tout. Nous avons une chance. Mais nous n’en aurons pas deux. Il faut la saisir, maintenant.
« Sauvons la vie de milliers en n’en prenant qu’une centaine, mon frère. Cavaliers, à l’assaut ! Gardez la ligne, quoiqu’il arrive ! »
Je semble avoir convaincu le sergent, et les cavaliers me suivront. Je le vois dans leurs yeux. Je peux sentir leur détermination. Trente contre cent. Un assaut suicide visant à expédier la fin de la bataille. Il suffit que seul l’un de nous survive pour arracher la vie de Saalafi, et tous les autres vivront. La paix sera restaurée.
(Mourir pour sauver un peuple auquel rien ne t’attache ? Voilà qui ne te ressemble pas.)
(Qui a parlé de mourir ?)
Je suis sûr de moi. Trop, peut-être, mais je sans qu’en adoptant cette stratégie, je pourrai arriver à mes buts. Je n’ai plus le choix, maintenant, de toute façon. Pour la beauté du combat, pour vivre, et survivre, je me dois de risquer ce que j’ai de plus cher. Alors, comme d’un seul homme, nous nous mettons en mouvement. Les chevaux marchent, puis trottent, puis galopent de concert dans cette attaque éclair imprévisible par l’ennemi comme par nos alliés. La mêlée générale, où Salaa’tin et Solemahn semblent s’être rejoints, est maintenant percée des troupes à pieds des deux camps, venus en renfort. À l’arrière, la cavalerie ennemie se fait massacrer comme prévu par les troupes de Melchial et mes piétons, et ils se rassemblent en une grosse troupe pour affronter les piétons des deux groupes ennemis de gauche.
Et nous, nous chargeons de plus belle. Je ne connais pas ces cavaliers qui m’entourent, à part Estera. Mais je vois chacun de leur visage dans mon esprit, leur regard déterminé et héroïque. Des vrais héros de guerre. Des combattants qui feront la fierté de leur nation. Notre petite escadrille parvient vite au-devant de nos ennemis, qui nous ont vu arriver sans avoir le temps de s’entourer de la chair à canon qu’ils aiment à utiliser. Nous nous confronterons directement à l’élite des guerriers d’en face. Les hommes-insectes, derrière leurs masques aux grands yeux noirs, et aux antennes rouges. Ils semblent écarquillés, alors qu’ils nous voient arriver furieusement vers eux. Oui, nous courons à notre mort, mais aucun ne partira sans en avoir emporté plusieurs avec lui. Dans la panique, ils placent leurs piquiers en première ligne, genou en terre pour plus de stabilité, et lance levée vers notre charge. Mais aucun de nous ne s’en effraie. C’est une tactique commune, que les cavaliers doivent subir sans hésiter. Traverser ce mur de piques dressées sans se faire embrocher sur l’une d’elles. Et espérer. Espérer ne pas choir, que son cheval ne se fasse pas tuer ou blesser, ne pas se la prendre en plein ventre, ne pas s’arrêter net avant de perdre la vie sous les coups ennemis. Il faut garder toute sa vaillance, toute sa vitesse. Une lance de cavalerie apparait dans ma main principale, plus longues que leurs piques acérées. Et à l’instant où je lance mon cheval vers eux, j’écarte de la hampe de ma lance le bois de la pique qui me menace le plus, en envoyant la pointe dans la poitrine de son porteur avec une brutalité, une violence sans nom. Ça le transperce de part en part, et l’arme disparait, reprenant sa forme de sabre pour ne pas rester bloquée à l’intérieur de la plaie, sur le cadavre s’effondrant dos contre le sol. Je suis passé, je suis sauf. J’ai gardé ma vitesse… Mais ça n’est pas le cas de tous : la moitié d’entre nous s’est fait blesser ou tuer, désarçonner. Certains agonisent déjà au sol, alors que d’autres se débattent comme des diables, armes tirées, vivant leurs derniers instant dans une rage de combattre magnifique. Les ennemis tombent sous le poids des montures mortes, sous les coups de ces guerriers que plus rien n’arrête. Quinze seulement sont encore à cheval, dont Estera et moi, à avancer dans les lignes ennemies. Mais celles-ci, bien plus serrées que la charge de cavalerie d’avant, finissent par nous freiner dans notre élan. Chacun des quinze laisse derrière lui une ligne de morts, de décapités, de blessures sanguinolentes, de membres coupés. Ligne qui se referme quasiment aussitôt sous le nombre des assaillants. Cinq tombent de cheval et périssent sous les lames dentelées des hommes-insectes. Encore, je tranche, encore, je pique, je transperce. Sur mon flanc, gauche, puis sur le droit. Mais je perds moi aussi de la vitesse, et je finis par être immobilisé par mes adversaires. Furieux, je continue de frapper, à gauche, à droite, blessant et tuant. Mais les ennemis sont nombreux, et affluent toujours vers moi. Je ne vois plus mes alliés, je me sens seul et abandonné. Je frappe, je frappe sans réfléchir, arrachant la vie de ces faibles à tour de bras. Oh, ce sont des ennemis bien moins forts que moi, mais leur nombre finira-t-il par me vaincre ? Tomberai-je sous le nombre de leurs coups répétés, inlassables ? Je me refuse d’y penser.
Les coups sur ma monture finissent par avoir raison d’elle. Elle s’effondre lentement sur le sol, morte avant même de s’être entièrement couchée, dans un dernier hennissement suppliant. J’en bondis, leste et agile, et me retrouve entièrement cerné d’ennemis. Mon arme, pour avoir une garde plus longue que la leur, se change en fauchard à manche long. La lame tranchante pivote dans les airs, blessant les imprudents qui s’avancent, et faisant reculer les autres, dans un cercle m’entourant désormais de toutes parts. Je n’ai plus la hauteur de ma vision de cavalier : je ne vois plus que mes ennemis directs, m’encerclant. Et je ne peux leur tourner le dos. Aussi pivoté-je sans cesse, à gauche, à droite, l’arme tendue pour les tenir à distance. Mais je sais qu’il faudra rompre cette garde pour les vaincre, les tuer. Mais… Pas sans avoir toutes les chances de mon côté.
(A mon tour ?)
(Pas encore, non. Estera est toujours dans le coin.)
J’ai un autre plan. Le pouvoir combiné de ma broche et de ma faera font effet. Depuis longtemps, je n’ai pas revêtu ma peau de rose. Mon corps, mon armure se couvrent d’une écorce verte et souple, parsemée de nombreuses épines acérées. Qui s’y frotte s’y pique, indéniablement. La transformation semble en surprendre quelques-uns. Les insectes qu’ils sont auraient presque envie de me butiner, si je n’avais pas des armes et un passif aussi dangereux. Je décide de profiter de la diversion ainsi créée pour leur rentrer dans le lard. Et quelle meilleure façon de le faire que via cette danse aux mouvements précis que je maîtrise maintenant sur le bout des doigts ? Cette association de coups bondissants, sautants, tournoyants qu’est la danse des sabres. Je l’exécute à la perfection, tranchant de côté, dans mon dos n’offrant aucune ouverture à mes ennemis médusés qui périssent sous mes coups chorégraphiés. Je me fraie un chemin dans leurs rangs avec cette technique ancestrale et élégante, digne des plus grands héros de légende. Une lame vive tranchant l’armée ennemie sans se faire toucher, un éclair d’acier transperçant armures et chairs sans qu’on puisse l’arrêter. Dans mes bonds, j’aperçois Estera, toujours monté, qui a rassemblé autour de lui le reste des survivants. Dans le bruit de la bataille, je l’entends crier mon nom.
« Cromaaax ! »
Je ne peux lui répondre : la fin de ma gestuelle me laisse exposé à plusieurs attaques de mes adversaires encore debout. J’en pare plusieurs, mais ils sont trop nombreux, et me touchent malgré tout. Les coups pleuvent, de mon côté comme du leur, même si les miens sont plus rares, puisque je m’acharne surtout à me protéger, à garder une garde fermée. Ma lame, dans la danse, s’est changée en hache de bataille à une main, à la fois solide et tranchante, alors que ma rapière se fait de pointe et d’estoc. Heureusement, je peux compter sur le pouvoir de mes épines pour blesser les inconscients qui s’attaquent à moi, et assez vite, je me retrouve au beau milieu d’un cratère de cadavre, blessé moi-même à divers endroits. Mais quelques éraflures seulement, quelques bleus, ecchymoses. Une estafilade sur le côté de ma gorge pique un peu plus que les autres, faisant s’écouler le rouge de mon sang sur le vers de la peau de rose, mais… je tiens bon, contrairement à mes ennemis vaincus.
Pas si loin que ça, Estera m’aperçoit au sol, et tente une percée pour m’atteindre et me porter secours. Mais un sale coup vient le percuter à l’arrière du crâne, et il s’effondre sur sa monture, restant miraculeusement en scelle. Je hurle à l’attention des cavaliers qui l’entourent :
« Repliez-vous ! Allez le mettre à l’abri ! »
Je vois l’incompréhension dans leurs yeux, alors que je pare encore deux coups de lâches qui tentaient de m’attaquer dans le dos. Je leur dispense la mort rapidement, les embrochant l’un et l’autre sur chacune de mes lames.
« Laissez-moi ! C’est un ordre ! Regroupez-vous dans la mêlée principale ! »
S’ils vivent, autant qu’ils portent secours à Salaa’tin et Olemahn, voire à Melchial, qui semble heureusement bien s’en sortir contre ses adversaires, disposant d’une plus grande force de frappe, au vu de l’entraînement de ses hommes et de sa cavalerie intacte. Les cavaliers finissent par m’obéir, et quittent la troupe à moitié décimée des hommes-insectes, me laissant comme sacrifice ultime de leur bataille… Ils me voient morts, ne pensent pas que je peux survivre à ça. Mais je n’ai pas encore montré ma force la plus puissante…
(A toi, Lysis.)
(Enfin !)
Elle ne prend même pas la peine de prendre sa forme humanoïde, cette fois. Elle fusionne directement avec mon corps, me changeant en ce guerrier mi-elfe, mi-flamboyant, ce monstre aux allures de démon. Mon armure prend sa forme la plus sombre, liée intimement au mal. Et là, les hommes-insectes commencent vraiment à s’inquiéter. Et ils ont raison. Une déferlante flamboyante, véritable vague faite d’un feu magique brûlant apparait devant moi pour se projeter vers eux. Une dizaine d’ennemis meurent instantanément, carbonisés sous la puissance du sortilège. Je n’ai guère l’habitude de lancer des sorts, mais je dois avouer que ça en jette un max ! Leurs cadavres brûlent encore alors que je m’avance. Saalafi fait enfin attention à moi, et envoie ses troupes contre moi. Si les hommes-insectes hésitent, ils n’en montrent rien, et se ruent sur moi sans hésitation. Derrière mon casque à cornes – forme maléfique de mon diadème d’argent - un sourire malsain apparait. J’écarte les bras, sûr de moi, et laisse les inconscients m’attaquer sans que je subisse le moindre dégât. Mes épines, en revanche, répondent bien à l’assaut, et blessent les plus proches de mes assaillants. J’ai rengainé ma rapière, et use désormais d’une énorme hache à deux mains aux aspérités piquantes, tranchantes et chaotiques. Un grand coup latéral tranche en deux trois corps, percutant les autres en les renversant. Le temps pour moi de me concentrer à nouveau…
Des particules de magie couleur du feu apparaissent dans les airs, partout autour de moi, sur une zone assez vaste recouvrant tous mes ennemis. Comme en suspension dans les airs, elles attendent leur heure. Je ferme le poing, et là, le chaos nait sous mes yeux. Chacune des particules en contact avec mes ennemis explose dans une gerbe de feu et de fumée. Aucun homme-insecte n’en réchappe, et leurs corps horriblement brûlés, mutilés, s’effondrent sur le sol sans plus une once de vie ou d’humanité. Un massacre. Un de plus. Ceux-là n’étaient pas comme les citoyens des ardis : insidieux traîtres au sein de Saldana, ils ont fomenté cette révolte, cette guerre, et en paient maintenant le prix dur : la mort.
De mes ennemis, seul Saalafi a résisté. Il se tient sur le sol, genou en terre, sur le cadavre calciné de sa monture défunte. Il lève vers moi son masque sinistre au sourire éternel, comme une provocation supplémentaire. Et un rire sonore coule encore hors de sa bouche, alors qu’il s’adresse à moi.
« Ahahahah. Ainsi tu crois avoir vaincu. Fou. Aussi fou que moi. Ahahahah ! »
Et il porte à ses lèvres couvertes un curieux sifflet d’argent, qui émet soudain un son strident déchirant l’atmosphère. Cela ne perturbe pas le combat qui se déroule toujours furieusement derrière nous. J’ai presque l’impression qu’une bulle calme s’est formée autour de nous deux, au milieu de cette mer de cadavres.
« Quoi, tu croyais nous vaincre d’un coup de sifflet ? »
Je n’obtiens pour seule réponse qu’un rire macabre. Le même qui a tant déstabilisé Melchial au début de la bataille. Un rire crescendo empreint de folie et d’assurance. Et la confiance s’effondre en moi lorsque je sens le sol vibrer, gronder, trembler de plus en plus fort. Des craquellements naissent dans la pierre de sable durci, à plusieurs endroits. Au loin, j’entends des voix crier, portées par la peur :
« Les vers ! Les vers sont là !! »
Et comme en écho à cet appel, les fissurent se percent en l’apparition d’une dizaine de gigantesques vers de sable. Je ne peux m’empêcher de trébucher à leur apparition, tant par le sol qui tremble que par l’horreur de ces êtres. Des énormes cylindres de plusieurs dizaines de mètres de long, et de près de quatre mètres de haut, au corps rugueux semblant aussi solide que de la pierre, et aux milliers de pattes pointues comme autant de crochets. Une tête ronde, sans yeux, dotée d’une bouche énorme remplie de plusieurs rangées de dents toutes aussi grandes que des épées. Et aussi tranchantes, sans en douter. Des ennemis monstrueusement redoutables. Et je comprends soudainement le choix de Saalafi de se battre là. Il gardait ce joker en poche depuis le début, en cas de difficulté. Un appeau à vers des sables. Ces créatures, pourtant, ne sont pas sous ses ordres, et se dirigent vers la confusion de la mêlée avec rudesse. Tous seront leurs victimes, alliés comme ennemis. J’entends, au loin, les cors de la retraite sonner… D’un côté comme de l’autre. Je gronde, regardant Saalafi s’esclaffer de plus belle.
« Ne crois pas t’en tirer à si bon compte ! »
Et sans hésiter, je me rue vers lui armes en avant. Mais au moment de le toucher, une explosion me couvre d’un nuage de fumée rougeâtre, et mes lames ne rencontrent que le vide. Il a disparu. Et lorsque la fumée se dissipe, il n’apparait plus nulle part. Les deux camps sont en déroute, et rassemblent leurs troupes et ce qui reste des blessés pour fuir cette plaine maudite, rongée de vers géants. L’un d’eux se dirige à toute allure dans ma direction, laissant une traînée de rocs brisés sur sa trace. Je m’encours sur le côté pour l’éviter, ne pas me trouver sur sa trajectoire… Et continue de courir sans me retourner. Je ne sais même pas dans quelle direction je vais. Je cours, je cours. Le tumulte des vers et des armées, bientôt, se tait derrière moi. Mais je continue de courir, toujours sous ma forme flamboyante. Et lorsque je vois se profiler des amas rocheux, non loin, je m’y précipite. Dissimulé ainsi du vent, des adversaires, de la bataille, je m’effondre contre l’un d’eux. L’adrénaline retombe subitement alors que j’ai le souffle court et les muscles en feu. Lysis reprend sa forme de faera, et s’installe dans ma tiare, qui reprend sa forme « bonne », ainsi que le reste de mon armure. Ma peau de rose s’en va, laissant apparaitre les quelques blessures de la bataille. Rien de grave, mais quelques estafilades tout de même. Appuyé contre ce rocher, assis, je tremble. Tant de morts… Et j’en suis principalement responsable. Mes oreilles grondent encore des bruits du combat. J’ai du mal à me concentrer, à penser… Et ainsi, je reste plusieurs heures, à me demander pourquoi, à ne pas comprendre… A ne rien comprendre. Tueur, meurtrier, monstre… mais vivant. Bien vivant.
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