Je franchis le fluide, l'esprit plein de questions encore, mais j'ai hâte de découvrir ce nouveau monde! L'impression de ce "passage" est fort étrange. Tout se brouille avec soudaineté, devenant gris, puis d'un noir de poix en une fraction de seconde. J'ai le sentiment de poursuivre le pas qui me l'a fait franchir durant ce qui me semble être d'interminables secondes, comme si on ne trouvait aucun sol sous ses pieds, mais sans l'impression de chute. Perturbant.
L'obscurité. Totale, absolue, elle semble absorber jusqu'aux sons, mélasse visqueuse qui s'insinue partout, jusque dans nos veines pour y insuffler une crainte atavique abjecte. L'esprit lui-même se sent reclus dans une petite boîte bien close, étouffé par l'omniprésente noirceur qui l'empêche de décoller, de rêver, d'imaginer que quelque chose d'autre que ce "rien" puisse exister. Sourde angoisse, le coeur qui s'accélère, et qui parait résonner comme un tambour grave et infiniment trop bruyant.
Se calmer, maîtriser son rythme cardiaque, sa respiration, faire confiance à ses sens autres que la vue, qui permettent d'appréhender ce qui nous entoure, avec une surprenante précision quand on sait interpréter ce qu'ils nous révèlent. Et cela, je l'ai appris, Maerhin y a veillé, attisant nos peurs les plus cachées avec art, jusqu'à ce que nous parvenions à les dompter, ou que nous périssions en le tentant. Aucune clémence de sa part, jamais, dans le cadre de la redoutable formation des Fils du Dragomélyn, et je lui en sais gré: de clémence, le désert de Sarnissa n'en a aucune, pas plus que le monde qui l'entoure, ou si rarement. Mais dans le fluide, il n'y a rien. Ni murs, ni être vivants, pas de sons, ni d'odeurs, pas le moindre souffle d'air, si menu soit-il. Aucun repère, de quelque nature que ce soit, et si bref que soit le passage, cet instant d'isolement absolu crée une faille brutale dans le rempart de mon amnésie.
La nuit, glaciale, sans lune. Des Shaakts qui grouillent autour de nous comme des guêpes belliqueuses, à peine des ombres mouvantes dans l'ombre nocturne. Mes compagnons, mes frères d'armes, qui tombent les uns après les autres, non sans prélever un lourd tribut parmi nos assaillants. Je me déchaine dans ces ombres sanglantes, pour nous frayer un chemin par lequel nous puissions fuir, mais d'issue il n'y a pas, les Shaakts sont trop nombreux, et déterminés à notre perte.
Je suis seul. Debout face à une grosse vingtaine de guerrières et guerriers Shaakts, les armes dégoulinantes du sang de leurs frères et soeurs. Ils me laissent le temps de réaliser que je vais mourir, ils savourent cet instant dont ils doivent rêver depuis bien des décennies. Je les dévisage, un rictus féroce et résolu aux lèvres. Je vais crever là, dans les dunes de ce désert que j'en suis venu à aimer et à considérer comme mon territoire. Tout est bien, juste, je savais que ce moment viendrait, et je l'attends de pied ferme.
La curée. Les Shaakts me balancent habilement trois filets plombés dessus, j'en évite un mais les autres se lovent vicieusement autour de moi et m'entravent presque totalement. Les maudits! Ils s'approchent pour me transpercer de leurs lames, les yeux brillants d'avidité à l'idée de faire couler mon sang, enfin. Je parviens à me libérer un bras, prolongé par une dague qui plonge dans la gorge du premier elfe noir. Je sens plusieurs lames se frayer un chemin dans mon corps, mais la douleur n'est pas instantanée et j'ai le temps d'en poignarder un autre dans le ventre avant de la ressentir. Je titube, puis chute alors que mes pieds s'entravent dans un pan de filet, me retrouvant allongé sur le dos.
Une hache, balancée à toute volée en direction de mon visage. Je tente désespérément d'esquiver, mais je suis coincé par les filets, affaibli déjà par plusieurs blessures. Le fil de la lame de cette hache me semble atrocement tranchant, il se précipite sur moi dans une espèce de ralenti dont on ne peut pas profiter. Le choc. La douleur, brève, si brève. Et la nuit. Les ténèbres totales, le mur de l'éternel silence qui nous tombe dessus, implacable et définitif, oblitérant jusqu'à nos souvenirs, jusqu'à ce que nous avons été.
On pourrait se perdre dans ce passage, dans ce fluide, à jamais. Mais le sceptre fait son office, m'extirpant de ce gouffre du passé pour m'amener à l'endroit prévu. Avec autant de soudaineté que Yuimen a disparu, Elysian apparaît, et je manque m'affaler de surprise lorsque mon pied touche enfin un sol solide et véritable.
La première chose qui me frappe est l'ancienneté apparente du lieu, qui dut être majestueux, et qui le reste encore d'une certaine manière. La deuxième que nous sommes tous arrivés à bon port, et vivants. Et la troisième que nous nous trouvons salement exposés, là bien en tas au milieu d'une salle entourée de véritables meurtrières en hauteur du fait du délabrement et de l'effondrement généralisé de l'édifice. Étranges, également, ces psychés disposées là, intactes...Puis je hume cette atmosphère humide, végétation gorgée d'eau, ruisseau qui court à l'intérieur des ruines en cascadant, très inhabituelle pour moi. Pas de doute, je ne suis plus dans le désert de Sarnissa...
Un nouveau monde...par les dieux!
Je m'écarte de quelques pas du fluide et du groupe, l'oeil déjà aux aguets des alentours et soucieux de vérifier le périmètre malgré l'apparente tranquillité du lieu, lorsque soudain l'elfe-poisson propose de se regarder dans les miroirs. Je grimace imperceptiblement à cette idée, ce que j'ai vu de ma trogne ravagée dans ceux de la Magicienne de feu du Naora m'a suffit. Pas la peine de s'appesantir là-dessus, d'autant plus que je me sens parfaitement normal et que je n'ai jamais perdu mon temps avec mon reflet pour autant que je m'en souvienne. Mais aussitôt, presque tous laissent échapper bon nombre d'exclamations surprises! Je les observe, plissant les yeux d'étonnement.
Par Meno! Nous avons un feu-follet avec nous! Qui me jauge d'ailleurs d'un air méfiant. Et ce frivole Hinïon souligne l'évidente antiquité du lieu et se mire en adoptant des postures avantageuses devant l'une des Psychés, je n'en reviens pas! Et...une petite gargouille. Enfin, moins laide que celles sculptées dans les antres Shaakts, et l'air beaucoup plus aimable et enjouée. Cromax et Baratume, eux, semblent s'effilocher comme brume au vent dès qu'ils bougent, et l'Earion est devenu liquide?! Par les enfers que se passe-t'il?
Je m'observe brièvement, ne me trouvant pas grand chose de changé, bien que...qu'est-ce que cette fichue "brume noire" qui m'entoure?! Ainsi nos fluides subissent d'une manière ou d'une autre une influence de la magie de ce monde, ou de ce lieu. Mais alors...pourrions-nous être "drainés" également? Une soudaine pensée m'envahit l'esprit, qu'en est-il des objets que nous transportons? J'examine aussitôt ceux que je porte: mon poignard en métal élémentaire de feu, mon bracelet en celui d'obscurité, et la fiole de soin, dont j'espère qu'elle aura conservé ses propriétés...
Le narcissique Faëlis plaide pour attendre ici bien sagement, "on ne sait pas ce qui rôde dehors", serait-il lâche en plus d'être vaniteux? Trop de satin...un bon archer de terrain serait déjà sur les hauteurs. L'Earion quand à lui propose d'explorer pour trouver nos commanditaires. Hum, Jillian est censé arriver et nous conduire à la reine d'Ilmatar. Mais évaluer un peu ce qui nous entoure, oui, c'est une évidence, que Cromax confirme aussitôt.
Je demande, intrigué, tout en poursuivant ma grimpée pour avoir une vue sur ce qui entoure les ruines, examinant sommairement les plantes pour voir si j'en reconnais certaines espèces:
"Vos armes, armures, objets ou autres nécessaires, sont-ils influencés par cette...magie?"
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Kerenn
Si vous ne parvenez pas à trouver la vérité en vous-même, où donc espérez-vous la trouver?
Zenrin Kushu
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