Par la suite, seules les ombres occupèrent son esprit, vaguement entrecoupées par quelques voix. Des disputes qu'elle ne comprenait pas, une plante qui devait aider quelqu'un... Elle aurait voulu se réfugier dans les souvenirs ancestraux des earions, mais ne le pouvait pas. Il n'y avait que les ténèbres. Une sourde angoisse l'envahi. Qu'était donc cette solitude ? Non ! Elle était souvent seule physiquement, mais son esprit était accompagné de milliers d'âmes ! Mais rien n'y faisait, elle finit par plonger totalement dans cet abîme de néant.
Lorsqu'elle se réveilla, elle frissonna, plus de froid que de peur, pour tout dire. Elle était attachée dans une cave sombre. Autour, des aquariums formaient un océan ténébreux dans lequel nageaient des formes indistinctes. Elle entrevit brièvement un poisson hideux, aux dents démesurées, qui promenait une petite lampe éclairant sa face d'une lueur blafarde. Cette fois-ci, elle sentit vraiment une pointe de peur. À l'image de la corruption qui gangrenait ce temple, elle était au milieu d'un échantillon des régions les plus sombres du royaume de Moura.
Un mouvement. Elle surprit Ervel qui se retirait. Elle n'avait pas vu qu'il était là ! Mais un éclat d'angoisse dans ses yeux montrait qu'il n'avait pas oublié lorsqu'elle avait chanté pour lui.
Il quitta bien vite la pièce, pour finalement revenir avec un autre. Ce dernier lui tendit une petite boîte, affirmant qu'il saurait quoi en faire. Le fidèle prit la boîte avec répugnance et, tandis que l'autre se retirait, il l'ouvrit pour en sortir une délicate fleure. La manière dont il la tenait indiquait qu'il craignait manifestement cet innocent végétal. Il se contenta de demander à la jeune femme de respirer le parfum, pour oublier ses soucis. Elle essaya de rassembler ses esprits et ses souvenirs. Un moment... oui, ils avaient parlé d'accoutumance... C'était donc ça. Le sac qu'avait reçu le vieux prêtre. Le moyen qu'avait trouvé le Sans-pitié pour contrôler le temple... une drogue !
Contre le poison de l'âme, la force de Moura était bien démunie, mais c'était pourtant une épreuve qu'elle était prête à relever. Elle était venu ici en s'attendant à être sacrifiée, autant dire que cette épreuve, pour inquiétante qu'elle soit, elle était prête à la relever !
Elle fixa le jeune homme qui se tenait devant elle, les yeux emplis de doute et de peur. Il savait que quelque chose n'allait pas. Il s'imaginait juste ne rien pouvoir y changer. Il n'avait pas foi dans sa propre force. Mais dans la terrible île du Serpent, comment le lui reprocher ? Tandis qu'elle réfléchissait, Leyna avait l'impression de voir sa vie se dérouler devant ses yeux. Et c'est d'abord assez lentement qu'elle parla, formulant des hypothèses sans doute en partie erronées, mais certainement aussi en partie vraies :
« Tu n'es pas quelqu'un de mauvais, Ervel, je le sens. Tu as juste cherché une place dans un monde dangereux. Tu ignores tout de ton père, peut-être ? C'est le cas de beaucoup de monde, ici. Beaucoup sont nés dans des circonstances assez troubles. En la matière, ton histoire est aussi mon histoire. En de telles circonstances, sur le territoire impitoyable des sang-pourpres, on a besoin de se trouver une source de courage et d'espoir. C'est naturel de se tourner vers Moura, la déesse de la force. Qui serait mieux à même de nous protéger ? Je pensais pareil quand j'ai rejoint le culte. »
Elle prit une profonde inspiration, plus sûr d'elle, et le regarda droit dans les yeux :
« Ce que beaucoup oublient, c'est que Moura n'est pas en ce monde pour nous faire don de sa force, non... Elle est ici pour nous apprendre à révéler la nôtre. Face à l'adversité, il y a plusieurs réponses possibles. On peut l'affronter, et alors on triomphera ou on échouera, mais ce n'est pas le plus important. Le plus important, c'est d'éviter l'autre possibilité : la fuite. »
Tirant sur ses liens, elle se pencha en avant, tout en se tenant aussi à l'écart de la fleur que possible, pour souffler :
« Je suis prêtresse de Moura, Ervel. Je ne suis plus faible, et je combats ma peur. Je fais face à l'adversité quoi qu'il en coûte. Le triomphe ou l'échec. Ces deux voies plaisent à la déesse. Fuir l'adversité dans les drogues, c'est le seul choix pour lequel elle nous condamnera toujours. Donc non, je ne me réfugierais pas dans le parfum trompeur de cette petite chose. »
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