Rien ne répondit à son appel désespéré. Uniquement le silence. Ou plutôt le sifflement de l’air obstruant ses oreilles. La magie ne lui fut pas d’une bien plus grande aide. Dans ce monde absurde aux règles absurdes, sa tentative absurde ne rencontra aucun écho. Car bien loin des ailes qu’elle avait imaginées, prêtes à amortir sa chute, ce fut autre chose qui apparut, accomplissant la même fonction mais pour troquer sa mort promise à une seconde, plus longue, peut-être plus douloureuse. Des trombes d’eau drainèrent l’entièreté de sa magie, de ses forces, déversant une quantité absolument ridicule de liquide autour d’elle et l’enfermant dans une prison aqueuse toute aussi mortelle que sa chute ainsi légèrement amortie. Une quantité d’eau… absurde. Rapidement, l’eau emplit ses poumons face à ses réflexes respiratoires, ajoutant à sa panique et son désarroi. Et, ainsi surprise, elle ne tarda pas à sombrer dans un état de semi-conscience délirante.
Une partie de moi semble se déchirer alors que mes derniers espoirs de survie disparaissent. Je mets un certain temps à en identifier la source, d’abord déboussolée par la virulence de la scission. C’est une part désagréable de mon corps, pour autant elle s’est faite si présente, si invasive, que la sentir sombrer avant moi est physiquement douloureux, bien plus encore que la noyade qui semble prête à m’endormir avant même que mon corps ne touche le sol. Mais le temps est suspendu ici, dans mon crâne. Ou plutôt ralenti. Car chaque seconde équivaut à des minutes de souffrance alors que cette âme étrangère et si familière se sent attirée vers le sol plus rapidement encore que nous le permets notre chute. Pas vraiment physiquement, car elle est toujours bien là, en moi, mais psychologiquement. Soudain je l’aperçois dans mon subconscient. Dans ce monde imaginaire sombre, noir, qui semble une fois de plus représenter mon for intérieur. Et je comprends. Il est dans cette armure qui le caractérise tant. Et je le sens si faible. Sûrement est-ce parce qu’il est déjà mort une fois, que dis-je, des centaines de fois, par le passé qu’il ne peut résister à l’appel de la Savane Tanathéenne aussi bien que moi, mais le fait est que malgré l’immense force de son esprit, de son caractère, sa volonté a cédé bien avant la mienne. Il nous sent mourir. Et il n’aspire plus qu’à rejoindre les autres âmes. Plus bas. J’en éprouve un déchirement, étonnamment, si ce n’est une tristesse. Je veux m’en débarrasser, le chasser de mon esprit, mais pour le moment il est une part entière de moi. Quoiqu’il arrive, l’anéantir laissera des séquelles indélébiles dans mon âme, je peux le sentir et le comprendre à ce moment-là. Mais je devrai obligatoirement minimiser les dégâts que sa perte produira, c’est une certitude. Il est un parasite qui a pris trop de place.
Je le sens qui me regarde par delà son heaume et je ne peux m’empêcher de tendre une main vers lui, paume vers ce ciel de vide qui nous surplombe dans ce monde sans délimitation entre le sol et le plafond.
« Pourquoi ? » demande-t-il simplement, d’une voix faible.
« Tu l’as dis toi-même, » répliqué-je. « Dans ce monde nous devons coopérer. »
Il semble hésiter quelques secondes avant de finalement poser sa main par-dessus la mienne. Et soudain, l’ouverture est totale. Tout ce qu’il y a en lui, toutes les barrières qu’il semblait garder si fermement, si vaillamment, disparaissent en un clin d’œil et je sens l’entièreté de sa personne m’ébranler des pieds à la tête, choquant tout mon esprit, qui se met à résonner sous la violence de l’impact. Par chance, seuls les souvenirs de sa vie nouvelle me parviennent, m’évitant la douloureuse et peut-être même mortelle expérience de subir en une fraction de seconde des millénaires et des millénaires d’existence. Mais de son retour parmi les vivants (ou peu s’en faut), je ne loupe pas une miette, pas une seconde. D’abord son éveil, auprès de Tal’Raban, que je ne perçois que comme une silhouette sombre et froide. C’était il y a déjà plusieurs années. Je perçois que Zekiel est le troisième Vaahs’Umbra après Uriel et, surtout, un certain Ratziel. Encore lui. Ratziel, Seigneur des Seigneurs, actuellement Gouverneur de Pohélis. Voilà où j’avais entendu son nom, dans les rapports de Mikuzuki sur la prise de poste d’un nouveau général dans la colonie Oaxienne. L’implacable, le redoutable Ratziel. C’est auprès de lui que Zekiel et les autres prennent leurs ordres, ne rendant presque jamais de compte à Tal’Raban. Car celui-ci, froid et arrogant, n’a que faire d’eux. Ils sont des outils. Efficaces, incorruptibles, mais indigne de la moindre considération. Tal’Raban n’a d’yeux que pour Ratziel et Uriel, qui le lui rendent bien. Mais les autres Seigneurs Ombres se moquent bien des considérations de leur créateur, c’est au premier des désormais huit qu’ils veulent plaire. Il est leur protecteur. Leur grand-frère, d’une certaine manière. Le meilleur d’entre eux et le seul à s’inquiéter de leur sort, à leur témoigner de l’affection. Zekiel est si… humain ? Cette réalisation subite est un coup de fouet dans mon esprit. J’avais vu en eux, enfin, des ennemis sans sentiments que je pouvais abattre sans remord ni regret. Mais voilà qui m’est arraché. L’Ombre qui partage désormais ma vie et mon sort n’est qu’un enfant perdu en quête de considération. Comme… Comme moi.
Mais les visions ne s’arrêtent pas là. Oh comme j’aimerais qu’elles s’arrêtent à ça, mais non, elles continuent, implacables, sourdes à ma soudaine envie de silence. Je vois les premières missions de Zekiel, ses premiers actes en tant que l’un des lieutenants les plus redoutables de Tal’Raban, celui que j’ai juré de détruire. Je vois les vies qu’il arrache, soit en s’insinuant dans leurs esprits, volant leur identité sans qu’aucun ne puisse quoique ce soit contre lui, leurs efforts restant vains, ne l’égratignant qu’à peine dans la plupart des cas, soit en tuant directement, des mains qu’il emprunte ou de celles façonnées par son maître pour lui. Plusieurs fois je revois Ratziel. Quand celui-ci l’envoie prendre la place de nobles kendrans, disparus depuis lors, ou des généraux de Pohélis dont il désire se débarrasser pour garder son monopole sur la cité Nosvérienne. Puis j’assiste finalement à l’entrevue qui scella nos destins, à Zekiel et moi, les liant irrémédiablement. Ils sont à Pohélis, Ratziel dans une somptueuse armure noire, Zekiel dans celle dans laquelle je l’ai trouvé dans ces ruines en Omyrhie. Le premier parle de moi. Une noble qui joue à la chasse aux sorcières, décrit-il. Mais il ajoute que je ne peux pas être ignorée. Tal’Raban a eu vent de mon affrontement contre Alban et se demande si je serai capable de prendre la succession de son ennemi de toujours, le Chasseur d’Ombres. Alors il demande à Zekiel de garder un œil sur moi. De voir ce que je vais faire. De me tester plutôt que de me tuer. La façon dont en parle Ratziel… m’interpelle. Tal’Raban semble obsédé par l’idée de reproduire l’affrontement de plusieurs millénaires auparavant, qu’il n’aurait gagné que par la ruse. Cela provoque une colère sourde en moi. Puis je vois Zekiel écrire des missives. En direction de Pohélis. « La noble est partie récupérer Perçombre, son cas est intéressant ». « La noble a récupéré Perçombre, le Temple de Gaïa semble fonder beaucoup d’espoir en elle ». « La noble part à la recherche du bouclier, le Temple semble voir en elle l’héritière du Chasseur d’Ombres ». Je boue intérieurement. Les réponses ne m’apaisent pas plus. « Très bien, garde un œil sur l’Apprentie Chasseuse d’Ombres ». « Tal’Raban sera satisfait, la petite Chasseuse d’Ombres est prometteuse ». Chaque nouvelle mention de héros des temps passés ajoute encore un peu plus à ma colère. J’enrage. Que ce soit Tal’Raban, que ce soit Adam, tous n’attendent de moi que ça : que je reprenne l’héritage de cet homme que je n’ai pas connu. Je suis Anastasie Terreblanc, Comtesse de Kendra Kâr ! Craignez-moi pour ce que je suis, car je n’ai pas besoin de ces reliques pour terrasser vos laquais ! Voilà ce que je veux crier. Leur hurler au visage.
Puis soudain, une nouvelle lettre. La dernière avant notre départ pour l’Omyrhie. Sa lecture déchire mon cœur. Mais ce ne sont pas mes propres sentiments qui provoquent cela, ce sont ceux de Zekiel. Des larmes montent à mes joues à sa lecture. « Si elle parvient à terrasser la goule à deux têtes, infiltre-là, » dit la lettre. Mais elle ne s’arrête pas là. Non, c’est la sentence qui pèse sur les épaules de Zekiel qui m’ébranle. « Tente de la contrôler, à tout prix. Si tu y parviens, elle n’est pas digne de succéder au Chasseur d’Ombres. Sinon, tu mourras. L’honnêteté m’oblige à te dire que le Maître, et donc moi également, espérons une fin qui te serait défavorable. A jamais mon frère. » Ces mots effacent presque la colère qui grondait en moi, la remplaçant par un constat froid, triste, cinglant. Zekiel est mon ennemi, certes. Mais il n’est que l’énième victime d’une guerre qui nous dépasse. Trahit par son « Maître ». Trahi par son frère. Pour autant il ne lui en tient aucune rancœur. Juste… Une profonde tristesse.
Le choc s’interrompt ; nous arrivons à la fin de ses souvenirs. Tous deux repoussés en arrière, du moins en esprit, nous prenons quelques secondes pour nous observer dans ce lieu à l’abri de l’espace et du temps. A-t-il ressenti la même chose que moi ? A-t-il observé ma vie sous ses yeux, en apprenant les détails qui lui manquaient jusqu’alors. Peu m’importe, en cette seconde. Car je dois sortir de là. Vivant. Sortir d’Aliaénon. Car si Zekiel ne connaît rien des faiblesses de son maître, il n’en est pas de même pour Ratziel. Ratziel, Seigneur des Seigneurs, Vaahs ar Vaahs. Gouverneur de Pohélis. Il fait partie des rares personnes à avoir la pleine confiance de Tal’Raban, et en cette qualité il sait exactement ce dont celui-ci a peur, d’où il craint de voir la mort surgir. Une mort définitive, cette fois. J’ai pu ressentir cette information dans les souvenirs de Zekiel et soudain cette quête insensée sur Aliaénon me paraît… ridicule. Puérile. D’autant que je n’ai plus la moindre intention de rassembler les possessions du Chasseur d’Ombres. Je ne suis pas son héritière, encore moins sa réincarnation.
Autre chose a frappé mon esprit. Samaël. Dernière Vaahs’Umbra créée par Tal’Raban, éveillée il y a encore si peu de temps. Une idée folle traverse mon esprit. Puis je bois de nouveau la tasse, une dernière fois, avant de ressentir un grand choc.
Tout ceci n’avait duré qu’une poignée de secondes. Des années et des années de vie s’était écoulées dans l’esprit d’Anastasie en quelques secondes à peine, resserrant les liens déjà étroits qu’elle entretenait avec le parasite dans son corps et modifiant si violemment sa perception des choses. Elle avait tant appris. Mais le temps était au réveil, car une masse gigantesque avait traversé les eaux pour l’intercepter dans sa chute, lui provoquant un puissant et douloureux choc physique lors du contact. Puis soudain, le calme était revenu. Elle mit plusieurs secondes supplémentaires à reprendre pleinement conscience, comprenant finalement ce qui lui arrivait. Elle se trouvait sur le dos d’un dragon aux écailles d’argent, survolant les Savanes Tanathéennes. Petit à petit, le souffle lui revint, son cœur ralentit, ses pensées s’ordonnèrent. Elle était sauve. Le sifflet lui avait finalement sauvé la vie.
« M-Merci ! » cria-t-elle enfin à son sauveur ailé, tâchant de passer outre le vacarme provoqué par le battement de ses ailes pour se faire entendre.
Elle prit quelques secondes supplémentaires, réfléchissant à l’avenir, remettant de l’ordre dans tout ce qu’elle venait d’apprendre, avant de parler de nouveau, résolue. Elle se sentait coupable de laisser Elysea derrière elle, mais ce n’était qu’un au revoir. Sûrement reviendrait-elle plus tard pour la secourir, peut-être prendrait-elle-même la peine d’exaucer les demandes des Ol’Toga, malgré leur traîtrise. Mais la piste de Samaël était encore chaude et elle devait agir très rapidement si elle ne voulait pas laisser passer cette occasion définitivement.
« Pouvez-vous me ramener à la Tour d’Or, s’il vous plait ? » demanda-t-elle alors au dragon.
Sa mission première se trouvait sur Yuimen, elle ne devait pas l’oublier.
(((+2 000)))