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Auparavant~
~19~
D'une oreille attentive, j'écoute ce qui se dit pendant le repas. Dame Galelia fait part de ses projets, et j'ai malgré moi un instant de gêne en l'entendant demander si notre hôte saurait lui indiquer un maître en matière de magie. Je suis immédiatement frappé du fait que cette question n'aurait jamais du être posée à un Pâle si j'avais correctement parlé de ce peuple à mes camarades. Fort heureusement, ser Khar'Tar n'en prend pas ombrage. Après m'avoir indiqué que l'ancien dirigeant d'Andel'Ys, le ser Astidenix, se trouve aux côtés de Sa Majesté, il répond aux demandes de l'elfe. Visiblement, ses dires désappointent ma camarade. Je peux comprendre pourquoi. Elle a fait tout ce chemin sans pouvoir dénicher ce qu'elle cherchait. La magie ne se trouve librement qu'à la Tour d'Or ou en Ouessie.
Le repas fini, je patiente poliment jusqu'à ce que tous les convives soient congédiés par le maître de maison. Lorsque c'est fait, je retourne auprès de Talia, saisi par un honteux sentiment d'impatience à l'idée d'avoir un tête à tête avec elle. Toutefois, il serait inconvenant de laisser isolés une Dame et un homme, même ami de la famille. J'en ai conscience et refuse d'entacher l'honneur de la jeune femme. Demeurer dans une pièce où tout un chacun peut arriver et voir ce qui s'y passe me semble plus approprié.
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Talia, que pensez-vous de nous retirer au salon ? Ou dans une autre pièce qui vous siérait."
Elle accepte mon idée et m'amène dans cet endroit où elle m'a naguère conté les légendes de son peuple. Le feu de cheminée y est vif, inchangé car insouciant de la situation. La jeune Pâle prend place sur un large fauteuil, m'invitant à m'installer à ses côtés. Je perçois sur moi un regard curieux de sa part, d'anticipation peut-être. Yeux clos, je me remémore cette soirée passée parmi eux, qui étaient encore simplement des hôtes et pas des amis. De sa façon de se tenir, ici même. Une chose m'interpelle sur mes pensées d'alors. Je prends la décision de ne pas laisser cette brume perdurer.
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La dernière fois que nous avons pris place ici, nous ne nous connaissions guère. Vous m'intimidiez alors, et pour être franc... Je pensais vos gestes à mon égard simples manœuvres, destinées à vous laisser vous joindre à ma quête... Me fourvoyais-je déjà ?"
Mes yeux violets rencontrent les siens tandis que son visage laisse paraitre un léger sourire. Elle me fait savoir que je n'ai cessé de mal la comprendre et que pour quitter les siens, seul un amour plus fort pouvait l'en persuader. Celui de l'aventure, qu'elle voulait vivre par elle-même, et pas simplement dans les écrits. Et d'après elle, j'incarnais et incarne encore cette aventure. Je suis touché par ses paroles, car si elle commence par laisser entendre que ma condition d'aventurier l'intéressait de prime abord, elle précise ensuite que je lui importe plus qu'une simple opportunité. Je pousse un léger souffle nasal, me reprochant de ne toujours pas avoir les yeux ouverts malgré la maturité et la sagesse que je semble gagner depuis quelques années.
Avoir ce genre de conversation est une première pour moi. Non pas que je n'y ai jamais été soumis, mais c'est un sujet qui m'a toujours déstabilisé. Et me voilà à présent en tête à tête avec une femme fascinante, la première qui m'accorde autant d'intérêt. Les inclinations que je manifeste pour elle la rendent sceptique. Légitimement, elle me pose la question afin de savoir ce qui a changé et surtout si son apparence actuelle ne m'effraie pas. Je tends timidement la main, accueillant la sienne dessus avant de répondre. Le contact des écailles a quelque chose de rassurant sous mon pouce et me permet de reprendre contenance.
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La distance a été le premier facteur. J'ai longuement songé au banquet, à vos propos, à ce que vous m'aviez avoué à demi-mot et que je n'ai honteusement pas su entendre. Le désarroi d'apprendre que tant de temps s'était écoulé à mon retour s'est accompagné d'une crainte : celle que vos sentiments d'alors ne soient plus. Quant à votre apparence..."
Mon regard détaille son visage clair, son regard attentif.
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Elle vous rend plus belle encore à mes yeux. Ou peut... Peut-être est-ce le contraire ? Hum... Elle me rappelle que vous êtes avant tout une femme courageuse, pleine d'esprit, qui a les siens à cœur. Une qualité que je ne peux que trouver remarquable... Et puis, je suis également étrange à ma façon. Pas humain, pas elfe, pas encore adulte malgré les années, et capable de revêtir l'apparence d'un dragon en temps de troubles. Vous ne m’effrayez point, Talia."
Mes paroles l'atteignent mais lui font afficher un air mitigé. Elle en vocalise bientôt la raison : nous sommes ainsi tous deux des monstres, capables de faire peur aux mondes, mais se battant pour eux malgré tout. L'idée lui plait cependant, et elle semble vouloir m'accompagner de nouveau. Quelques instants me sont nécessaires pour réfléchir et je finis par comprendre ce qui me chagrine. Il est indigne d'un ynorien, non, d'un homme, de laisser une Dame poser une telle question. Je vais donc chercher sa deuxième main, laissant ses serres lisser mes poignets.
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Je voulais vous épargner autrefois, vous laisser à l'abri du danger, mais vous n'êtes pas une fragile damoiselle. Vous me l'avez prouvé plus d'une fois. Accordez-moi la chance de me racheter en inversant nos rôles à présent."
Malgré le nœud que j'ai dans la gorge, je passe outre, tenant ses mains avec assurance et tendresse.
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Talia, me ferez-vous l'honneur de vous joindre à moi, pour aider votre peuple et peut-être même tout Aliaénon ?"
Sa réaction change à mesure que mes paroles lui parviennent. De forte, elle se fait délicate, son regard reflétant une émotion touchante. Un sourire ravi peint la pâle toile de ses traits, la rendant plus attirante encore.
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Je le veux."
Elle rosit presque aussitôt et pour la première fois, baisse légèrement la tête pour rectifier ses paroles. Son embarras fait écho au mien, et je bénis Père d'avoir donné à mon visage ce teint de peau changeant peu, malgré la chaleur qui vient s'y nicher.
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Je... Je vous accompagnerai, Kiyoheïki. Pour le peuple Pâle et pour Aliaénon."
Un peu gêné par ce serment qui ressemble fort à un autre tout aussi solennel, je ne le regrette pourtant pas. Mieux, j'en suis ravi. Avec précaution et respect, je me penche et lève les deux mains de la belle devant mon visage pour y témoigner mon respect. Nous n'ajoutons rien sur l'instant, mais je perçois en moi une source honteuse d'égoïsme. J'ai le souhait de la prendre dans mes bras, de la toucher, de la rassurer par ma présence. Mon cœur déjà instable cogne brutalement tandis que Talia se love contre moi. Hésitant, je finis par poser ma main dans son dos, la pression de sa joue contre mon épaule. J'ai beau ressasser mes souvenirs, je n'ai connu aucune sensation de confort semblable auparavant. L'espace d'un instant, j'aimerais que le temps se fige, que nous n'ayons pas à faire face à un autre jour de conflit. Mais je ne suis pas naïf. Pour qu'une telle chose arrive, il me faut agir en ce sens.
Les flammes finissent par dépérir et un soudain claquement met fin à ce moment de paix. La jeune Pâle semble soulagée et fourbue à la fois. À ma requête, elle me permet de l'escorter jusqu'à sa porte. Étrangement, je me sens tendu à l'idée que notre chemin croise celui de Dame Elisa ou de Ser Khar'Tar, quand bien même je n'ai rien fait de répréhensible. Une fois à destination, je me sens en conflit intérieur. Je souhaite passer du temps avec elle, mais toute mon éducation me fait savoir qu'il est irrespectueux et inconvenant de s'immiscer dans les appartements d'une digne demoiselle. Talia m'aide dans cette décision, car au moment de nous séparer, alors que nos mains sont jointes, elle les attire légèrement vers elle, les retenant un instant de plus que nécessaire. Sans un bruit, je regarde dans le couloir avant d'accepter d'entrer.
Une chambre semblable à la mienne, mais pourvue d'effets personnels. Une atmosphère calme et emplie du parfum de Talia. Figé sur le pas de la porte, il faut que j'entende le souffle amusé de la jeune femme pour me reprendre. Je la sens fatiguée, et c'est sans une parole pouvant briser le calme de la pièce que je l'aide à s'installer pour la nuit. Alors que je m'apprête à regagner mes quartiers, l'une des serres de la belle retient la manche de mon yukata. Peut-être l'a-t-elle fait exprès, peut-être pas. Toujours est-il que dans la pénombre naissante, je constate clairement une œillade vers l'autre côté de sa couche. Totalement désarmé pendant une seconde, je finis par comprendre que je suis invité à demeurer à ses côtés pour la nuit.
Conflit. Relativisation. Calme. Prise de décision. Je suis un ynorien respectable. Même si Talia est attirante et fascinante, je saurai me tenir. Il s'agit juste de dormir à ses côtés, après tout. Je me retrouve donc étendu près d'elle, ses serres jouant avec la chevelure que je viens de libérer. Un frisson me dévale l'échine, mais je m'efforce de le combattre. J'attrape doucement sa main pour contrer ce doux geste et la lisse tendrement en guettant son souffle. Lorsqu'elle s'endort, j'entre en méditation, plus difficilement que jamais.
L'aube arrive quelques temps après que je me sois éveillé, et que j'ai passé de longs instants à la contempler dans son sommeil. Il me faut regagner ma chambre et me préparer au départ. Assis, j'effleure son visage, la réveillant doucement. Ses serres dans mes cheveux sombres, son visage clair dans la pénombre, nos inclinations respectives. Attraction. Je me penche au-dessus d'elle, plongeant mon regard dans le sien, lui laissant le loisir de me repousser. Elle ne le fait pas. Les écailles lissent ma joue, ma propre paume enveloppe son visage. Puis, je perçois la douceur du contact de ses lèvres sur les miennes. Un baiser chaste, tendre, le premier que je donne et qui m'est donné. Je le réitère en prenant mon temps avant de le rompre à contrecœur puis de la contempler un instant.
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Il est encore tôt, Talia. Dormez un peu plus, sans crainte. Je ne partirai pas sans vous."
Mon cœur pulse lourdement alors que je me redresse, saisissant sa main pour l'approcher de mes lèvres avant de me lever. Tenant mes getas, je sors ensuite de sa chambre, vérifiant que nul n'arpente le couloir pour rallier la mienne. Geste fou que je viens de faire et qui m'obsède de longues secondes. Il faut que je fasse mes ablutions à l'eau fraiche pour me préparer sereinement au départ. Retour de mon équipement issu de cette cité et de mon arme.
Je rejoins ensuite la tablée de la veille où le repas matinal est servi et me permet de me restaurer. Lors de son arrivée, Dame Galelia me confirme partir en ville, mais ne sans doute pas voyager de nouveau à mes côtés. Elle envisage de partir pour Ouessort afin de développer ses talents. J'acquiesce alors qu'elle affirme que j'ai suffisamment d'alliés ici pour ne pas me sentir abandonné. J'avise également le ser Krayne, lui jetant un regard rassurant. Je sais qu'il n'a pas l'intention de laisser la Dame elfe seule après avoir juré de la protéger.
Le repas pris, je jette un regard entendu à Talia et m'incline respectueusement vers les autres D'Omble.
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Ma gratitude pour votre accueil. Je... Nous allons de ce pas auprès de Sa Majesté. Puisse Rana guider vos pas, Dame Galelia."
Et puisse ce jour apporter son lot de solutions.
[Repos - Changement de tenue (équipement) - Prise de repas]
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